Développement de l’industrie et du commerce à Montréal au XIXe siècle
Par Camille Bertrand. Histoire de Montréal, texte publié en 1942.
Cette forte armature de la vie économique que constituent les diverses organisations de transport par eau et par terre, les solides institutions financières et les entreprises connexes, tout cela a favorisé de prodigieuse façon l’établissement et le développement de l’industrie et du commerce. Montréal est aujourd’hui le plus grand centre manufacturier et commercial du Canada et l’un des plus importants du continent américain.
Il est intéressant de noter, d’après un bulletin du Board of Trade, que, parmi les grandes industries qui lui assurent son titre de métropole, il y a celle de la chaussure en bonne partie entre les mains de nos nationaux, les raffineries de sucre « Redpath » et « St. Lawrence ». Elle possède également les plus importantes manufactures d’appareils électriques du pays. L’industrie textile y est représentée par la Compagnie « Dominion », la plus forte entreprise du genre. Quant aux diverses industries du fer, on y fabrique depuis les plus grosses locomotives jusqu’aux objets les plus délicats. L’industrie de l’acier est représentée par la « Canadian Car & Foundry » et la « Dominion Steel », où l’on emploie plusieurs milliers d’ouvriers et de techniciens. Les abattoirs et le marché aux animaux sont les plus considérables qui soient à l’est de Chicago.
La fabrication des tabacs, cigares et cigarettes est réputée jusqu’en Europe. Les usines de ciment et les fabriques de peinture sont les plus importantes du pays.
Pour ceux qu’intéressent particulièrement les chiffres, nous donnons, à la fin de ce volume, quelques références industrielles depuis 1917. On y remarquera la chute subite de l’activité manufacturière de 1922, due au rajustement économique universel après la Grande guerre. Une seconde crise se produisit en 1932, conséquence de la dépression mondiale, commencée deux ans plus tôt. On peut se demander ce que sera la réaction, à la fin de la présente guerre.
Moyens de transport, institutions financières, et industries, tout cela, on le sait, est en fonction du commerce; et ce que nous en avons dit laisse déjà entrevoir l’immense étendue des opérations commerciales de la métropole. Dans ce domaine, un organisme général préside en quelque sorte aux diverses branches d’affaires, ce sont les chambres de commerce, dans lesquelles se discutent les intérêts de la collectivité. Elles servent aussi comme agents de liaison entre les pouvoirs publics et les entreprises privées.
Le premier essai d’une direction centralisée du commerce date de la formation du « Montreal Trade Committee » en 1822, et devenu depuis le « Board of Trade ».
Les commencements furent plutôt laborieux, car en 1829, il n’y avait encore que onze membres associés, dont un Canadien-français, Joseph Masson. Ce n’est que le 19 mars 1842 que la société reçut ses lettres d’incorporation. En 1855, l’institution avait acquis assez d’importance pour construire un immeuble, où abriter ses divers services; mais le feu le détruisit, dix ans après. En 1892, les progrès réalisés, obligèrent d’édifier un vaste immeuble, rue St-Sacrement, qui fut à son tour la proie des flammes à l’hiver de 1901. On décida tout de suite de reconstruire, sur le même emplacement, l’édifice actuel, dans lequel se transigent les affaires générales du haut commerce montréalais.
Les Canadiens ont, eux aussi, leur « Chambre de Commerce », fondée en 1887, grâce à l’initiative de messieurs J. Perrault, Hormisdas Laporte et Joseph Contant.
Les débuts furent difficiles, car l’on se montrait plutôt apathique à ce mouvement nouveau. Quoi qu’il en soit, l’institution est aujourd’hui florissante et commande l’attention du public des affaires. On doit à notre Chambre de Commerce d’heureuses initiatives, jusque dans le domaine de l’éducation. Ainsi, en 1906, elle participa à la fondation de l’École des Hautes Études commerciales, dont le projet venait d’être lancé par les directeurs de l’École Polytechnique. Elle a aussi contribué à la création de notre grande École technique. La Chambre de Commerce des jeunes s’est, de son côté, fort intéressée à la reprise des travaux du nouvel immeuble de l’Université de Montréal.
Mais tout cela n’est encore que la structure fondamentale des affaires. Le commerce proprement dit, c’est la vente des marchandises en vue de leur consommation ou de leur usage. C’est en quelque sorte le dernier stage des diverses manutentions des produits, du fabricant au consommateur, en passant par tous les intermédiaires du négoce.
Pour compléter le tableau précédent, il faudrait maintenant décrire l’organisation et le fonctionnement des multiples genres de commerce, établir leurs chiffres d’affaires, en suivre les développements et marquer leurs progrès. Dans le cadre restreint de cet ouvrage, cela se résumerait à une sèche et longue nomenclature de noms et de chiffres. Nous nous bornerons donc à quelques considérations générales et à certains faits typiques qui montrent bien l’expansion rapide de l’activité commerciale de Montréal.
