Pour une chanson

Pour une chanson

par Stéphane Venne
(L’Interdit, janvier 1974, #14).

S’il existe des compositeurs de musique, cela ne part pas du seul fait que des individus ont du talent pour aligner des notes, mais plutôt du fait qu’une quantité de gens, assez importante pour constituer un marché (pour les oreilles chastes : un « public »), considère la musique comme un plaisir indispensable, comme un besoin II en fut toujours ainsi, et les compositeurs ont toujours existé en vertu d’un certain consensus. L’image du compositeur triste, inutile, pauvre et malade relève de la fiction ; elle sert les visées des fabricants de films tristes, mais elle est historiquement invalide (sauf pour le cas de Schubert). La plupart des compositeurs du passé que nous considérons aujourd’hui comme talentueux ont bénéficié de leur temps de la même récognition qu’à présent : ils vécurent à I aise et parfois dans l’opulence.

Exactement comme ceux d’à présent. Il arriva même que l’indulgence du public, aidée par la rareté du « produit » par rapport à la demande, rendit temporairement célèbres des compositeurs sans talent. Exactement comme à présent

Combien, M. Bach ?

Exactement comme à présent ? Pas tout à tait. Quand Bach écrivait pour chaque dimanche les œuvres requises par le rite, il était commissionné par des employeurs plus ou moins permanents Bach fut en effet successivement à l’emploi de tout ce que la Prusse comportait de princes, de comtes, de ducs. (C’est cette clientèle-la qui lui permit d’élever sa vingtaine d’enfants)

Cependant, la relation fournisseur – client était différente de ce quelle est maintenant Bach livrait à un client unique des produits à exemplaire unique. Ce client centralisait en son office personnel, en même temps que le pouvoir politique, la presque totalité du pouvoir économique, et pour ce qui intéressait Bach, la presque totalité du pouvoir d’achat. Il suffisait donc d’une seule transaction entre deux individus, transaction dont l’objet était une seule œuvre ou une série d’œuvres, pour que le compositeur rejoigne d’un coup la totalité du public possible. Le médium d’exécution (orchestres, chorales, grandes orgues, salles, etc.) à cause de son coût prohibitif, était aussi monopolisé par le noble employeur : le Prince d’Anhalt-Kothen fut ainsi à Bach ce que Louis XIV avait été pour Lully. Pie IV pour Palestrina. ce que Staline sera pour Prokofieff.

Mais aujourd’hui

Mais à partir du moment où les œuvres sont multipliées par autant d’exemplaires qu’il y a de clients individuels possibles, que les exécutions des œuvres peuvent être différées puis répétées aussi longtemps et aussi souvent que le permettent les « supports » (disques, rubans, cartes perforées), les termes de la transaction entre fournisseur de musique et client sont radicalement modifiés. Ces termes sont échelonnés dans le temps que l’œuvre garde de l’intérêt et le long de la chaîne d’intermédiaires qui manipulent l’œuvre : ces termes sont calibrés aussi selon la nature de l’œuvre et les usages qui en sont faits.

Comment, en définitive, le compositeur de maintenant arrive-t-il à gagner sa vie, à retenir possession de son œuvre quand le temps et la distance entre lui et son auditeur tendent à diluer son contrôle sur le sort de son œuvre ? En se mettant en situation de pouvoir comptabiliser toutes les transactions où l’œuvre est impliquée depuis sa création (et même avant) jusqu’à ses divers niveaux d’utilisation, donc de rémunération.

Les sources de revenus

Il y a trois niveaux importants de rémunération. Le premier comporte un genre de boni que certains compositeurs en forte demande se voient parfois allouer pour avoir donné la priorité a tel client sur tel autre, voire même l’exclusivité pour un temps donné. Telle compagnie de disques ou de films, telle troupe de théâtre ou de music-hall, ou même tel ou telle interprète peuvent voir leur intérêt dans l’établissement d’une relation privilégiée avec un compositeur en particulier.

Cela n’affecte généralement en rien les revenus normaux que le compositeur touchera subséquemment. Ce genre d’arrangement est une prime à la notoriété sinon au talent.

