L’Institut des Frères Charron à Montréal
On a vu précédemment que l’Hôpital, sous la direction des Frères Hospitaliers, était une institution prospère et florissante. La fondation canadienne de François Charron avait été dès le début largement dotée de biens-fonds; et l’œuvre avait été lancée d’opulente façon. Durant la première décade, l’Hôpital avait donné asile à plus de cent invalides, malades ou infirmes. En 1706 l’Institut des Frères comprenait un personnel de huit religieux profès, quelques novices et plusieurs « donnés ». L’abbé de La Colombière avait la direction spirituelle de la communauté, au nom de l’évêque, et s’employait avec grand dévouement à consolider l’esprit religieux du premier institut canadien. L’établissement paraissait assuré de l’avenir.
Un véritable coup de foudre éclata soudain en 1707 dans un ciel sans nuage. Ce fut depuis lors une longue suite de grondements sourds, un amoncellement de nuées grises et menaçantes, traînant au-dessus de l’Institut jusqu’à sa disparition quarante ans plus tard. Le ministre, M. de Pontchartrain, fit savoir à l’intendant et au sieur Charron que le roi faisait défense aux Hospitaliers de porter aucun habit religieux et de s’engager par des vœux de religion. (« Sa Majesté ne veut absolument pas que le service de l’hôpital soit fait par des personnes portant un habit uniforme et ayant prononcé des vœux simples ou autres, ceci étant une maison de charité établie pour le soulagement du public. Sa Majesté est bien aise qu’il reçoive toutes personnes qui ne sont plus en état de gagner leur vie et qu’il y instruise la jeunesse.» — Édouard Richard: «Rapport sur les Archives de France,» 1899, p. 108. La même défense fut portée contre les sœurs de la Congrégation de Notre-Dame; mais dans ce cas, le roi finit par autoriser les vœux simples).
L’évêque intervint en faveur des Frères; mais le roi ne voulut rien changer à sa décision. Le fondateur passa en France, où il demeura cinq ans, s’employant à plaider vainement sa cause à la cour et à faire du recrutement pour sa communauté. Après cette longue absence, quand sa présence ici eût été si nécessaire, il revint à Montréal en 1713. Il constata avec regret que quatre frères sur huit avaient quitté l’Institut et que l’œuvre de sa vie périclitait misérablement.
Au cours d’un autre long voyage en 1717, le supérieur tenta d’unir les Frères à la Compagnie de Saint-Sulpice, puis à la congrégation naissante des Frères des Écoles chrétiennes. Ni l’une ni l’autre de ces démarches ne réussit.
Le frère Charron forma alors le projet d’ajouter à l’œuvre de l’hôpital celle des petites écoles. L’Institut en reçut un regain d’activité et de sympathie qui parut lui redonner la vie. Le roi donna son adhésion complète à ce projet d’enseignement primaire et dota l’œuvre nouvelle d’un revenu annuel de 3 000 livres. Le supérieur se rembarqua avec une dizaine de bonnes recrues, destinées surtout à l’enseignement. Le frère Charron ne devait pas revoir sa chère fondation. Il mourut en mer au mois de juillet 1719.
Au nombre des nouveaux frères se trouvait un homme, en qui le fondateur avait mis toute sa confiance, c’était Louis Turc de Castelveyre, en religion frère Chrétien. Celui-ci, dès son arrivée en Canada, fut choisi par l’évêque comme supérieur des Frères Hospitaliers et imposé à la communauté.
Le premier soin du nouveau supérieur fut d’établir des écoles de garçons à la Pointe-aux-Trembles, à Boucherville, à Longueuil, à Batiscan, aux Trois-Rivières et à l’Hôpital Général même. Trois ans plus tard le frère Chrétien ramenait de France dix nouveaux maîtres d’école, en vue d’autres fondations scolaires dans la ville et les villages avoisinants.
Malgré ces apparences de développement et de prospérité (En 1730, l’institution possédait plus de 4 500 arpents de terrera Chambly, en plus de ses propriétés de la ville. — « Histoire de l’Hôpital General, vol. 1 page 63) l’Institut était en voie de désagrégation. La multiplicité des œuvres et l’éparpillement des sujets étaient une cause de grande faiblesse pour l’institution.
Les ressources financières, si abondantes au début, n’étaient plus suffisantes pour couvrir tous les besoins de l’hôpital et des écoles: le soin des malades et des invalides pas plus que l’enseignement public n’ont jamais été par eux-mêmes productifs de revenus pour en compenser les frais encourus. La communauté fît des dettes pour soutenir ses œuvres diverses.
