
Montréal, capitale du Canada
En 1843, Montréal devenait la capitale des Canadas – Unis. Le 24 juin 1844, le représentant de la reine. Son Excellence Sir Charles Metcalfe, faisait son entrée solennelle dans la ville. Les troupes formaient un cordon le long des rues étroites, bordées de massives maisons de pierre, où s’entassait la foule bigarrée des grands jours. Les Montréalais étaient un peuple enthousiaste et expansif. Ils aimaient s’étourdir dans des manifestations bruyantes.
Cette après-midi là, les cloches sonnaient à toute volée. Les batteries de l’île Sainte-Hélène tiraient salve sur salve. Les musiques jouaient à fendre l’air. La foule acclamait. Très digne, Monsieur le maire accompagnait le gouverneur, avec une longue suite d’équipages « portant l’élite de la société de Montréal. » Ici et là s’élevaient des arcs de triomphe. « La nouvelle capitale du Canada,2 écrit un contemporain, « peut dire qu’elle a vu ce jour-là un petit échantillon des entrées triomphales des anciens empereurs romains, sauf les trophées et les dépouilles. »
Tout Montréal exultait. Ce n’était pas sans peine que la ville était devenue le siège du gouvernement. Pour obtenir l’adhésion du Haut-Canada à l’Union, Sydenham avait dû lui promettre d’établir la capitale à l’intérieur de ses frontières. Son choix était tombé sur Kingston. C’était un piètre choix. Dès 1843, la législature voulait s’en aller. Ce fut cependant l’occasion de débats passionnés. L’ancien fort Cataracoui (en iroquois Katarakué, « lieu où l’on se cache »), n’entendait pas se laisser dépouiller si aisément de sa dignité. Et Kingston avait des alliés : ne voulait-on pas transporter le gouvernement à Montréal ? Trahison, clamait un journal de Toronto : « La population britannique est trahie, honteusement trahie !… Ce n’est point ici une question entre Kingston et Montréal, mais une question de suprématie française ou anglaise ; et souffrir que le siège du gouvernement soit transféré hors des limites du Haut-Canada serait pour nous un plus grand mal que l’annexion aux États-Unis. »
Pourtant, la métropole — car Montréal était déjà la métropole — n’avait pas un caractère bien français. Les Canadiens y constituaient une minorité : 19,000 sur 43,000 âmes ; le reste de la population comprenait des Anglo-Canadiens, des Écossais, des Anglais du vieux pays et des Irlandais.
Située au point de rencontre des voies océaniques et des grandes voies de communications intérieures, la ville s’était transformée en couloir reliant les marchés américains aux marchés anglais. Voici comment. En 1843, lord Stanley avait fait adopter le Canadian Corn Act, loi par laquelle les exportateurs de farines et de blés canadiens ne payaient que le cinquième des droits d’entrée qui, en Angleterre, frappaient les céréales étrangères. De plus, le blé américain, pourvu qu’il fût moulu au Canada, jouissait du même traitement de faveur Le Canada, surtout la région de Montréal, servit ainsi d’intermédiaire entre les États du Middle-West, lourds d’immenses moissons, et les ports anglais.
Le Canada construisit moulins et entrepôts, améliora ses canaux, entreprit timidement de tracer des voies ferrées.
C’était la prospérité. Richesse éphémère, qui devait tomber brusquement en 1846, lors de l’abolition des Corn Laws, mais dont Montréal savait profiter.
La métropole canadienne avait donc des litres certains à la dignité de capitale. Metcalfe s’en rendit compte, et c’est pourquoi, durant cinq ans, elle fut le centre politique de la « Province du Canada ». La législature s’y logea assez bien. Le marché Sainte-Anne devint un parlement. L’immeuble, dont l’entrée principale donnait sur la rue des Commissaires, complait deux étages à ses extrémités, trois dans sa partie centrale. Le rez-de-chaussée fut divisé en bureaux à l’usage des « écrivains » ou greffiers. Le premier étage logea les Chambres : l’aile qui s’allongeait vers l’ouest abrita l’Assemblée et l’autre aile, le Conseil législatif. Au centre, on plaça le bureau de poste et l’appartement du sergent d’armes. Sous le dôme, s’alignaient les rayons de la bibliothèque, contiguë à la « salle privée des membres. »Les contemporains ne remarquaient qu’un inconvénient : les galeries réservées au public, toujours friand de duels oratoires et désireux de voir comment se font les lois, étaient trop étroites, au goût des Montréalais; c’est à peine si trois cents « spectateurs » pouvaient y trouver place.
