Les débuts industriels de Montréal
par J.-Noël Fauteux
Pour naître et prospérer, les entreprises industrielles doivent réunir plusieurs conditions. Ainsi, il faut que l’initiative privée, au moins dans une certaine mesure, soit libre d’agir; que les établissements disposent d’une matière première suffisante et aisément accessible; que l’on puisse compter sur une main d’œuvre expérimentée et stable ; que l’on ait des capitaux.
Or, ces conditions n’existent pas à Montréal à ses débuts et même, force est de l’avouer, pendant l’entière durée du régime français. La colonie n’est ni plus m moins qu’une dépendance de la mère – patrie. Celle-ci applique une politique égoïste. Si elle permet de produire, ce ne sera que pour fournir aux besoins des habitants et, là encore, elle n’hésitera pas à ruiner des exploitations pourtant modestes, sitôt qu’elles paraîtront devoir nuire aux manufactures et au négoce du royaume.
La matière première manque dans une foule de cas. On ne trouve pas assez de fil et de laine pour alimenter les métiers. Les tanneurs se disputent les peaux à fort prix. Même à un certain moment, les boulangers se plaignent de ne pouvoir obtenir le blé dont ils ont besoin pour répondre aux demandes de leur clientèle. La pierre dont on veut se servir dans les constructions est dans un endroit dangereux, comme le prouve le triste sort du Sulpicien Vignal, abattu par les Iroquois. À la tête d’une manufacture. Madame de Repentigny ne peut se procurer des bois de teinture parce qu’on est obligé d’aller les chercher dans une région voisine habitée par des tribus hostiles.
Les compétences industrielles sont rares. Souvent, les ouvriers sont d’anciens soldats qui ont abandonné la carrière des armes pour s’établir dans le pays. Il en vient de France mais plusieurs se découragent et repassent la mer. On essaie de former des artisans comme, par exemple, les Frères Charron, pour faire marcher les métiers qu’ils ont installés dans leur hôpital ou, encore, on initie des femmes à l’art de filer. Mais ces initiatives sont loin de donner les résultats espérés.
Ajoutons que l’argent fait aussi défaut. Les compagnies auxquelles le roi a affermé la colonie ne tiennent pas leurs promesses d’envoyer ici des capitaux et des hommes pour l’établissement de fabriques diverses. Leur grande, pour ne pas dire leur unique préoccupation est la traite des fourrures, particulièrement du castor. Pourvu que ce commerce donne bien, elles ne se soucient guère du reste. Attirés par la forêt, où la vie est plus facile, les colons n’attachent pas d’importance aux manufactures.
L’étonnant, dans de telles circonstances, est qu’il se rencontre malgré tout des personnes pour entreprendre quelque chose dans le domaine industriel.
Sans se laisser effrayer par tant d’obstacles, elles travaillent à fournir à la famille montréalaise les moyens de se loger, de se nourrir, de se vêtir. Sauf de très rares exceptions, l’activité industrielle, aux commencements de notre ville, a pour objet de pourvoir aux besoins essentiels des habitants.
Parce qu’ils ont plus de ressources, les ordres religieux d’hommes et de femmes prennent d’ordinaire l’initiative, soit qu’ils fondent eux-mêmes des établissements, soit qu’ils aident les particuliers.
Les Messieurs de Saint-Sulpice, seigneurs de l’île, les Jésuites, les Frères Charron, les Dames de la Congrégation, les Sœurs Hospitalières de Saint-Joseph, les Sœurs Grises se chargent de diverses exploitations, entraînant à leur suite certains membres de la noblesse et, enfin, les gens du peuple.
À la fin du 1 7e siècle, la région de Montréal comptait une dizaine de moulins à farine. M. de Maisonneuve avait fait construire le premier, mû par le vent, en 1648, non loin du fleuve, dans le voisinage du Fort. Les Sulpiciens bâtirent quelques années après celui du Coteau, sur l’emplacement où se trouve aujourd’hui la gare Viger. Puis d’autres surgirent, mais pendant longtemps leur nombre fut insuffisant. Le régime féodal empêchait les colons d’en construire eux-mêmes, excepté lorsque les seigneurs y manquaient dans le délai d’un an.
Pour les boulangeries, le nombre est aussi limité par les autorités qui firent le prix du pain. À maintes reprises, les boulangers se plaignent de ne pouvoir suffire à leurs dépenses à cause de la rareté du blé. Ils essaient de se reprendre sur la qualité et le poids mais les coupables sont punis sévèrement. En 1743, une ordonnance règle que, seuls, sept boulangers, nommés d’office, auront le droit de vendre du pain. Ils devront indiquer le poids de leur marchandise et étamper le nom du fabricant.
