L’urbanisme à Montréal
par Marcel Parizeau (texte paru en mars 1942)
Il y a quelques mois à peine, à la faveur de circonstances exceptionnelles, il a été possible de faire passer à Québec l’amendement à la charte de Montréal. Il faut dire également que la notion d’urbanisme, c’est-à-dire de l’ordre à apporter dans la cité ou dans la région métropolitaine, a elle-même évolué dans le monde. Le retard a eu cet avantage de donner à Montréal le temps de prendre connaissance de la question et d’évoluer parallèlement à la théorie ; les expériences faites en d’autres pays ont également aidé à la mise au point; les tâtonnements et le travail entrepris à la commission métropolitaine ont préparé le terrain, ce qui fait que l’amendement passé est remarquablement précis et détaillé dans la description des pouvoirs et des attributions ; il permettra dans un avenir plus ou moins rapproché une action définitive susceptible d’orienter le développement futur.
Il existe donc maintenant à l’Hôtel de Ville de Montréal un comité consultatif et un service d’urbanisme présidé par un membre de l’Exécutif. C’est actuellement M. Aimé Parent qui, depuis le début, se dévoue avec la plus large compréhension, une fermeté tempérée de souplesse, le juste sentiment du bien public. Le service d’urbanisme a un directeur, M. Terrault, qui possède une science encyclopédique du problème montréalais, puisque depuis des années il classe les renseignements ; il connaît les détours de la circulation, et détient un dossier considérable, fiches, cartes, relevés ; il possède enfin, jusqu’au bout des doigts, la connaissance par expérimentation personnelle de nos divers problèmes d’urbanisme. Un assistant, notre ami Pierre Boucher, a montré que sa formation le rend capable d’aborder sans parti pris, sans aveuglement et en connaissance de cause la complexité de ce vaste programme.
Ce service a un budget, avec un personnel dont le nombre peut être augmenté suivant les besoins et qui peut réclamer la collaboration des autres services à l’Hôtel de ville même et rétribuer les services requis à l’extérieur dans la mesure nécessaire.
En plus le législateur a eu la sagesse de considérer qu’une affaire de cette envergure ne peut pas être laissée entre les seules mains de quelques personnes qui par leurs fonctions peuvent être taxées de préventions et de déformation professionnelle.
L’urbanisme d’ailleurs n’est pas l’affaire du petit nombre et les décisions prises doivent être basées sur les nécessités de la vie en commun : question de mœurs, d’habitudes acquises, de nécessités économiques, etc. Le législateur a donc adjoint au service d’urbanisme un comité consultatif composé de quinze membres.
Les membres sont choisis parmi les chefs de service : ce sont actuellement MM. Aimé Cousineau, Terrault et Blanchard, parmi les échevins MM. Todd, Knols, Flanigan, Sircé, Jodoin, Délisle, Dupuis et Jeannotte. En outre quelques personnes de l’extérieur, pour l’intérêt qu’elles portent à l’urbanisme et leur habitude de certaines questions s’y rattachant. Tous ces gens à des titres divers ont des raisons de s’intéresser au bien public et de s’y intéresser non pas personnellement, mais à titre de citoyens et sur la base de la technique.
Ni les uns ni les autres ne disposent du pouvoir absolu ; il n’est donc pas à craindre qu’ils l’exercent arbitrairement. Leur rôle est d’étudier, de suggérer après comparaison, de s’informer à l’endroit même où ils obtiendront la précision, de recourir à toutes les collaborations gratuites ou rétribuées dont la nécessité s’imposera au cours du temps ; d’aller les chercher exactement là où elles se trouvent. Leur rôle n’est pas de gêner mais de favoriser l’action individuelle et de la favoriser dans la mesure où elle s’accommode au bien public. Il ne s’agit pas de mainmise sur la conscience, sur l’initiative et sur les droits de l’individu.
L’urbanisme sert l’individu vivant en communauté, l’aide, lui facilite les choses et le redresse s’il est tordu, respecte les droits acquis, doit maintenir ou améliorer ; mais sa vie est la vie même de la communauté. Il ne vit que du consensus universel, ce qui explique, au départ, la difficulté de l’agencement, mais, par la suite, la perfection possible du fonctionnement.
Comité consultatif et service d’urbanisme ont une tâche double: prévoir et parallèlement assurer le fonctionnement quotidien. Montréal présente dans son état actuel et sans relâche des cas particuliers, soit pour la circulation, soit pour la construction nouvelle, l’ouverture urgente de nouvelles artères et de nouveaux quartiers, la réadaptation, la destination future d’une section existante en voie de transformation, le maintien d’un état acceptable, l’occasion de supprimer un abus, etc., etc. La solution doit être immédiate (car ces cas sont le fait de la vie courante) elle doit également tenir compte dans la mesure du possible des nécessités futures et du mouvement général de la ligne d’action commune adoptée.