Les 22 et 23 novembre 1841, on procéda à des élections. Spectacle magnifique. Une immigration de caractère peu rassurant envahit subitement la capitale : matelots ramassés dans le port de Québec, Glengarrys racolés dans le Haut-Canada, Irlandais transportés de Rawdon et de Glasgow, tous ces gens venaient « travailler » à l’élection des représentants du peuple de Montréal. Les marchands fermèrent boutique. On vota. Mais les urnes étaient bien gardées. Des barricades se dressaient dans le voisinage des bureaux de votation. La troupe veillait.
On avait même dégarni certains postes de la frontière pour dépêcher des dragons sur le champ de bataille électoral. Le pharmacien Romuald Trudeau, à qui Mgr Maurault a consacré une agréable étude, écrit à ce sujet de bien amusants commentaires : « … C’était enfin l’armée entière, infanterie, cavalerie et artillerie, que l’on avait mise en disponibilité pour l’occasion et stationnée dans les différents quartiers de la cité ; … c’étaient, que sais-je, tous les préparatifs que l’on présume devoir se faire en l’attente d’une invasion ennemie, ou à l’approche d’un siège, dans toutes ses formes; et tout cela, il ne faut pas le perdre de vue, à l’occasion de l’exercice du plus beau privilège de la liberté d’un citoyen, le choix de ses mandataires, de ces personnes sacrées, de ces Patres conscrits à qui il entend confier la confection des lois qui doivent régir l’État et le protéger.
II y eut de la casse. Il y eut aussi des élus : c’était là l’essentiel. Le 28 novembre, s’ouvrait la première session du deuxième Parlement des Canadas – Unis.
On était alors en pleines luttes constitutionnelles. Les tenants de la responsabilité ministérielle, après avoir enregistré quelques gains sous Sydenham et sous Bagot, perdaient maintenant du terrain devant les attaques de front conduites par Metcalfe. Ce « proconsul » s’était fait la main dans l’Inde, où il avait occupé le poste de résident à Delhi, puis à Hyderabad, avant de devenir membre du Conseil suprême du Bengale. Il avait instruction de s’opposer à la théorie de la responsabilité ministérielle. Les idées de Londres étaient claires sur ce point.
Le 15 octobre 1839, lord John Russell avait écrit à Sydenham : « Il peut arriver que le gouverneur reçoive à la fois des instructions de la Reine et des avis de son Conseil exécutif qui se trouveraient en opposition manifeste.
S’il doit obéir à ses instructions d’Angleterre, le parallèle de la responsabilité constitutionnelle n’existe plus ; si, d’autre part, il doit suivre l’avis de son Conseil, il n’est plus un officier subordonné mais un souverain indépendant. »
C’était aussi la doctrine de Metcalfe : il consulterait son ministère quand boii lui semblerait et nommerait à son gré aux emplois publics.
Placé devant la nécessité de se soumettre ou de se démettre, le premier ministère Lafontaine-Baldwin avait choisi le terme le plus honorable de cette alternative; il avait remis sa démission. Mais le programme que les deux hommes d’État, s’étaient tracé — pourvoir aux besoins criants de l’instruction publique, aménager rapidement de bonnes voies de communication, améliorer le système judiciaire, etc. – était resté à l’état de projet.
Ce n’est pas à dire que le parlement de Montréal restât inactif. Corps législatif, l’Assemblée légiférait; c’était assez naturel. En 1845, on adoptait 113 lois, et 112 à la session de 1846. Du reste, les duels oratoires ne manquaient pas de vivacité. M. Aylwin, député de Québec, provoqua M. Daly, secrétaire provincial; ils échangèrent chacun un coup le pistolet. À la suite de quoi, l’honneur des deux adversaires était sauf et l’habit de M. Aylwin percé d’une balle.