On peut ranger dans l’industrie alimentaire les brasseries dont la première paraît avoir été établie vers 1650 et qui procura de la bière aux habitants pendant quelque vingt années. Plus tard, en 1672, on voit un groupe de citoyens faire des démarches auprès des Sulpiciens pour acheter le Hangar de la Commune avec l’intention d’y installer une brasserie. Les Frères Charron en avaient aménagé une aussi dans l’enclos de leur hôpital pour les pauvres qu’ils recueillaient. La même brasserie devint la seule autorisée à fournir de la bière aux neuf cabaretiers attitrés de Montréal.
Cette boisson tomba en défaveur et il semble que, jusqu’à la cession du pays, les particuliers seulement en fabriquaient pour leur compte. On essaya aussi de faire du vin et du cidre, mais ce ne furent là que des essais passagers.
Afin de se procurer les peaux dont ils avaient besoin pour leurs chaussures, les premiers habitants de Ville-Marie avaient construit une tannerie dès 1671. Dans la suite les boutiques se multiplièrent et l’on trouve à cette époque les noms de maîtres tanneurs qui se sont transmis jusqu’à nous, par exemple ceux des Barsalou, des Rolland, des Plessis-Belair. Les bouchers de Montréal étaient tenus par règlement de partager leurs peaux entre les tanneurs officiels, au nombre de six en 1706.
Lorsqu’il passa en Canada en 1665, l’intendant Jean Talon avait de vastes projets. Il avait résolu notamment de créer des manufactures capables d’assurer l’indépendance économique des habitants.
Mais après le retour en France de Talon, les entreprises qu’il avait fondées périclitèrent. Il fallut la nécessité pour réveiller l’apathie des colons.
L’abaissement du prix du castor, amené par la trop grande abondance et surtout la perte de la « Seine », vaisseau qui venait ravitailler la Nouvelle-France, obligèrent celle-ci à ne plus compter que sur ses forces.
C’est ici que l’on trouve une femme de grand mérite. Madame de Repentigny, fille du premier notaire de Ville-Marie, qui prit l’initiative d’installer dans sa propre maison des métiers à tisser où elle fit travailler neuf Anglais tirés des mains des sauvages. Les colons suivirent son exemple et, en 1705, il y eut vingt-huit métiers qui s’occupèrent de faire de la toile et des étoffes dans l’île de Montréal.
L’entreprise de Madame de Repentigny dura huit ans. Les Frères Charron eurent aussi, vers la même époque, des ateliers où l’on fabriquait de la toile, même des bas de soie et de laine.
Une autre industrie, celle des chapeaux, n’eut qu’une existence éphémère. Parce qu’il la jugeait nuisible aux manufactures semblables de France et surtout peut-être parce qu’elle violait le privilège de la Compagnie des Indes, le roi ordonna de la supprimer. En 1735, l’établissement de Joseph Huppé, dit Lagroy, était saisi, l’outillage détruit ou transporté au magasin du Roi par le lieutenant civil et criminel. La même politique ostracisante subsista jusqu’à la fin du régime français.
Ville-Marie tirait sa pierre à construction des carrières de l’Ile à la Pierre, en amont de l’Ile Sainte-Hélène. C’est là qu’on alla chercher les matériaux pour le parachèvement du Séminaire. A diverses époques, on établit des fours à chaux aux environs de la Montagne (Nord-Est), sur le chemin conduisant au Sault-au-Récollet et autres endroits.
On ne fabriqua jamais de la brique sur une grande échelle. La première briqueterie paraît avoir été installée par les soins de Marguerite Bourgeoys qui loua un terrain à deux associés pour faire de la brique, tuile, carreaux et différents ouvrages en terre cuite.
Les moulins à scie commencent vers 1670 avec celui qu’un nommé Sicard entreprit de construire pour les Sulpiciens. Le nombre augmenta, Montréal fournissant sa large part des 52 qui existaient en 1734. M. de Ramezay, gouverneur, et son épouse, ont des scieries et ils exportent du bois en France. II se construisit même des vaisseaux à Montréal.
En 1756, Pierre Hubert, charpentier du port de Québec, vient ici diriger les travaux. Simples tentatives, à vrai dire, que ces exploitations industrielles couronnées généralement d’un maigre succès. Devenu un centre manufacturier considérable, Montréal doit, en célébrant son troisième centenaire, avoir toutefois une pensée reconnaissante pour les hommes et les femmes qui ne craignirent pas de les entreprendre.
J.-Noël Fauteux, Professeur à l’École des Sciences Sociales, économiques et politiques.
Mai, 1942.

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