Origines économiques de Montréal

Origines économiques de Montréal

par Jacques Mélançon

C’est toujours un grand point d’interrogation que la création et l’évolution d’une ville. Ceux qui en recherchent les causes arrivent très souvent, dans leur besoin de synthèse, à des résultats très simples mais par trop simplistes. Les déterministes rapportent tout à la géographie ; les historiens à la volonté et à la ténacité des premiers colons.

Comme Pirenne nous l’a enseigné par ses études sur les villes du Moyen-Age, l’évolution des villes tient à une chaîne interminable de causes, souvent très indirectes et le plus souvent très petites au moment où elles jouent. L’ensemble constitue, quand on regarde de haut et de loin, une grande ligne dans l’histoire : vues de près et au détail, les parties constituantes de cette évolution sont minimes et sans importance. Cela est bien compréhensible, puisque les villes sont le résultat tangible du progrès matériel humain qui est la résultante de l’effort conjugué d’un grand nombre.

Montréal ne fait pas exception à la règle.

Causes de tout ordre se détruisent, s’unissent, s’entrechoquent au cours de son histoire : géographie, commerce, guerre, peuplement, travail de l’homme, matières premières, énergie, religion, institutions sociales, institutions politiques concourent à faire de Montréal la ville que l’on connaît aujourd’hui. Parmi toutes ces causes, pour le besoin de la logique, distinguons les causes passives et les causes actives. Les premières relèvent de la géographie, les secondes de l’histoire : le milieu et l’homme.

La géographie joue ici comme l’argile sert au céramiste. Il est inutile de revenir sur ce fait que la localisation de Montréal constitue une argile de premier choix. Après beaucoup d’autres, répétons que Montréal, carrefour de routes commerciales et stratégiques, relié par le Haut Saint-Laurent au centre américain, par le fleuve à l’Océan, par la plaine de l’Outaouais à l’Abitibi, par les basses terres du Richelieu et du Lac Champlain, aux villes les plus populeuses des États-Unis, doit son progrès et son évolution à son site.

Cette localisation, c’est la base, la ligne de fonds à laquelle s’accrochent toutes les autres influences.

En premier lieu, influences qui tiennent aussi de la géographie et qui viendront jouer leur rôle propre, à leur heure : rapides en amont de la Ville qui bloquent la navigation sur le Saint- Laurent ; sources d’énergie électrique: Shawinigan.

Les Cèdres, Beauharnois, Outaouais ; bois immenses qui fourniront la matière première de l’industrie locale ; formations de la mer Champlain, plaine immense favorisant le peuplement, ce qui à son tour et au moment opportun, servira de réservoir de main-d’œuvre nécessaire à l’épanouissement « champignon » de l’industrie de la grande ville. Voilà autant de causes accessoires qui ont contribué à faire de Montréal ce qu’il est.

À ces causes qui tiennent du hasard de la nature, à ce que, philosophe, j’appellerais matière, il faut encore, et combien cela est plus intéressant, ajouter l’acte : la vie.

Le Montréalais par sa volonté, – qui se résume dès l’origine dans les paroles célèbres du fondateur de sa ville – par son industrie, a su tirer profit des avantages qu’offrait la Cité, mais plus souvent, il a vu jouer en sa faveur les institutions, les querelles, les politiques d’autres hommes. C’est l’histoire.

Au début, c’est par esprit de foi que la société de Montréal fonde notre ville. Et c’est un heureux hasard et qui aura sa répercussion économique.

Quand, en 1663, un édit royal dissoudra les compagnies et qu’un conseil souverain sera créé, Montréal gardera une liberté d’action qui lui sera très profitable du fait que la société de Montréal léguera tous ses droits au séminaire de Saint-Sulpice. Celui-ci s’occupera des intérêts de Montréal avec une sollicitude qu’on ne peut qu’envier.

Toutes les ressources des Messieurs de Saint-Sulpice serviront à sauvegarder le bien qu’on leur a confié.

La traite des fourrures vient au second rang des causes historiques. C’est l’ère de prospérité pour Ville-Marie, surtout aux journées de grande foire où les indigènes viennent échanger, dans ce poste avancé, les fourrures de castor et d’orignal. Un changement dans les méthodes de traite de fourrures, qui devait peut-être porter un coup terrible à Ville-Marie, eut toutefois d’heureuses conséquences au point de vue économique qui nous intéresse. Quand, encouragés peut-être par les gouverneurs, les coureurs de bois qui vont chercher au loin les pelleteries et plus encore, quand les colonies anglaises attireront au désavantage des Français le commerce de fourrures, Montréal perdra son titre de premier poste d’échange de fourrures, la ville, comme telle en tirera immédiatement un avantage, celui de devenir un poste de ravitaillement pour tous les coureurs de bois qui partent vers le Haut Saint-Laurent ou le Haut Outaouais. Toute cette gent industrieuse et aventureuse que forment les coureurs de bois, viendra résider à Montréal, du moins temporairement.