Enfin, le 1er octobre 184G, James Bruce, huitième comte d’Elgin devenait gouverneur du Canada. Le 30 janvier suivant, il entrait en triomphe à Montréal. Le parti au pouvoir, il le savait hostile aux Canadiens français, et il attendait du gouverneur que celui- ci se fît le champion de ses intérêts les plus loyaux et les plus sonnants.
Mais Elgin se révéla tout de suite homme de résolution et de grand sens, capable de penser personnellement, peu disposé à jouer le rôle d’un pantin solennel aux mains d’un groupe de fanatiques et de cumulards. Sérieux, excellent orateur, il charma par sa simplicité une population qui n’avait pas encore oublié le faste tout oriental dont lord Durham avait cru bon de s’entourer. Pourtant, il venait d’épouser Mary Louisa, fille de Durham.
Et il proclamait bien haut qu’il adoptait les vues politiques de feu son beau-père. Que fallait-il en conclure ? Durham avait recommandé à la fois l’union des Canadas et la reconnaissance de la responsabilité ministérielle au pays. Seul, ce dernier point restait à réaliser. Il le réaliserait.
Mais il faudrait, auparavant, traverser une crise extrêmement violente.
Montréal y perdrait sa dignité de capitale ; toute une partie de sa population perdrait, par la même occasion, sa dignité tout court. Voyons les faits.
Le 4 mars 1848, le cabinet tory présidé par Sir Allan McNab était forcé de se démettre et, le 10 mars, Lafonlaine acceptait une fois de plus de former un ministère avec Robert Baldwin.
Quelle serait l’attitude d’Elgin ? Il voulut laisser le parlement souverain. En 1849, il ouvrait la session en prononçant un discours en français et en anglais. Son intention était de gagner la confiance des Canadiens français.
Scandale chez les purs du torysme intégral. Mais ces dénonciations véhémentes contribuèrent plus que tout à rapprocher du gouverneur la population d’origine française : les ennemis de nos ennemis sont nos amis. Les événements décisifs ne tardèrent pas à se produire.
Au cours du soulèvement de 1837-1838, les ruines s’étaient accumulées en plusieurs endroits des deux Canadas.
Des villages canadiens-français, on le sait, avaient été l’objet d’une destruction systématique et sauvage. Dès 1841, le Parlement avait indemnisé les citoyens du Haut-Canada qui avaient subi des pertes matérielles durant la rébellion. Le même principe devait s’appliquer au Bas-Canada. C’était logique. Et ce n’était que justice.
C’est pourquoi, en 1849. le gouvernement présentait un projet de loi intitulé « Acte à l’effet de dédommager les citoyens du Ras-Canada dont la propriété a été détruite durant la rébellion des années 1837 et 1838. »
Le débat s’ouvre le 13 février. Il durera quatre jours. C’est un déchaînement inouï de violence verbale. William Hume Blake et Allan McNab multiplient les interventions tonitruantes ; dans leur loyalisme exaspéré, ils ne sauraient admettre qu’on récompense les rebelles, qu’on verse une prime à la déloyauté. Le ministère brise toutes les attaques de l’opposition et, le 9 mars, le projet de loi est adopté à sa troisième lecture par 47 voix contre 18. La lutte se poursuit au Conseil législatif. La loi passe tout de même à une bonne majorité de six voix. Il ne reste plus qu’à obtenir la sanction du gouverneur. Elgin ne juge peut-être pas la mesure très opportune, mais il ne peut pas s’empêcher de constater qu’elle est parfaitement légale. Pourquoi ce qui était admissible, lorsqu’il s’agissait d’indemniser les sujets britanniques du Haut- Canada, ne le serait-il plus dès qu’il est question d’indemniser les sujets britanniques de la vieille province française ? Mais les tories ont une autre logique. Ils lui proposent de suspendre le projet de loi, de le réserver à l’approbation du gouvernement impérial.
