Montréal en 1904 : Montréal, il y a cinquante ans (souvenirs d’un Canadien de Paris
Robert De Roquebrune
Un chien aboie chez le voisin. Je ne le vois pas mais je devine sa grosse tête à travers la haie. Je dormais. Il m’a éveillé.
Je suis à Nice. La fenêtre est ouverte sur le jardin et pourtant nous sommes en hiver. J’écris ces lignes bien loin du pays où j’ai passé mon enfance et dont je viens de rêver. Ce pays que j’essaie de retrouver maintenant,
il n’existe plus que dans mes souvenirs ou dans mes songes. Nous sommes actuellement au mois de janvier 1954. Je suis dans une chambre de ma petite maison et quand je lève les yeux j’aperçois un palmier, des lauriers et quelques fleurs dans une plate-bande. Il fait soleil et l’air est tiède et embaumé. Je sais bien que je ne suis pas au Canada. Les fenêtres des maisons au Canada ne sont pas ouvertes au mois de janvier et elles encadrent un paysage de neige. Ici je vois de la neige mais elle est très loin sur les montagnes et se confond avec les nuages.
J’habite sur la pente du Mont Alban. J’aperçois les toits roses de Nice, la colline du château et son blanc cimetière. Je le sais bien que cette ville est Nice. Et cependant je suis au Canada car je viens de refermer les yeux.
Mais je les rouvre pour accomplir un travail urgent. Du bout de ma plume j’ai « arrangé » la date de mon calendrier. Un 5 est devenu un zéro, 1954 est maintenant 1904. Quelle puissance est la mienne ! J’ai aboli cinquante années d’un trait. J’ai maintenant quatorze ans.
N’ouvre pas les yeux. Et surtout ne regarde pas dans la glace qui est sur la commode de ta chambre car tu pourrais y voir un homme à cheveux blancs que tu ne connais pas. Dors un peu et rêve car tu as encore le temps devant toi, toute une vie. Tu n’auras quinze ans que dans quelques mois.
Et si tu rêves à la ville qui est sous ta fenêtre, cette ville n’est pas Nice, ni Paris, c’est…
Une ville où on a vécu étant petit garçon, mais que l’on a quittée à vingt ans pour n’y revenir que de loin en loin et pour peu de jours, reste dans la mémoire telle qu’elle fut devant les yeux de l’adolescent.
Après des années d’absence on la traverse un soir. Par la portière, on regarde avec surprise des rues inconnues. On est aussi étranger ici que dans Bagdad ou Monomatopa. Mais tout à coup une maison, une boutique, une place vous sont familières. La voiture passe à toute vitesse à travers votre enfance.
Des maisons anciennes ont été démolies et des neuves les remplacent. Le quartier a bien changé où nous habitions avec nos parents. La maison pourtant est toujours là ainsi que les maisons voisines. On a reconnu la fenêtre, la porte d’entrée. Le petit garçon que l’on était a bien souvent ouvert cette fenêtre, poussé cette porte. Déjà, on est loin, la voiture a fui, laissant derrière elle tout un passé.
Le lendemain on s’est réveillé dans une chambre d’hôtel ou chez des amis. C’est dans une partie de la ville où l’on ne venait guère autrefois, qui était alors excentrique et qui est devenue le milieu de la ville. En Amérique, les villes ont grandi depuis 1900 par cercles successifs, par bonds gigantesques. Si vous revenez dans une de ces cités après de longues années, tout est neuf et imprévu. Ce que l’on aperçoit par la fenêtre ne ressemble à rien de ce que vous avez connu. Mais au-delà de ces buildings, très loin dans l’est de la ville, le vieux quartier où vous avez vécu est toujours semblable à lui-même, vivant et tel qu’autrefois.
Ses rues, ses maisons et ses jardins existent toujours. Tout cela a survécu aux êtres que l’on a aimés, à l’enfant que l’on a été. Il suffit de prendre un autobus qui se dirige vers la rue Saint-Denis ou vers la rue Cherrier pour retrouver les lieux où un petit garçon vous attend, un petit garçon qui fut vous-même et dont l’ombre est restée dans cette rue, près de ces maisons, sous les arbres de ce square. Et lorsqu’on a quitté de nouveau la ville pour n’y revenir que dans plusieurs années ou jamais, elle demeure dans le souvenir ce qu’elle était jadis.
Pour beaucoup d’hommes, cette ville est Paris, Londres, Rome ou New-York et Boston. Pour moi, c’est Montréal.