À ce sujet, il faut que l’on comprenne que ce qui a été jusqu’ici la politique admise c’est-à-dire le laisser tenter et le respect excessif de l’individu est en voie d’extinction. Vouloir prolonger et maintenir, sans distinctions ni conditions, les droits du charbonnier maître chez soi ne fait que favoriser le désordre, l’encombrement, la laideur, l’activité agissante et par trop ingénieuse des sans scrupule au détriment du bon citoyen. J’aimerais multiplier les exemples mais le temps nous presse.
Il en est un d’actualité : ce débordement de conciergeries, maison de rapport, — véritable sauve-qui-peut, accepté comme un pis aller, procédé légal au même degré que les escaliers extérieurs de défunte mémoire, impossible à endiguer pour l’instant, préparé sans motif d’ordre économique sain, des taudis pour après-demain. L’excès en nombre de ce type d’appartements, hâtivement conçu, transitoire, et réalisé dans tous les quartiers à la fois est, tel qu’il s’exerce, un véritable abus de liberté individuelle. Pour prendre dans le passé, un exemple similaire, je pense à l’installation du port tel qu’il encombre aujourd’hui :
Magnifique témoignage d’activité, ce n’est du point de vue de la métropole qu’une dégoûtante et insultante exposition au premier plan de ce qui est dans la vie commune, tenu à plus de discrétion ; encombrement, mépris avoué de l’opinion, obéissance pusillanime à une commodité temporaire. (Autrefois le port devait être au pied de la ville, pour la facilité du transport et de la livraison). Un soupçon d’esprit public aurait permis depuis de longues années un déplacement progressif, plus logique, plus utile, en aval.
Il faut également se rendre compte que la notion de ville sous-entend la notion de vie en commun sur laquelle vous le remarquez, je reviens constamment. C’est que je pense aux servitudes mutuelles, à ces obligations de part et d’autre, dont l’acceptation bénévole et le souci, est la plus certaine assurance du respect possible des droits de chacun.
Nous avons tendance à oublier ici à Montréal que notre commodité et agrément sont plutôt améliorés que desservis par le compte que nous tenons de notre voisin, personne ou groupement.
Ainsi pour une part, parmi nous. Canadiens français, le petit nombre accepte la suggestion d’un ensemble de logis similaires, contigus, formant des perspectives solides, ininterrompues et dont l’effet d’apparence ne vaut qu’en bloc. Nous disons de préférence: non, à chacun sa maison. Nous multiplions sans vergogne les toits, les pignons, les bow-windows, les protubérances, les silhouettes, acceptables séparément. Quand s’avisera-t-on que cette indifférence pour autrui conduit par côtoiement, à ces aspects loufoques dont nous faisons avec innocence, sans retour sur nous-mêmes, des gorges chaudes ?
En passant, je souligne que ce n’est pas ici de la publicité que je fais à ce type de bâtisse ; tout simplement faut-il l’admettre comme raisonnable, par discernement, en se dégageant des idées préconçues et par une concession consciente et libre à une discipline essentielle.
Vous entrevoyez que la tâche est vaste et d’une telle importance que seuls les représentants officiels de la communauté, en fin de compte, présentent des garanties suffisantes pour la mener à bien.
Non pas toutefois sous une forme administrative, arbitraire et par imposition, mais par étude comparative, en collaboration. S’il est nécessaire de tout temps qu’un cerveau dirige, on comprend plus que jamais que les résultats excellents dépendent de la comparaison, des connaissances spéciales, où la notion de culture générale chère à nos controverses jouera un rôle moins simplement défini et descendra des régions éthérées où règne l’à peu-près et où elle meure d’inanition, pour se nourrir plus substantiellement des contingences, des faits et de la nécessité.
Les pouvoirs et les attributions du comité consultatif et du service municipal d’urbanisme sont tels que commandés par la nécessité. En l’occurrence, en plus de l’améhoration à l’organisation quotidienne, c’est l’approche – sans plus tarder – du véritable problème, si angoissant et qui presse : aménagement futur, mise au point du Plan d’Ensemble, fameux par la publicité qu’on lui fait, rendu bien fumeux par les explications qu’on en fournit. Le public sent que c’est tout de même par l’approche de ce sujet que l’urbanisme prend toute son ampleur.
Nous avons reconnu l’insuffisance de ce qui a été fait ; nous avons plus net le sentiment de ce qui manque, nous pouvons nous demander ce qu’il convient d’entreprendre ?
