Montréal en 1760
par Jean Bruchési
Le 8 septembre 1 760 – M. de Vaudreuil ayant, la veille même, fait dire au général Amherst qu’il était prêt à capituler – une compagnie de grenadiers et d’infanterie légère, commandée par le colonel Haldimand, prenait possession de l’unique batterie dont se composait alors le système défensif de Montréal. Ce même jour, le dernier gouverneur français du Canada apposait sa signature au bas du document qui consacrait la reddition de la place et de tout le pays. Dès le 9, les défenseurs, dont l’émotion soulignait davantage la lassitude et l’impuissance, remettaient leurs armes en présence des troupes victorieuses massées sur la place historique où, dans les bons comme dans les mauvais jours, les habitants de la ville avait d’instinct appris à diriger leur pas. Douze jours plus tard, il ne restait aucun soldat ni officier des armées de Louis XV ; c’en était fait de la domination, du règne de la France en Amérique, et, pour reprendre le témoignage de l’historien Henri Martin, « ainsi tomba cette race d’hommes que l’habitude de vivre au sein de la nature sévère du Nord avait rendue forte et simple comme les anciens. Dans l’Inde, on avait pu admirer quelques grands hommes ; ici, ce fut tout un peuple qui fut grand ».
Les Anglais n’avaient pas eu besoin de tirer un seul coup de fusil. Il leur avait suffi de cerner à peu près complètement ce quadrilatère en forme de parallélogramme que Montréal, avec ses 31 rues et ses quelque 800 maisons, présentait à l’époque, entre le fleuve, la rue Bonsecours, la rue Craig et la rue McGill. Bon tout au plus pour assurer la protection des habitants contre les Sauvages, le mur de pierre en mauvais état, qui entourait la ville de trois côtés et au pied duquel courait un fossé peu profond, ne permettait pas d’offrir la moindre résistance au choc d’une artillerie bien montée. Comme l’avait prévu Peter Kalm, moins de vingt ans auparavant, Montréal ne pouvait soutenir un long siège.
« Un long et étroit assemblage de maisons de bois ou de pierre à un et deux étages, dominé par les tours pointues du Séminaire, les clochers de trois églises, les murs de quatre couvents et les arbres de jardins contigus », ainsi s’offrait Montréal, en 1760, aux yeux d’un des officiers du général Amherst. À l’intérieur des murailles, le spectacle n’avait pas, à l’époque, de quoi provoquer une bien vive admiration. À peine existait-il trois ou quatre édifices dignes de retenir l’attention : le château du gouverneur, la résidence de M. de Longueuil, le Séminaire des Messieurs de Saint-Sulpice, l’Hôtel-Dieu. Ce qui passait pour être le quartier aristocratique, notamment la plus grande partie de la rue Notre-Dame qui traversait la ville dans toute sa longueur, de l’est à l’ouest, n’offrait rien de particulièrement remarquable bien que plusieurs maisons ne fussent pas tout à fait dépourvues d’élégance. Celles-là et les autres présentaient cependant une caractéristique qui mérita longtemps l’honneur d’une mention dans les récits de voyage ou la correspondance de nos premiers « touristes ». Les toits en pente du plus grand nombre étaient recouverts de feuilles de tôle blanche, aux fins, disait-on, de combattre le danger d’une combustion brusque sous le soleil trop ardent des mois d’été. Au dire de certain voyageur, elles avaient également pour effet de corriger en partie l’obscurité des rues étroites.
Ces rues du Montréal d’il y a 180 ans ! Sans doute n’étaient-elles pas tellement différentes des rues de certaines villes de la vieille France. Mais on a pu dire de ces dernières que, si elles n’étaient pas faites pour y passer, elles l’étaient du moins pour y vivre, pour y demeurer. Il n’en allait même pas ainsi des rues de Montréal, non pavées, où la neige s’amoncelait en hiver, où la poussière tourbillonnait en été, que les pluies du printemps ou de l’automne transformaient en marécages, que les débordements périodiques de la rivière Saint-Pierre recouvraient d’eau boueuse et où, à certaine époque de l’année, s’il faut en croire Nicolas Garry, assistant-gouverneur de l’Hudson Bay Company, l’abondance des mouches et moustiques obligeait les piétons à tenir la bouche hermétiquement fermée en marchant. . . Même si l’on fait à l’imagination des voyageurs la part aussi large que possible, on ne peut s’empêcher de penser à la célèbre satire de Boileau sur les embarras de Paris :
Et les nombreux torrents qui tombent des gouttières.
Grossissant les ruisseaux en ont fait des rivières.
Dépourvue de tout monument – le premier, et pendant longtemps le seul, fut la colonne Nelson élevée en 1805 – la ville était à peine plus riche en places réservées à «l’esbattement des citoyens ».
La principale, pour ne pas dire l’unique, était et devait rester, jusque vers 1860, le Champ de Mars, taillé à même le fief de Lambert Closse et dont un ravin, au fond duquel coulait la petite rivière Saint-Martin, devenue la rue Craig, marquait la limite au nord. Les Montréalais l’adoptèrent rapidement comme lieu de promenade favori.