Le deuxième niveau de rémunération est issu de la reconnaissance presqu’universelle de la notion de copyright. On reconnaît en effet que le compositeur est le propriétaire absolu de son œuvre, qu’il peut subdiviser son titre de propriétaire en autant de chapitres qu’il juge nécessaire ou profitable, et chacune de ces subdivisions peut être négociable séparément. Le compositeur peut, de la même œuvre, octroyer les droits de reproduction mécanique (disques, cassettes, etc. ) à la firme « A », les droits d’utilisation cinématographique à la firme « B », les droits de traduction, le cas échéant, à la firme « C », et ainsi de suite selon son bon plaisir et celui du marché.

Pour la portion du copyright, par exemple, qui a trait à la reproduction de supports mécaniques (disques, etc.). il revient au compositeur des royautés qu’on appelle « mécaniques » (e.g. pour une chanson de durée normale, la somme de $ 0.02 par copie) qui sont négociables en principe mais que la tradition a souvent fixées pour un temps indéfini. Aux États-Unis, un compositeur de musique de film touche des royautés selon la quantité de copies tirées pour exploitation en salles. La Cour suprême y a décidé que c’était la manière la plus équitable et pratique d’ajuster la part du compositeur au succès du film.

Le troisième niveau de rémunération s’active une fois que « le support » de l’œuvre est déterminé. Il dérive d’une extension de la notion de copyright (plus imprécisément en français : droit d’auteur) en y ajoutant une restriction. Quelle que soit la nature du support de l’œuvre, le compositeur peut exercer son droit sur l’utilisation de ce support. Quand un quidam se procure un disque, l’audition de ce disque est restreinte à son usage personnel : il est en effet imprimé sur l’étiquette de chaque disque bien qu’en caractères minuscules, la stipulation qui interdit l’exécution de l’œuvre pour des fins commerciales, publicitaires ou autres non incluses dans l’entente tacite conclue à l’achat entre le compositeur et le consommateur. Il suit que quiconque veut utiliser le fruit du travail du compositeur dans le cadre d’une opération commerciale (émissions de radio, de télé, ambiance d’une discothèque ou de tout autre établissement de commerce, spectacle, etc.) ou publicitaire (la vente d’un produit par son association à une œuvre musicale aimée du public ou adéquate au produit proposé) doit en négocier la permission avec le propriétaire du copyright (le compositeur ou son représentant, l’éditeur) L’utilisateur paie alors au compositeur des royautés d’exécution, un peu comme s’il payait un tarif de location. Il arrive que des utilisateurs se groupent en association (e.g. l’Association canadienne des radiodiffuseurs ou CAB – Canadien Association of Broadcasters) et que les compositeurs fassent de même (e.g. : CAPAC ou BMI) pour que des normes nationales soient établies. Quand il y a contestation, la décision finale est de juridiction fédérale, par l’entremise de la Cour d’appel du droit d’auteur.

Composer au Québec

Le compositeur québécois travaillant au Québec peut-il arriver à exercer ses droits, ainsi â vivre de son travail ? Je sais d’expérience que la réponse est « oui » mais la condition en est évidemment que le compositeur connaisse ses droits, d’abord, et qu’il sache ensuite à qui confier la surveillance de l’application des dits droits s’il ne peut le faire lui-même.

L’exercice des droits d’auteur, au Québec ne se fait pas sans peine, et coûte plus cher qu’ailleurs à cause de l’exiguïté du marché. Examiner ou faire examiner les livres d’une compagnie de disques qui a vendu 10.000 copies d’une chanson coûte pratiquement aussi cher que d’examiner ceux d’une compagnie qui en aurait vendu un million. Chaque dollar perçu comporte ici une plus grosse portion de frais d’administration à cet égard qu’aux États-Unis. Par contre, et précisément parce que le marché est petit, tout le monde ici se connaît et le compositeur est généralement lié par des relations personnelles aux gens qui exploitent commercialement son matériel, gens qui sont d’autant plus gentils que la quantité de compositeurs professionnels est petite. Ceci contrebalance cela ; de plus, il commence à se trouver des éditeurs qui ont en tête de mériter la quote-part des royautés qu’ils exigent des compositeurs. L’éditeur, comme représentant du compositeur, est censé veiller à ce qu’augmente la valeur marchande de ses œuvres et à ce que les royautés soient en rapport avec cette valeur. En échange de ce service, le compositeur cède à l’éditeur 50% des royautés attachées aux œuvres dont s’occupe cet éditeur.

