Jean Drapeau s’éteint
Les Montréalais sont en deuil. En Jean Drapeau, ils viennent de perdre une figure dominante de la scène municipale du XXe siècle.
Bien peu de maires peuvent se vanter d’être demeurés plus d’un quart de siècle à leur poste et d’avoir connu des époques aussi différentes, du conservatisme d’après-guerre à la Révolution tranquille des années soixante et soixante-dix.
Jean Drapeau, élu maire de Montréal en 1954, est de ceux-là. Intimement associé aux destinées de la métropole pendant plus de 30 ans, cet homme est en quelque sorte entré dans la légende, au même titre que Camillien Houde, celui qu’on surnommé Monsieur Montréal. Les deux hommes ont d’ailleurs beaucoup de choses en commun.
C’est en effet par son combat contre la conscription et ses affinités avec les mouvements nationalistes de l’époque que Jean Drapeau est entré en politique. Tout comme Camillien Houde, emprisonné durant toute la guerre pour avoir incité les Montréalais à refuser la conscription, Jean Drapeau décidait, en 1942, d’être candidat anticonscriptionniste dans Outrement-Saint-Jean.
Le futur maire de Montréal en 1954 était alors un jeune étudiant en droit, bagarreur, excellent orateur, habile à haranguer les foules et à susciter chez ses compatriotes des sentiments nationalistes qu’entretenait le talent littéraire des Henri Bourassa, André Laurendeau, Claude Vigeant et autres leaders de l’époque. Mais jean Drapeau n’eut aucun succès électoral au fédéral.
Battu lors de sa tentative de 1942, il brigua de nouveau les suffrages en 1944, cette fois au provincial, sous la nouvelle étiquette du Bloc populaire. Ce fut un deuxième échec. De toute évidence, la destinée l’appelait ailleurs. En effet, c’est au plan municipal, comme maire de Montréal, que Jean Drapeau allait connaître la gloire et le succès.
C’est l’enquête sur la moralité publique à Montréal, en 1950, qui allait permettre à Jean Drapeau, récemment admis au Barreau, de se faire connaître et de se tailler une place de géant dans la politique.
Nommé procureur public de cette enquête et s’étant adjoint les services de « délateurs » influents, Jean Drapeau se donna corps et âme à ce nouveau rôle de justicier populaire.
En 1954, poussé par des amis influents dont Pacifique Plante et l’imprimeur Pierre Desmarais, Jean Drapeau briguait la candidature à la mairie de Montréal sur le thème du « grand nettoyage » et de l’assainissement de l’administration.
Son élection fut facilitée par le départ de Camillien Houde et les révélations du rapport du juge Caron. Jean Drapeau avait alors 38 ans.
Ce premier mandat fut difficile, car il ne détenait pas la majorité au conseil municipal, qui comptait à l’époque 99 conseillers, dont un tiers de non élus. Aux élections de 1957, son pire ennemi, le premier ministre Maurice Duplessis, mit tout son poids dans la balance pour faire élire son adversaire, Sarto Fournier.
Ce fut sa dernière défaite à la mairie. Plus jamais le poste de Jean Drapeau n’allait être sérieusement menacé. Mais ce ne fut pas le fruit du hasard. Dès 1960, le maire et ses amis mirent en place une structure politique puissante et hermétique, véritable « confrérie » sous le nom de Parti civique de Montréal.
Aguerri par les expériences du Bloc populaire, adulé par la population qui voyait en lui le grand redresseur des torts de la police et des vieux administrateurs, Jean Drapeau pouvait se fier à sa bonne étoile et à ses nombreux projets d’envergure (métro, développement immobilier au centre-ville, etc.).
En 1962, il était de nouveau élu maire de Montréal avec une majorité sans précédent de plus de 116 000 voix. Pareil succès ne s’était pas vu depuis le vote plébiscitaire de Camillien Houde au lendemain de la guerre. Non seulement Jean Drapeau prenait-il le pouvoir, mais il faisait élire 41 de ses 45 candidats aux différents sièges de conseillers.
En 1966, en raison des préparatifs de l’Exposition universelle de l’année suivante, Jean Drapeau répéta son exploit avec encore plus d’éclat, remportant 95% des suffrages exprimés. À la même occasion, le Parti civique obtenait au conseil 45 des 48 sièges. Bien plus, les titulaires de 33 sièges étaient élus par acclamation, faute de combattants.
L’apothéose
À la faveur de la désignation début 1970 de Montréal comme hôte des Jeux olympiques de 1976 et des événements felquistes d’octobre 1970, Drapeau en profita pour agiter le spectre de l’anarchie lors des élections du 25 octobre 1970. Cela lui réussit à merveille, car il décrocha le pouvoir absolu. Non seulement il était réélu maire pour la quatrième fois en dix ans, mais le Parti civique remportai la totalité des 53 sièges du conseil municipal.
Après les Jeux olympiques, la grande vedette de Montréal a dû affronter de nombreux ennuis avec la commission d’enquête Malouf sur le coût des Jeux, qui le désigna responsable du dépassement du budget, et la démission forcée de son bras droit, Gérard Niding, à la suite des révélations voulant que sa maison de campagne ait été payée par un entrepreneur du Parc olympique.
Malgré ces écarts, il parvint à se faire élire de nouveau en 1978 et 1982, profitant de la division de l’opposition en deux ou trois partis. En 1986, il tira un trait sur sa carrière politique municipale. Le parti qu’il avait créé, le Parti civique, fut décimé par le RCM et devait disparaître dans les années quatre-vingt-dix.
À 70 ans, Jean Drapeau se sentait encore trop jeune pour prendre sa retraite. En décembre 1986, le gouvernement fédéral le nomme ambassadeur à l’UNESCO, fonction qu’il occupera de 1987 à 1991.
Héros pour les uns, dictateur pour les autres, Jean Drapeau n’en restera pas moins l’une des plus grandes figures de la métropole. Récipiendaire de six doctorats honoris causa, de la médaille de compagnon de l’Ordre du Canada et de celle de grand officier de l’Ordre du Québec, le maire Drapeau s’était fait une réputation de grand bâtisseur du Montréal moderne en obtenant pour sa ville un statut international.
Les Montréalais viennent de perdre un grand homme qui, malgré sa démesure et son autoritarisme, a su leur donner le sentiment d’être un peu plus grands.
Texte, publié dans La Presse le 12 août 1999.