
L’héritage linguistique du « French Power » n’a pas fini de semer la controverse
OTTAWA — Pierre Trudeau passera dans l’histoire canadienne comme le père de la Loi sur les langues officielles. Mais l’héritage qu’il laisse aux Canadiens en ce domaine n’a pas fini de semer la controverse.
La crise linguistique au Manitoba l’a encore démontré: de nombreux Canadiens anglais lui reprochent de vouloir leur imposer une vision irréaliste d’un Canada bilingue, pendant que les nationalistes québécois affirment qu’il a échoué.
La majorité des intervenants s’entendent cependant pour dire qu’il a déployé des efforts réels pour assurer un traitement plus équitable aux francophones à Ottawa et qu’il a transformé l’image jusque-là unilingue de l’administration publique fédérale.
« Il y a eu des progrès considérables au sein de l’administration gouvernementale », reconnaît Pierre Bourgeault, l’un des pères du mouvement indépendantiste au Québec. « À mon sens, il a réussi. II ne s’est pas rendu jusqu’au bout, mais ce qui émane d’Ottawa est beaucoup plus bilingue qu’autrefois, et ce qui émane en français est de bien plus grande qualité.»
Les statistiques confirment d’ailleurs ce progrès: la Commission Laurendeau-Dunton avait évalué à un peu plus de 21 p. cent la présence francophone dans les institutions fédérales en 1965. En 1974, ce pourcentage avait grimpé à 24,4 p. cent et il était à 27,4 p. cent en septembre dernier. La progression des francophones a été plus lente au niveau décisionnel, mais leur pourcentage dans les postes de gestion est tout de même passé de 14,8 p. cent en 1974, à 20,9 p. cent en septembre dernier. Il reste encore des bastions anglophones dans les ministères, mais leur nombre a tout de même diminué.
Pierre Bourgault est de ceux-là qui admettent que Trudeau ne pouvait pas tout faire: «Il ne faut pas oublier qu’il était dans une position de faiblesse. Il était un Franco-Québécois obligé de convaincre une majorité d’anglophones. Un anglais aurait peut-être pu faire mieux.»
Bourgault explique que, tout comme il est plus facile pour un politicien de droite de faire accepter des politiques de gauche, il aurait été plus facile à un anglophone de faire accepter au Canada anglais les mesures mises de l’avant par Trudeau.
Controverse
Là où il y a controverse, c’est sur la vision globale que le premier ministre Trudeau a eue du Canada tout au long de ses années en politique, et sur les gestes qui en ont découlé. « Il a eu une approche extrêmement juridique; on la voit encore à l’œuvre actuellement au Manitoba », explique le sociologue Léon Dion.
Il rappelle que la Commission Laurendeau-Dunton, dont il faisait partie, avait choisi de ne pas recommander que l’on fasse une province bilingue du Manitoba, en raison de l’état précaire de la minorité francophone de cette province. On craignait une réaction hostile au détriment des francophones, explique-t-il: « Le remède ne doit pas tuer le patient.»
«Cette approche juridique là ne peut pas donner de bons résultats quand elle ne tient pas compte des conditions sociologiques, démographiques et linguistiques d’une société», ajoute M. Dion. Il précise que l’Ontario par contre aurait pu être déclarée bilingue, en raison de la vigueur de sa minorité francophone. Mais cela n’a pas été fait.
Pierre Bourgeault abonde à peu près dans le même sens: «Sa prémisse d’un Canada bilingue était fausse. La vie se charge de nous le démontrer à tous les jours depuis 200 ans. Le Canada anglais est de plus en plus anglais, et le Québec est de plus en plus français. » Bourgeault estime qu’on aurait pu renforcer le français au Québec et l’anglais ailleurs, pour ensuite négocier les meilleures conditions possibles pour les minorités.
Le sénateur Arthur Tremblay qui a œuvré au ministère de l’Éducation sous Jean Lesage et aux Affaires intergouvernementales sous Robert Bourassa, croit que la grande erreur de M. Trudeau est d’avoir réduit la problématique canadienne à une simple question de langue. « Il a vu le bilinguisme comme une solution au drame canadien. La dualité canadienne n’est pas seulement une affaire de langue ou de culture, mais également de fédéralisme.
Mais en réduisant la dramatique canadienne au bilinguisme, il a fait peut-être plus de tort que de bien.» Il était tellement convaincu que ça marcherait, qu’il a déclaré à un moment donné que le séparatisme était mort. Pour un mort, c’est pas si mal.»
Avenir incertain
Si le passé ne fait pas l’unanimité, l’avenir n’est guère plus certain pour la plupart des observateurs de la politique des langues officielles. Nombreux ont été ceux qui ont salué la victoire de Brian Mulroney contre l’unilingue anglophone John Crosbie au leadership conservateur, comme un signe des temps ; le Canada n’aura plus de premier ministre bilingue, disait-on.
Mais les gains en ce domaine ne sont jamais totalement assurés. Le sénateur Tremblay est l’un des rares à croire que le bilinguisme au sein des institutions centrales est irréversible.
M. Léon Dion pense qu’il faudra pousser continuellement pour i éviter de reculer. Il explique que contrairement à la Suisse, par exemple, le Canada n’a pas de système de quotas garantissant un pourcentage précis des postes de l’administration gouvernementale aux minorités.
Pierre Bourgeault craint que le départ de Pierre Trudeau ne soit suivi d’un recul pour les francophones dans la machine bureaucratique.
«Ce qui est fait est fait, mais quand même, ça va être difficile de ne pas reculer. »
D’autres sont encore plus sceptiques. Gilles Bibeau, un professeur de l’Université de Montréal qui a fait une étude d’un an en 1975 pour le gouvernement fédéral sur les progrès du bilinguisme dans l’administration, est aujourd’hui très critique. « L a gérance des ministères se fait en anglais et le travail se fait en anglais. Les unités de travail francophones ne fonctionnent pas vraiment et les promotions se font dans la mesure ou un candidat peut s’exprimer en anglais.
Selon lui, la loi sur les Langues officielles a donné des résultats dans les institutions créées sous M. Trudeau, mais elle n’a guère fait avancer les choses dans les ministères qui existaient avant son arrivée.
Autre son de cloche, celui des anglophones comme Gordon Robertson, l’ancien greffier du Conseil privé, qui a vécu les 40 dernières années de l’administration fédérale à Ottawa. Le changement a été radical, affirme-t-il, en rappelant qu’il n’y a pas si longtemps, il était difficile de trouver des francophones dans certains ministères.
L’héritage linguistique du French Power est là, mais il reste à l’assumer. Pierre Trudeau aura été un personnage controversé, ses politiques également. Même les historiens ne s’entendront probablement pas sur ce qu’il aura laissé aux Canadiens.

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