C’est la tradition qui a fixé ce pourcentage, mais il vaudrait mieux qu’il soit négocié au mérite entre le compositeur et l’éditeur ; 25% me semblerait plus juste tant qu’il s’agit d’administrer des œuvres qui ne sortent pas du Québec et qui n’exigent, comme travail pour l’éditeur, que quelques coups de téléphone, quelques visites amicales, quelques traits de crayon, le tout se déroulant grosso modo dans un rayon de deux milles du rond-point Décarie à Montréal. Ce sont des tâches menues pour un éditeur, mais rebutantes pour un compositeur, sinon inconciliables avec son activité principale.

Les affaires sont les affaires

Le compositeur peut donc trouver intérêt à confier à un éditeur la perception des royautés mécaniques. Cet éditeur sera éventuellement stimulé à trouver aux œuvres des débouchés supplémentaires.

Le compositeur pourra même utiliser les services de cet éditeur quand il s’agira de négocier des cachets forfaitaires (films, commerciaux, etc.) ou des ententes spéciales, s’assurant ainsi une meilleure administration aux deux premiers niveaux de rémunération.

Au troisième niveau, celui de la perception des royautés issues d’exécutions publiques, tout se fait automatiquement sans l’intercession des éditeurs. C’est sans doute le domaine ou le compositeur est le mieux protégé, souvent sans qu’il le sache. Dès qu’il a des œuvres en circulation, le compositeur doit savoir qui les utilise à des fins commerciales et selon quel débit. Mais comme il lui est évidemment impossible de suivre toutes ses œuvres â la trace, ni de connaître tous les détails de toutes les lois qui en régissent l’exécution publique, le compositeur doit confier cette portion de l’administration de ses droits à une des deux sociétés de perception approuvées par le gouvernement fédéral : CAPAC ou BMI.

La politique est partout…

Ces deux organismes remplissent les mêmes fonctions à peu près de la même manière. Les points de dissemblance sont peu nombreux mais peuvent paraître importants BMI est administrée à partir des États-Unis, et CAPAC est administrée au Canada par un conseil d’administration élu par les membres canadiens.

En outre, CAPAC touche, par décision de la Cour d’appel du droit d’auteur, une plus grosse portion des droits que les utilisateurs, pris collectivement, doivent payer aux compositeurs. CAPAC a ainsi plus d’argent à distribuer que BMI, La décision de la Cour d’appel semble être influencée par le fait que CAPAC, grâce à l’affiliation de la presque totalité des compositeurs québécois, administre de ce fait même plus d’œuvres canadiennes, alors que BMI est plus ou moins identifiée à la musique étrangère, surtout américaine.

Pour ces raisons, qui ne sont rien moins que politiques, le compositeur québécois est scrupuleusement respecté chez CAPAC.

Au plan des rouages de leur fonctionnement, CAPAC et BMI sont identiques. Les utilisateurs doivent payer deux fois par année, des sommes d’argent dont la proportion avec leur chiffre d’affaires est définie par un tribunal ad hoc, La portion qui revient à CAPAC et à BMI est également définie par ce tribunal, selon le volume d’œuvres protégées. Parallèlement, ces utilisateurs émettent à point nommé des listes partielles des œuvres utilisées. Ces échantillons, remis à CAPAC et à BMI et répartis scientifiquement le long d’un semestre, finissent par constituer un portrait statistique adéquat de la musique jouée au Canada.

Des ordinateurs évaluent la somme d’argent qui revient à chaque œuvre selon la fréquence de son utilisation ; la marge d’erreur de cette méthode est moindre que celle qu’il y aurait à manipuler individuellement les déclarations de chaque exécution de chaque œuvre par chaque utilisateur.