Au fond, ce n’est plus seulement l’indemnité qui est en jeu ; c’est tout le principe de la responsabilité ministérielle. Le ministère appuie la mesure et les deux Chambres appuient le ministère : refuser la sanction, ce serait faire un immense pas en arrière. Elgin n’est pas prêt à reculer. Il tient bon. Le 25 avril, il donne son assentiment à la loi d’indemnité. Voilà la question réglée. La bataille est finie.
La bataille commence. En sortant du Parlement, le gouverneur est accueilli par une tempête de sifflets et de huées; des volées d’œufs gâtés s’abattent sur sa voiture. L’agitation monte dans la presse, dans la rue. Dès le 13 février, la Montréal Gazette a publié un article incendiaire : « Réveillez-vous, soulevez-vous… Apprenez à un ministère tyrannique que la mesure de l’iniquité peut s’emplir jusqu’à renverser, mais que, lorsque vous n’aurez plus d’autres moyens, vous posséderez le droit sacré de la résistance ; montrez-lui que vous aurez encore le courage qui vous animait en 1837 pour écraser vos oppresseurs. »
Le 25 avril, de bonnes âmes répandent généreusement dans la ville un extra du même journal ; cette fois, c’est un véritable appel à l’émeute : « Anglo-Saxons, vous devez vivre pour l’avenir; votre sang, votre race seront désormais votre loi suprême… Vous serez Anglais, dussiez-vous n’être plus britanniques. Votre allégeance, à qui va-t-elle et quelle est-elle maintenant ? Que chacun réponde pour soi-même ».
Ces loyalistes, tout de même ! Le soir du 25 avril, une foule houleuse manifeste au Champ-de-Mars. Les discours sont d’une extrême virulence. Alfred Perry, capitaine des pompiers et bientôt capitaine des incendiaires, s’amène au cri de : « Que l’on me suive au Parlement ! » La populace s’y laisse conduire. Une grêle de pierres tombe dans les fenêtres de l’Assemblée législative, qui est en séance.
La canaille fait irruption dans l’enceinte, multiplie les actes de vandalisme. Un bouffon s’assied dans le fauteuil du président et s’écrie : « I dissolve this House. » Perry s’empare de la « masse » et va rejoindre la foule hurlante. Auparavant, il a brisé les tuyaux du gaz ; maintenant, le Parlement flambe. La rumeur circule que les députés canadiens-français sont emprisonnés dans le brasier ; elle est accueillie avec un frisson de joie. Un témoin avouera plus tard que le spectacle était « magnifiquement beau. »
Durant des semaines et des mois, la canaille restera maîtresse de la rue. Le gouverneur ne peut paraître sans être poursuivi par une populace armée de pierres et d »œufs pourris. C’est devenu un sport de gentlemen que de le couvrir d’omelettes. « Ce n’était pas seulement le fait de la canaille, » écrit S.-E. Dawson. « L’émeute recueillait l’approbation de l’élite britannique de la ville, celle des citoyens les plus huppés, des négociants, des avocats, des clergymen. On pouvait voir des chefs de church meetings, des hommes à cheveux gris, en compagnie des gamins, courir, la pierre au poing, pour assommer le représentant de la Reine.
C’était le spectacle le plus cocasse qu’on pût imaginer, aussi amusant que révélateur ; c’était de la véritable démence, une tarentelle de passion politique … Ce fut notre pauvre ville qui en souffrit ; car les gens mêmes qui, dans toute l’étendue du Canada, encourageaient et approuvaient l’émeute, insistèrent plus tard sur la nécessité de transporter ailleurs le siège du gouvernement, à cause de la turbulence des Montréalais. »
C’est ainsi que Montréal perdit son titre de capitale, que nous eûmes ensuite un parlement ambulant — « péripatéticien mais guère philosophe, » remarque encore S.-E. Dawson — et que triompha définitivement le principe de la responsabilité ministérielle.
Guy Frégault, mai 1944.

La Grande Loge Orange (Les orangistes) fut fondée à Montréal pour protéger les intérêts de la Couronne, en 1849. Image : © Megan Jorgensen.
Voir aussi :
- Origines économiques de Montréal
- Débuts industriels de Montréal
- Le roc irlandais
- L’incendie du palais de justice
- L’incendie de 1852
- Premiers maires
- Conseil de ville
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