L’on avait peut-être commencé trop grand. Les solides institutions ont généralement des débuts modestes.
Le mal était encore plus profond au sein même de la communauté. Le relâchement et l’irrégularité ne se faisaient pas moins sentir dans l’hôpital, où les pauvres végétaient en petit nombre. Le délabrement qui régnait par tout l’établissement n’accusait que trop l’absence de discipline régulière. (« Histoire de l’Hôpital Général des Sœurs de la Charité,» vol. I, p. 53.) Il semble bien que les interminables voyages du fondateur en France aient été préjudiciables à la formation des frères, comme à l’orientation définie des diverses entreprises. Son successeur commit la même erreur. Au printemps de 1723, il passa en France, où il séjourna indéfiniment.
L’évêque de Québec avait enfin approuvé les règles et constitutions des Hospitaliers, le 8 octobre 1723. Il était trop tard. La situation matérielle, financière et religieuse de l’Hôpital Général et des écoles empirait chaque jour et l’Institution glissait vers la déchéance complète. Loin d’améliorer les finances de sa communauté, le supérieur, par suite d’emprunts renouvelés et de transactions malheureuses, n’avait fait que la plonger dans de nouveaux embarras. («Histoire de l’Hôpital Général des Sœurs de la Charité,» vol I, pp. 60 et suivantes). À bout de ressources, frère Chrétien s’enfuit à Saint-Domingue. Vers 1735, il réussit, dit-on, à satisfaire à tous les engagements, dont il était personnellement responsable; mais il ne revint jamais au pays. (Mémoire de Jacques Viger, cité dans l’Histoire de l’Hôpital Général, vol. I, pp. 61 -62.)
Mgr Dosquet commença la désagrégation de l’Institut des Frères Charron en faisant défense de recevoir de nouveaux sujets et en libérant de leurs vœux les anciens qui voulurent rentrer dans le monde. («Histoire de l’Hôpital Général des Sœurs Grises,» vol. I, p. 65.) Le troisième supérieur, frère Janto, délégua en France le frère Hodiesme pour essayer d’unir la communauté à quelque corps religieux solidement établi. Ces démarches ne réussirent pas.
La cour ayant refusé tout nouveau secours, la congrégation des Frères était définitivement vouée à l’extinction complète, à laquelle tout le monde n’était pas indifférent. («La crainte de voir l’évêque céder à des sollicitations contraires aux hospitaliers porta MM. de Beauharnois et Hocquart à écrire au ministre: «Nous attendons le nouvel évêque (Mgr de Pontbriand) pour concerter avec lui des moyens de soutenir les frères. Il serait bon pourtant de le prévenir avant son départ de France de ne pas se livrer aux idées de ceux qui ont intérêt à s’en défaire.» Ces derniers mots visaient M. Normant, supérieur du séminaire, injustement accusé d’avoir détourné les sujets qui voulaient se donner aux hospitaliers afin de substituer à ceux-ci la communauté de filles qu’il s’appliquait à former.» — Histoire de l’Hôpital Général des Sœurs Grises, vol. I, p. 69.)
Le ministre fit savoir au gouverneur et à l’intendant qu’il était opportun de prendre un parti définitif au sujet de l’hôpital. Il a été proposé, disait-il, d’y mettre des filles séculières. (Compagnes de madame d’Youville sans doute). Mgr Dosquet avait d’abord songé à confier l’œuvre aux Sœurs de la Congrégation.
Cet arrangement ne parut pas praticable. Mgr de Pontbriand pensa remettre l’œuvre sous la direction des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu. La fondation des Frères Charron avait le caractère d’un hospice, d’un asile pour les vieillards et les infirmes, alors que l’Hôtel-Dieu ne recevait que les malades. Élargir le champ de ses activités et joindre à l’hôpital une œuvre connexe mal lancée, enchevêtrée dans les dettes pouvait compromettre l’avenir du vieil institut. Le projet fut abandonné et le malheureux Hôpital Général continua de péricliter encore durant quatre années.
Enfin le 27 août 1747, le gouverneur, l’évêque et l’intendant reçurent la démission des deux seuls survivants de l’Institut des Frères Charron, les frères Jean Janto et Joseph Delorme. (Archives de la Marine, Collection Moreau Ste-Méry, vol. 11F, folio 258). La communauté canadienne des Hospitaliers avait duré un peu plus de cinquante ans. Son œuvre magnifique du soin des pauvres devait être reprise de merveilleuse façon par une autre institution, d’origine canadienne, les Sœurs Grises de la Croix.
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