Les échanges sont tellement nombreux, qu’en 1717, sera créée la première bourse de commerce.

Ces coureurs de bois sont aussi grands buveurs d’alcool, autre fléau. C’est cependant en partie pour enrayer ce mal que l’on créera, sous Jean Talon, la première industrie reconnue de notre Ville, la brasserie.

La main-d’œuvre spécialisée jouera aussi un rôle. Au début de Ville-Marie, Maisonneuve apportait un soin minutieux au choix de ses recrues et en 1659, il attirait à Montréal un nombre de personnes aux talents bien équilibrés : trois meuniers, deux boulangers, un brasseur de bière, un tonnelier, quatre tisserands, un tailleur d’habits, un chapelier, trois cordonniers, un cloutier, un sabotier, deux armuriers, trois maçons, un tailleur de pierres, quatre couvreurs, neuf charpentiers, deux menuisiers, un taillandier, un cloutier, un serrurier, un paveur, deux jardiniers, un maréchal et trois chirurgiens. N’est-ce pas à ces premiers artisans, qui transmettaient à leurs apprentis et enfants leur art et métier que l’on doit notre main-d’œuvre reconnue si habile? Petit détail, mais son importance est difficile à mesurer.

Une cause que l’on retrouvera tout le long de l’histoire : la politique de la Métropole, facilitera le développement économique de la Ville. On sait qu’au 17e siècle, les pays métropolitains se réservaient le droit de vendre tous les produits manufacturés.

Les coloniaux, c’était là bien défini, n’avaient pas le droit de fabriquer quelque produit que ce soit. La Nouvelle-France n’échappait pas à cette règle. Or, dès 1705, Montréal fabriquait des étoffes et 25 métiers tissaient des vêtements.

Pourquoi ? Les guerres entre pays européens empêchaient les navires français de se rendre au Canada. Devant la nécessité, il fallait bien trouver des moyens. L’on créa à Montréal, parce qu’on y avait la main-d’œuvre, ces industries nécessaires.

De même, les « corn laws », malgré les difficultés qu’elles ont créées au Pays, ont aidé au développement économique de notre Ville. Plus tard encore, les préférences impériales ont favorisé l’industrialisation de Montréal. C’est à cause de ces préférences que de grandes firmes américaines ont créé ici des compagnies filiales.

La guerre est encore un élément qui contribuera au développement de la Ville. Comme Montréal est au croisement des routes commerciales, il est pour les mêmes raisons, au croisement des routes stratégiques. Et, durant toutes les guerres que livrera la colonie française contre les colonies anglaises – la Guerre de Sept ans particulièrement – Montréal devint le centre de ralliement des armées. C’est d’ici que partent les armées françaises pour descendre par le Richelieu vers les colonies anglaises. Ces soldats, il faut les armer, il faut leur donner des munitions. Montréal devient centre de munitions. En 1860, lors de la guerre de Sécession aux États-Unis, Montréal devient un centre d’approvisionnement pour les armées yankees.

De 1860 à 1870, la capitalisation industrielle de la Ville passe de $800,000 à $11,000,000.

Les travaux des citoyens qui cherchent à améliorer le sort de leur ville aide aussi à l’économie.

Dès 1700, les Sulpiciens creusent le premier canal Lachine. Dès l’établissement des chemins de fer au pays, Montréal en devient le centre. Ces voies ferrées qui amènent vers la ville les produits des endroits les plus reculés du pays, ont aussi, comme conséquence heureuse, la création à Montréal d’industries lourdes. On y fabrique, dès le début du XXe siècle, des rails, des poutres et des locomotives.

L’énergie électrique qu’on trouve presque aux portes de Montréal, vient enfin, au moment où un développement industriel intense se produit dans notre ville, apporter à ces industries nouvelles, la force motrice dont elles ont besoin. De la même façon, la plaine de Montréal, très peuplée, puisa dans notre ville, en pleine croissance, la main-d’œuvre sans laquelle elle aurait peut-être perdu son caractère français: les émigrés étant venus en grand nombre.

Voilà brièvement indiquées, quelques-unes des causes et raisons de l’évolution économique de Montréal. Ce sont les grandes lignes. Individuellement, chacune de ces causes, sauf peut-être les causes géographiques, ne pouvaient rien apporter à l’évolution de Montréal. Mais venues au moment opportun et intelligemment utilisées par les bourgeois, les hommes d’affaires et les dirigeants de notre ville, elles ont pu devenir les éléments nécessaires, sans lesquels Montréal ne serait pas ce qu’il est, ce qui ne veut pas dire qu’il n’aurait pu être autrement. C’est toujours l’histoire du régiment de soldats qui traversent un pont. Si tous marquent le pas, le pont s’écrasera. Mais il est toujours une possibilité : celle que certains soldats brisent la cadence.

Jacques Mélançon, L.S.C., Secrétaire – adjoint de la Chambre de Commerce.

Mai, 1942.

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Congoleum Canada Ltd, une usine du secteur textile fondée au début du XXe siècle. Photo : © GrandQuebec.com.

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