Je crois que l’on garde toute sa vie l’empreinte d’une ville où on a été élevé, où on a eu quinze ans. Je ne serais pas tout à fait ce que je suis si mon adolescence s’était passée ailleurs qu’à Montréal. Car des maisons, une rue, le jardin public, la forme des choses et l’aspect des gens ont une grande influence sur l’esprit, le cœur d’un garçon. Chaque jour ces images ont été celles de sa vie. Elles l’ont illustrée comme un livre.
Un de mes amis canadiens voulut que son fils iût élevé à Paris, qu’il connût cette ville alors qu’il était un jeune enfant. Car, me disait-il, quand un garçon a joué tout petit au jardin du Luxembourg, il reste à jamais marqué par une civilisation unique au monde.
Pour moi qui n’ai connu le Luxembourg que lorsque j’avais vingt ans, l’impression que j’ai reçue n’a fait que se superposer à une civilisation déjà acquise dans un autre jardin qui s’appelait le carré Saint-Louis.
Montréal est une île du fleuve Saint-Laurent et au milieu de l’île se dresse une montagne. Aujourd’hui la montagne est au milieu de la ville mais, dans mon enfance, elle était tout au bout, vers l’ouest. On la voyait au fond de certaines rues, comme l’avenue des Pins qui, de notre quartier Saint-Louis, conduisait à ses pentes. Les maisons la cernent de toutes parts maintenant.
Au-dessus d’un million d’hommes elle s’élève comme un lieu sacré car elle est habitée par les morts. C’est le cimetière. Des tours qui sont des maisons montent dans le ciel. La vieille église Notre-Dame avec ses deux petits clochers grêles paraît un meuble démodé et oublié dans une maison neuve. Quand je gravissais autrefois les routes de la montagne, chaque détour me découvrait un point de la pente ville lointaine. Au delà, le fleuve brillait et des montagnes se dessinaient sur l’horizon. D’une certaine allée vers l’ouest, je ne voyais que des champs, une ferme, des moutons et des vaches derrière une clôture.
Le fleuve et les montagnes sont toujours à leur place, mais la ferme, les champs et les vaches ont disparu. La petite ville n’existe plus.
Je regarde parfois un plan de Montréal qui porte la date de 1897. Cette feuille de papier, déchirée et salie, est toujours demeurée en ma possession. J’ai perdu bien des choses dans ma vie, bien des choses précieuses, mais ce chiffon de papier est resté au fond d’un tiroir, où je l’ai retrouvé, s’est glissé parmi mes affaires dans une malle d’où il a surgi. Et si je le contemple avec si vif plaisir, c’est que mon adolescence y est à jamais fixée. Les noms des rues, des squares (que l’on appelle ici des « carrés ») évoquent pour moi une époque, des gens, des figures, une façon de vivre irrémédiablement disparus.
Rue Saint-Denis, rue La Gauchetière, carré Viger, rue Saint-Hubert, rue de Montigny, rue Berri, parc La Fontaine, rue Cherrier, carré Saint-Louis, avenue de Laval, avenue des Pins, rue Duluth. Ces noms font lever en moi mille souvenirs. Je sais bien que ces lieux existent toujours.
Mais je les crois modifiés, changés, si différents de ce que j’ai connu. Il me suffit pourtant de lire ces vocables sur mon vieux plan de Montréal pour me replacer dans un passé soudain vivant. Chacune de ces rues retrouve ses maisons, l’aspect qu’elles avaient entre 1897 et 1910. Et je me retrouve moi-même.

Voir aussi :
- Rue Champ-de-Mars
- Rue de la Commune
- Rue Crescent
- Rue Bonsecours
- Rue De Brésoles
- Rue D’Iberville
- Rue Dollard
- Avenue Duluth
- Ruelle des Fortifications
- Rue Le Moyne
- Rue Le Royer
- Rue Saint-Nicolas
- Rue Normand
- Rue Notre-Dame
- Rue des Récollets
- Rue Saint-François-Xavier
- Rue Saint-Jean
- Rue Saint-Alexis
- Rue Saint-Antoine
- Rue Saint-Aimable
- Rue St-Denis
- Rue Saint-Dizier
- Rue Saint-Éloi
- Rue du Saint-Sacrement
- Rue Saint-Gabriel
- Rue Sainte-Hélène
- Rue Saint-Hubert
- Rue Saint-Jacques
- Rue St-Jean-Baptiste