Même après qu’ils eurent pris l’habitude d’aller en pique-nique au pied du Mont-Royal, les dimanches et jours fériés, ils gardèrent une prédilection marquée pour ce vaste plateau où les troupes de la garnison faisaient régulièrement l’exercice, et qu’ils arpentaient sagement au son des musiques militaires.
Le port n’existait pas. Une grève bourbeuse, qui servait de dépotoir municipal, en tenait lieu, entre le fleuve lui-même et les premières maisons de la basse-ville. Jusqu’à la construction des premiers quais, en 1815, voiliers, bricks et deux mâts durent ancrer au large, et le transbordement des passagers ou des marchandises continua d’être une opération délicate, peu agréable par surcroît.
Les maisons de commerce, aux contrevents de fer, aux enseignes originales, et qui devaient se multiplier rapidement, n’en continuèrent pas moins de se grouper dans le voisinage, en particulier tout le long de la rue Saint-Paul qui marquait la séparation entre la haute et la basse-ville. Ce quartier des affaires fut tout de suite, on le pense bien, le domaine exclusif des nouveaux maîtres du pays. Vainqueurs, entreprenants, pourvus en abondance d’espèces sonnantes et de crédit, les marchands anglais – et quelques Juifs parmi – pénétrèrent en somme à Montréal sur les talons des grenadiers aux habits rouges de Haldimand.
Et, à la faveur, entre autres choses, du monopole que la Grande-Bretagne devait exercer, jusqu’au milieu du XIXe siècle, sur les relations commerciales de ses colonies, ces marchands s’assuraient une avance que rien, depuis, n’a pu leur faire perdre. Les premiers ambitionnèrent même de jouer, dans la vie publique, un rôle qui leur mérita le jugement sévère de Murray et de Carleton.
« Marchands crapuleux », « cabaretiers perdus de réputation », « fanatiques déréglés », « misérables trafiquants et cantiniers » : Murray ne désignait pas autrement certains de ses propres compatriotes, avides de s’enrichir, désireux d’occuper les meilleures places, ouvertement hostiles à tout ce qui était français et catholique. Par bonheur, il y en avait d’autres qui, sans sacrifier leurs intérêts, sans renier surtout les traditions de l’Angleterre commerçante, acceptaient du moins la présence, à côté d’eux, d’hommes dont ils ne tardaient pas à apprécier les mérites, dont, parfois aussi, ils connaissaient fort bien la langue. La connaissance du français s’avérait, du reste, dans nombre de cas comme une nécessité, les Canadiens de Montréal s’obstinant alors à ne pas parler l’anglais. Les frères McGill, les frères Frobisher, les Bourgeois de la Compagnie du Nord-Ouest et leurs rivaux de la Compagnie de la Baie d’Hudson comprirent vite qu’ils ne sauraient s’assurer les services de guides, d’interprètes, voire d’agents, plus sûrs et plus dévoués que les descendants des premiers explorateurs, traitants et colons. Montréal, dans les circonstances, ne devait pas cesser, bien au contraire, d’être le grand centre du commerce des pelleteries. L’automne venu, c’était à qui embaucherait par douzaines les jeunes gens de la ville ou des environs et les enverrait en canots vers les postes éloignés de Michillimakinac, du Grand Portage ou de Niagara d’où ils reviendraient, en mai ou en juin, avec de riches cargaisons de pelleteries dont les marchands évaluaient déjà les bénéfices, au cours des réunions bimensuelles, tenues dans les salles basses et enfumées du Beaver Club.
Longtemps encore, le fleuve resterait la principale voie de communication entre Montréal et l’extérieur. L’hiver, lorsque le Saint-Laurent était gelé, il ne pouvait être question d’aller bien au-delà des faubourgs, sauf, en traîneau, par la route qui traversait le village des Tanneries et s’arrêtait à Lachine, porte des pays d’En-haut. Quant à la route de Québec, que suivait le courrier et dont une trentaine de relais marquaient les étapes, elle n’existait même plus d’octobre à la fin d’avril ; et, le reste de l’année, mieux valait encore, pour mille raisons, emprunter le chemin qui marche.
Au sud, la route qui conduisait aux anciennes colonies anglaises passait par Saint-Jean. Encore fallait-il traverser le fleuve, et, l’été du moins, c’était déjà tout un petit voyage, qui ne devint aisé qu’en 1801, avec l’établissement d’un service régulier de bateaux-passeurs entre la basse-ville et Longueuil.
Jean Bruchesi, professeur à l’École des Sciences Sociales économiques et politiques
Voir aussi :
- Montréal en 1723
- Ligne du temps : 1680 – 1760
- Fin XVIII, début XIX siècle
- Ligne du temps : 1760 – 1836
- Siècle des changements
- Montréal : 1760 – 1850
- La vie au Canada vers 1760