Si nous prenons comme première base du commerce les importations et exportations, voici depuis cent ans les progrès accomplis, en différentes étapes.
Année Importations Exportations
1833 £ 3,475,648. £ 2,055,002.
1850 £ 7,174,108. £ 1,744,772.
1876 £ 28,890,836. £ 20,147,829.
1890 £ 44,102,786. £ 32,027,176.
1939 £170,009,433. £200,135,323.
Nos achats à l’étranger se sont donc multipliés plus de cinquante fois, alors que nos ventes à l’extérieur se sont accrues dix mille pour cent; et aujourd’hui la balance du commerce est passée en notre faveur.
Aux chiffres de 1839, il faut ajouter les 300 millions d’excédent des produits manufacturés et non exportés.
Ce ne sont encore là que les prix de revient des marchands de gros. Et il n’est pas exagéré d’affirmer, croyons-nous, que les prix établis par le fabriquant étranger ou local sont presque triplés, quand la marchandise est livrée client du détail. Tout cela dépasse de beaucoup le milliard. Et l’on comprend que les compensations bancaires de Montréal, en 1939, se soient élevées à $5,306,897,000.
En 1929, l’année record, elles avaient même dépassé les huit milliards. (Les statistiques, reproduites dans ce chapitre, nous ont été gracieusement fournies par la Chambre de Commerce, le « Board of Trade » et le Secrétariat du havre). Et maintenant rappelons quelques faits typiques, qui autorisent de conclure assez justement du particulier au général).
Il y a soixante-quinze ans (rappelons que ce texte date de 1942), les magasins de détail étaient presque tous sur la rue Notre-Dame, entre Berri et McGill et sur la rue St-Laurent, de Craig à Sherbrooke. Puis on se risqua à ouvrir de petites boutiques sur la rue Ste-Catherine; mais c’était déjà bien haut dans le nord.
C’est cependant là que fut fondée en 1868, la maison « Dupuis Frères ». De son petit local de 25 pieds par 50, au coin de la rue Montcalm, elle est passée dans son immeuble actuel, dont les agrandissements successifs couvrent une superficie de 58,000 pieds carrés, portant des édifices, variant de trois à sept étages. La maison exploite aussi un important comptoir postal, situé à St-Henri, d’où partent chaque année plus d’un million de catalogues de marchandises, distribués par tout le Canada. En trois quarts de siècles, les trois ou quatre commis du début sont devenus les 1,200 employés du personnel actuel. Et cette vaste maison de commerce est restée la propriété de la famille.
Dans le commerce des fourrures, la maison Charles Desjardins, de fondation ancienne, déclare être le plus grand magasin de détail au monde. La Pharmacie Montréal, plus récente, affiche la même prétention. On pourrait en dire autant de la firme J.-B. Lefebvre, par le nombre des magasins de chaussures qu’elle exploite dans tous les quartiers de la ville.
Nos concitoyens anglais, on le pense bien, ont pris leur très large part dans l’expansion du commerce. Ils s’établirent tous dans la partie ouest de la rue Ste-Catherine. Qui ne se rappelle le petit magasin de toiles de la rue St-Antoine, au coin de la rue des Seigneurs, devenu la florissante maison James O’Gilvy ? Il y a un peu plus de 50 ans, Henry Morgan & Cie passaient de la rue Notre-Dame au carré Philippe, où ils font un commerce général de haut ton. Quant aux grands magasins Eaton, ils eurent des ancêtres fort modestes. Ce fut d’abord la petite boutique d’un M. Brouillette passée vers 1890 à W.-H. Scroggie, auquel succédèrent Rea et Goodwin. Aujourd’hui les établissements Eaton occupent un édifice à 10 étages, couvrant tout le quadrilatère à l’angle des rues Ste-Catherine, Université et Victoria.
On pourrait croire que, depuis l’établissement de ces grands magasins, le petit commerce, en majeure partie aux mains des nôtres, aurait tendance à disparaître. En fait, il a beaucoup diminué dans le centre, mais il s’est répandu par toute la ville agrandie. Il a gagné dans l’es quartiers domiciliaires du nord et de l’ouest, au point d’occuper des rues entières, telles que Rachel, Mont-Royal, Beaubien, St-Hubert et d’autres. Dans les autres branches des affaires on constate la même activité croissante.
Comme dernière observation sur cet important sujet économique, on peut se demander si les nôtres ont su prendre leur juste part, en proportion de la population, dont ils forment presque les trois-quarts. On ne le croit pas généralement. Industrie, finance, commerce, en tout cas, ont de plus en plus pris caractère étranger et les courants de réaction ne sont guère apparents, bien au contraire.
