Seigneuries et création d’arrière – fiefs autour de l’île de Montréal
L’île de Montréal débarrassée de la menace constante des incursions iroquoises, les Villemariens, que la lutte avait rendus audacieux, s’attaquèrent à la fois sur plusieurs points à la sombre forêt. Ils voulurent étendre partout les champs de culture. La légitime ambition de plusieurs de s’établir plus largement les fit se porter bien au delà des limites de la ville et du territoire déjà ouvert à l’agriculture.
Ceux qui avaient rendu de signalés services — militaires ou civils — prétendirent à sortir des rangs de la foule, où, jusque-là, des périls communs les avaient tenus étroitement unis, dans une même société avec la plèbe, vivant de la même vie, partageant les mêmes foyers, confondus enfin dans un seul peuple pour faire face à l’ennemi de tous, durant plus de vingt ans.
La paix, entre autres conséquences, fit naître les distinctions sociales, jusque-là latentes. Ces messieurs commencèrent par se tailler de petits domaines, en dehors de l’agglomération urbaine et de la population rurale.
Il se forma ainsi dans la grande seigneurie plusieurs petits fiefs en mouvance du grand domaine seigneurial, et dont les propriétaires ambitionnèrent de jouer au personnage. Quelques-uns, nous dirons même la plupart, réussirent à élever leur mérite à la hauteur de leur nom et devinrent des chefs dans la société montréalaise.
Dans la distribution de ces domaines particuliers, les Seigneurs, les Messieurs de Saint-Sulpice, avaient surtout en vue la défense éventuelle du grand centre, par l’organisation de groupements extérieurs, établis comme autant d’avant-postes autour de Ville-Marie.
Le Séminaire créa un premier fief noble au delà de la rivière Saint-Pierre, dans la direction sud-est en faveur de Philippe-Vincent de Hautmesnil, le 20 décembre 1665. (Archives judiciaires de Montréal: vol. M. I, p. 141, p. 247.) Un second domaine de 420 arpents, au-dessus du Saut Saint-Louis, fut concédé à Robert Cavelier de La Salle à titre de fief noble, (11 janvier 1669).
C’est le territoire où est en partie bâtie la ville La Salle, mais que le donataire avait d’abord nommé fief Saint-Sulpice. Le nom de Lachine devait prévaloir, à la suite de l’incident que nous connaissons. (Le Lachine de ce temps n’est pas celui d’aujourd’hui. L’ancien village, où eut lieu le grand “massacrement,” était situé aux environs du pont du Chemin de fer du Pacifique, où se trouve encore la tour du vieux moulin). Un autre fief noble fut donné à Zacharie Dupuy, en reconnaissance de services rendus alors qu’il était major de la garnison.
C’est la terre de Verdun, où s’élève aujourd’hui la ville de ce nom, (concession de 320 arpents de terre, faite le 26 décembre 1671 (Archives du Séminaire de Montréal, «Titres de concessions des arrière – fiefs »).
À ces premières terres, pour lesquelles de Hautmesnil, Dupuy et La Salle devaient de temps à autre rendre hommage féodal au Séminaire, s’en ajoutèrent d’autres d’aussi grande étendue, où se formèrent de petits centres ruraux échelonnés tout autour de l’île. En 1671, Pierre Picotté de Bellestre reçut un petit domaine dans le bas de l’île. Ce fut le commencement de la Pointe-aux-Trembles. A la rivière des Prairies furent concédés les deux arrière – fiefs de Carion de Fresnoy et de Morel, où plusieurs colons allèrent bientôt s’établir.
À la tête de l’île, où le danger des entreprises sauvages était plus constant, les seigneurs établirent comme un cordon d’avant-garde sur divers points d’importance stratégique. Sidrac Du Gué eut le fief de Boisbriant, situé au lac des Deux-Montagnes, qui passa successivement aux mains de Charles Le Moyne de Longueuil, puis à Jacques Le Ber et à Le Ber de Senneville. Charles Joseph d’Aillebout reçut aussi un petit domaine dans les environs de Boisbriant, où déjà des colons aventureux s’étaient établis. A l’extrémité sud-ouest de l’île, le fief de Belle-Vue fut donné à Gabriel Berthet de La Joubardière, et un autre avoisinant à Claude Robutel de Saint-André, qui y bâtit un manoir seigneurial.
Cette politique de colonisation sectionnée, sur les confins de la grande Ile, était sage et prévoyante puisque, à la reprise de la guerre avec les Iroquois, ces postes seuls furent attaqués.
Seigneuries environnantes
En même temps que les colons de Montréal prenaient pied ferme sur divers points de leur patrimoine, une autre poussée de colonisation faisait surgir comme par enchantement un groupe de seigneuries indépendantes sur les bords du Richelieu, des rivières des Prairies et des Mille-Îles.
On vit apparaître sur les rives de larges échancrures de la forêt. Là s’élevèrent bientôt des villages français, entourés de champs de culture, où les maisonnettes blanches, au milieu des blés d’or, tranchaient comme des joyaux sur le fond émeraude des bois. Se fondèrent tour à tour les seigneuries de Longueuil, de Boucherville, de Varennes, de Verchères, de Contrecœur, de Saint-Ours, de Chambly, de Sorel, de Châteauguay, de La Chesnaie, de Repentigny, de La Valtrie, de Lanoraie, de Berthier et d’autres, plus tard, à l’intérieur des terres.
Cet éclatement de la vie le long du grand fleuve et des rivières, qui entouraient l’Île du mont Royal, n’était pas dû au hasard. C’était le résultat de la prévoyante politique coloniale du roi Louis XIV et de son ministre Colbert. Le régiment de Carignan avait été envoyé par eux pour être versé dans la colonisation, après avoir servi à la défense du pays et avoir assuré sa libération du péril iroquois.
Après les expéditions de MM. de Courcelle et de Tracy, les 1200 hommes furent presque tous licenciés et la plupart suivirent leurs officiers sur des terres. Capitaines, lieutenants, enseignes avaient reçu et accepté des fiefs en reconnaissance de leurs services; et la presque totalité du régiment s’établit dans le district de Montréal, sur les deux rives du Saint-Laurent.
Par ailleurs, des fonctionnaires civils et militaires, venus auparavant dans la colonie, profitèrent de cette course vers les terres pour se faire donner ou acquérir des domaines, et pénétrer dans la petite noblesse terrienne du Canada. Avec l’apport des recrues annuelles, envoyées de France, la colonisation fut très active et le peuplement progressif.
Montréal était fondé depuis trente-cinq ans à peine, que déjà s’étaient dressés autour de lui une vingtaine de fiefs seigneuriaux, devenus dans la suite les riches et florissantes paroisses, qui portent encore le nom de leurs seigneurs.
Tout cela avait été l’œuvre de Jean Talon, le génie bienfaisant de la Nouvelle-France.
L’actif Intendant avait imaginé de former autour de Montréal, dont il prévoyait sans doute l’importance future dans l’économie générale du Canada, une première ligne de défense et de protection contre les entreprises agressives des aborigènes ou des colonies voisines.
Talon avait cependant un idéal supérieur à cette considération d’ordre militaire: il voulait surtout créer la vie autour du grand centre. Aussi bien ces groupements d’agriculteurs et de villageois, dans les campagnes environnantes, devaient-ils être dans le plan d’ensemble comme autant de prolongements de la ville mère, puisant à des sources diverses ses éléments de vie. Eux-mêmes vivraient de son existence, bénéficieraient de son commerce, prendraient leur part de sa prospérité. Ils jouiraient surtout de son organisation politique, judiciaire et religieuse.
Talon venait de créer une métropole.
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