Vous ne le saviez pas !

Sur les traces de Thomas d’Aquin

Sur les traces de Thomas d’Aquin

Sur les traces de Tommaso d’Aquino

par Mathieu-Robert Sauvé

Curieuse profession que celle de médiéviste. Depuis 40 ans, Hughes Shooner suit à la trace, dans les bibliothèques d’Europe, un auteur renommé du XIIIe siècle.

L’histoire, par définition, commence avec la découverte de récriture. Mais si l’humanité a traversé plusieurs dizaines de millénaires sans laisser d’héritages écrits sur des surfaces qui résistaient au temps, la véritable révolution de cette forme de langage est venue avec Gutenberg. C’était vers 1450 ; on imprimait le premier livre de l’histoire occidentale: la Bible. Hugues Shooner, médiéviste de réputation internationale connu pour ses travaux sur les manuscrits du moyen âge, vit présentement la sienne, sa «révolution de récriture», à l’Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal. Il s’initie au logiciel de traitement de texte Wordperfect d’IBM.

« Si j’avais eu ça au moment où j’ai traversé l’océan avec mes trois classeurs de notes ! Une petite boîte de disquettes aurait suffi!.. Ces notes, il les a amassées depuis les années cinquante dans les départements de manuscrits des principales bibliothèques européennes. Ce qu’il recherchait ?

Les traces, toutes les traces du père spirituel de la Chrétienté moderne: saint Thomas d’Aquin.

En latin !

Il a ainsi trouvé plus de 4 000 documents, écrits de la main même du Docteur angélique ou copies manuscrites plus ou moins interprétées de son œuvre.

Ce sont près de huit siècles d’histoire de l’écriture qui sont ainsi résumés dans le bureau de M. Shooner. Des notes sur près de 40 années d’investigation dans le temps, remontant au moyen âge : des incunables (premiers livres imprimés) ; des œuvres récentes et un ordinateur qui imprime en un quart d’heure 107 pages d’un travail récent du paléographe… en latin.

Sorte d’espéranto des médiévistes, la langue morte a trouvé un moyen de survivre. « Oui, il se publie toujours des livres en latin, affirme Hugues Shooner. Je viens justement d’en recevoir un du conservateur de la bibliothèque de Cracovie. L’auteur estimait pouvoir rejoindre un plus grand public en latin qu’en polonais.»

Les livres que publie cet enseignant de l’Université de Montréal s’adressent surtout à des spécialistes. On les trouve dans la section manuscrit des bibliothèques de Paris, Vienne, Munich, de l’Université d’Oxford et du Vatican. Le troisième volume de son œuvre maîtresse, un répertoire des manuscrits connus des œuvres de saint Thomas d’Aquin, vient de paraître, et trois autres sont encore à venir.

Du cours classique à la bibliothèque du Vaticane

« Quand j’étais étudiant, dans les années trente, Thomas d’Aquin était le maître », dit le chercheur qui y a consacré sa vie. « Mais pour l’étudier à fond, il fallait passer par le clergé. Car à ce moment là, l’éducation, au Québec, était l’affaire de l’Église. »

Parti à Rome en 1946, Hugues Shooner devait y rester jusqu’en 1951. «Si je suis entré chez les Dominicains, confie-t-il, c’est parce que j’admirais saint Thomas d’Aquin. C’était la principale raison. Et c’est grâce à cet ordre que j’ai pu me rapprocher de celui qui m’a inspiré une carrière.»

À Rome, il fera des études de philosophie, de théologie, puis de paléographie, la science des écritures anciennes, «À la bibliothèque vaticane, j’ai étudié tout ce qui concernait les manuscrits médiévaux», se souvient-il.

En trois séjours prolongés, le chercheur passera plus de 20 ans en Europe où il consultera les manuscrits de près de 300 bibliothèques. Depuis 1975, il enseigne à l’Université de Montréal, le seul établissement d’enseignement supérieur canadien, avec l’Université de Toronto, à disposer d’un département d’études médiévales.

«J’enseigne tout ce que vous voulez savoir sur les manuscrits et que vous n’osiez pas demander», dit-il. Soit comment lire, dater et localiser des documents inédits qui sont nombreux dans les archives des bibliothèques des vieux continents. Certains de ces textes sont d’une valeur inestimable et attendent pourtant encore d’être classés.