En principe, donc, le compositeur québécois peut indifféremment se joindre à CAPAC ou à BMI. Mais, en pratique, il peut profiter du fait que son adhésion à CAPAC perpétue les liens spéciaux qu’il y a entre CAPAC et les compositeurs québécois, et améliore encore la position de force de CAPAC et la sienne propre aux sessions de la Cour d’appel du droit d’auteur. Il en résulte généralement des revenus plus élevés pour les compositeurs québécois. D’autre part, les utilisateurs de musique du Québec quand vient le moment de remplir la feuille d’échantillonnage des œuvres exécutées par eux ou chez eux (radio, télé. etc.). incluent dans leur programmation plus d’œuvres québécoises qu’ils ne diffuseraient en temps normal. Conséquence: l’ordinateur de CAPAC se retrouve avec un portrait statistique plus favorable aux Québécois, et comme il dispose au départ d’une plus grosse somme d’argent à distribuer, le compositeur québécois est doublement favorise chez CAPAC.

Ces petits avantages marginaux ne peuvent modifier radicalement la situation financière du compositeur. Ca ne fait qu’accorder des miettes aux compositeurs sans succès et que gonfler légèrement la bourse des compositeurs à succès.

Des chiffres, S.V.P. !

Une fois qu’il connaît les rouages de l’industrie et les instruments de mesure du succès, qu’il sait comment les faire jouer au mieux de ses intérêts, le compositeur québécois doit se préparer à travailler plus fort que son équivalent français ou américain. Il doit en effet produire a un volume plus élevé qu’il ne serait exigé de lui ailleurs, â cause de l’exiguïté du marché immédiat.
Un gros succès sur 45-tours se chiffre a environ 50.000 copies ici. Chaque copie de disque donne $ 0,02 par chanson en royautés mécaniques. Si le compositeur n’a fait que la musique et s’il se trouve un éditeur dans le portrait, le compositeur touche $ 0,005 par disque, soit S 250,00 pour un « hit » et un peu plus du double en droits d’exécution publique. Au total, dans ces conditions, un succès sur disque rapporte au mieux $ 1.000.00. et tant pis pour lui quand la bise sera venue. Nul n’écrit plus que deux ou trois « hits » par année.

Le compositeur doit donc s’organiser autrement

S’il se crée des relations spéciales avec des interprètes dont il se gagne la confiance, il n’a plus besoin d’un éditeur pour se trouver des débouchés ; s’il est auteur par surcroit, il n’a pas à partager avec quiconque les royautés dues à ses œuvres. Et voilà les mille dollars multipliés par quatre. Ce n’est pas énorme encore, mais c’est un début. Le compositeur peut profiter de sa relation de confiance avec l’interprète pour augmenter la quantité de débouchés. Un 45-tours a deux côtés ; quand le titre « A » se vend, le titre « B » se vend donc pareillement, et, au plan des royautés mécaniques, rapporte autant.

Si les deux titres sont de la même plume, le compositeur bénéficie d’un effet d’entraînement. Et si l’interprète a des longs-jeux sur le marché, la boule de neige prendra parfois des dimensions financières intéressantes. Le genre d’interprètes dont je parle vend relativement peu de 45-tours (environ 25.000) mais presque autant de longs-jeux. Or un long-jeu est l’équivalent de six 45-tours. Et bien davantage.

Les longs-jeux

L’accès au marché du long-jeu est la conséquence la plus importante de la capacité d’un compositeur d’être prolifique. La longévité d’un long jeu sur le marché, en effet, est d’environ trois ans. alors que celle d’un 45-tours est de trois mois au mieux.

D’autre part, les acheteurs de longs-jeux sont plus fidèles, et tendront à acheter d’autres disques du même interprète ou du même compositeur. Ils ont d’autre part, au plan statistique, les moyens financiers d’assister à des spectacles sur scène de leurs interprètes favoris, de se procurer les cassettes, les cartouches, et bientôt les vidéo-cassettes des interprètes en question.

Le compositeur québécois, pour gagner sa vie confortablement, fait mieux d’orienter ses efforts vers le secteur de l’industrie qui offre le plus grand pouvoir d’achat. Ce n’est certes pas une coïncidence que le fait de retrouver dans ce secteur- là les meilleurs interprètes, les compagnies de disques les plus rentables, les mieux gérées, et les œuvres les plus durables. L’intelligence et le talent vont généralement de pair. Et avec le succès, ainsi soit-il.

Voir aussi :

L’intelligence et le talent vont de pair. Photo : © GrandQuebec.com.

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