Tout d’abord, sachons qu’il ne s’agit m d’une recette ni d’une clé passe-partout, ni d’une panacée universelle, m d’une formule cabalistique ; il s’agit premièrement d’un diagnostic à faire, basé sur la connaissance et l’examen du sujet. Il s’agit à peu près de traiter Montréal comme un grand patient.
Bien entendu, qui ne connaît nommément la plupart des inconvénients désastreux reprochés à la ville? On en parle suffisamment entre soi et dans les journaux. Par contre qui peut honnêtement se convaincre qu’il sait dans l’ensemble de quoi il s’agit? C’est justement de se renseigner avant d’agir que par la loi, sont chargés conjointement le comité consultatif et le service d’urbanisme, avec le pouvoir d’employer tous les moyens légaux pour y réussir.
Montréal doit être rééquilibré au point de vue de la circulation, de la voirie, de la vie publique ; on doit augmenter le nombre de logis, judicieusement distribués, et répartir les zones; restreindre les exagérations, l’insouciance, l’égoïsme individuel aveugle, ajuster la liaison et la facilité de communications avec la région métropolitaine ; régler le mouvement général sur les petits qui représentent le nombre, sans ruiner les forces essentielles qui signifient la qualité; mettre en valeur tout ce qui peut aider à un accroissement de bien-être général soit par la facilité du tourisme, l’hygiène, la réglementation plus complète, mieux ajustée au moment présent ; appliquée à la construction, à l’alimentation, aux espaces libres, aux terrains de jeux, stades, avenues, places publiques, promenades, bains etc. ; à la mise en valeur du Montréal historique, à l’accroissement sans la ruine de ce qui existe, et à la facilité de la défense militaire autant qu’à la régularité du cours de la vie civile.
C’est ce qui constitue essentiellement ce fameux plan d’ensemble. Quand on aura réuni et assemblé toute l’information nécessaire, – ce qu’on appelle le dossier urbain, – ce plan pourra se dresser, PAS AVANT. Je dis dressé et je veux dire, dans des rapports, par l’intervention légale et par des tracés. C’est en effet à partir du moment où la pensée est transcrite par le dessin et dans la loi par les textes, qu’elle devient une réalité agissante.
Au cours de cette marche et de ce nettoyage dans tous les coins, appliqué à tous les détails, l’esthétique simultanément retrouvera son bien. Je ne l’abandonne m la repousse : notre époque et l’avenir ne font pas mine de réserver à la beauté pure, la condition d’objet de première nécessité.
Il faut en rafraîchir et en reprendre la notion sur des bases plus équitables, plus substantielles, plus près de ce bon sens, cher à nos propos quotidiens.
Nulle époque que je sache n’a ignoré le souci esthétique. Dieu sait si nos faiseurs de découpages tôles, de balustres et de galeries; poseurs de verre dans le plomb ; champions de jeux de brique ; experts en moulurations torturées, abusent en paroles du beau et du joli, oubliant que leur individuelle beauté et joliesse posée, côte à côte avec l’autre, crée une cacophonie insupportable. De l’ordre rétabli naîtra une stabilité et une harmonie qui se dégagera tout naturellement, sans avoir été commandée arbitrairement; les chances sont plus grandes que par les méthodes actuelles de retrouver cette beauté perdue, qui aujourd’hui se refuse si obstinément.
En résumé, voici la situation; vous le savez déjà, elle est grave; mais j’ai le plaisir de vous apporter l’assurance que nous avons désormais à notre disposition un bon instrument de travail, un levier et un point d’appui. La force qui soulève, viendra de la confiance et de l’appui du public sous une forme ou sous une autre. Sachez bien cependant qu’il se passera sans doute un temps plus ou moins long avant que l’usage s’en fasse à bon escient. Mais, ceci n’est rien comparativement.
Pour nous de sang français, qui trouvons là un des derniers domaines où exercer librement notre génie, en appelant la collaboration des éléments sains de la population, prenons bien garde, si nous ne voulons qu’une fois de plus, n ayant rien fait des avantages que la Providence nous octroie à titre de premiers occupants et de par le nombre que, ce dernier bien, pour n’en avoir rien fait, une fois de plus nous soit enlevé comme le reste.
Marcel Parizeau.
Pour en apprendre d’avantage :
- Fortifications de l’île Ste-Hélène
- Chemin Rockland
- Canal de Lachine
- Origine de quelques rues de Montréal
- Rues de Montréal
- Rivière Saint-Martin
- Division des rues
- Bureau de poste
- Cimetières
- Calèches et charretiers
- Éclairage des rues de Montréal
- Hôtels célèbres
- Urbanisme civique à Montréal au XIXe siècle