Parce que si on étudie les manuscrits médiévaux, c’est dans le but de les éditer, pour éventuellement les traduire.

50 000 manuscrits en un mois

C’est au cours de sa quête des traces de saint Thomas d’Aquin que Hugues Shooner a eu sa première expérience d’enseignant. « Au début du siècle, raconte-t-il, alors que la Finlande était encore un duché russe, les autorités ont ordonné de récupérer tous les parchemins liturgiques pour tenter de reconstruire les manuscrits. Une collection énorme de fragments non musicaux ont alors été relégués en vrac dans une pièce de la bibliothèque d’Helsinki. En 1970, on m’a accordé la permission d’y chercher des manuscrits de saint Thomas d’Aquin. »

« Alors que j’effectuais ces recherches, une jeune Finlandaise autodidacte qui s’intéressait à la paléographie est venue me voir travailler. Quinze ans plus tard, à la bibliothèque vaticane, nous nous sommes retrouvés.

Devenue paléographe, elle m’a dit : « Monsieur Shooner, vous avez bouleversé ma vie! ». Elle avait choisi son orientation comme ça. Aujourd’hui, Mlle Lettina est responsable de cette section à la bibliothèque d’Helsinki et m’a écrit pour me faire part d’autres fonds qu’on ne m’avait pas signalés.»

Il y avait quelque raison d’être impressionné par le travail du chercheur. En un mois, il avait vu 50 000 fragments de manuscrits et triait ceux qui étaient reliés à l’œuvre de Thomas d’Aquin.

Retracer une œuvre écrite il y a plus de sept siècles (Thomas d’Aquin est mort en 1274) est un travail long et difficile. Du quatrième livre des Sommes théologiques, par exemple, on connaît 400 exemplaires manuscrits effectués par des copistes. Au moins cinq fois plus ont été détruits, parce qu’au moment de l’invention de l’imprimerie, on n’imaginait pas que tous ces manuscrits pourraient encore servir un jour. Puis il y a eu les guerres, les incendies, la Réforme protestante.

À ce moment-là, dans les pays Scandinaves notamment, on a systématiquement détruit les manuscrits, les considérant comme les témoins d’une ère révolue.

Des livres qui ont franchi ces obstacles et que le temps, les mites et l’humidité n’ont pas achevés, le paléographe dit déchiffrer les écrits, les classer en ordre de fidélité au texte original et en faire une sorte d’arbre généalogique à l’envers dont le sommet est considéré comme l’œuvre la plus proche de celle de l’auteur.

Le nouveau saint Thomas d’Aquin

Si la jeune génération ne connaît guère saint Thomas d’Aquin, c’est à cause d’une controverse née de son vivant, au XIIIe siècle, et qui ne l’a jamais vraiment abandonné depuis. Pour Guy Lapointe, professeur de théologie à l’Université de Montréal, c’est un «grand penseur mal connu, à partir de qui on a pourtant bâti le christianisme moderne ».

« Ce qui a fait l’originalité et la force de Thomas d’Aquin », admet M. Lapointe qui se dit plutôt heideggerien que thomiste, « c’est qu’il a osé faire de la théologie à l’université en allant puiser ailleurs que dans la Chrétienté. D’après la pensée d’Aristote, il a voulu démontrer que l’être humain y est le même que dans la théologie chrétienne. »

Lors du concile Vatican II, on a voulu se distinguer du thomisme, ce qui a eu des répercussions considérables, peut-être irréparables, pour la survie historique de ce grand penseur. Même le cardinal Léger, prenant la parole dans un discours célèbre, estimait qu’il importait désormais de prendre ses distances par rapport à saint Thomas d’Aquin.

M. Lapointe souligne qu’on peut voir un rapprochement entre les sources non chrétiennes de l’auteur des Preuves de Dieu et le fait qu’aujourd’hui, en théologie, on s’inspire autant de la psychanalyse que de la psychologie et d’autres sciences.

Les recherches d’authenticité de Hugues Shooner par rapport à la pensée de saint Thomas d’Aquin comportent d’un autre côté un aspect très « actuel » puisqu’elle recommence, peu à peu, à être étudiée à l’école, « Et on le fait de plus en plus d’après l’œuvre elle-même. soutient M. Lapointe. Plutôt que d’après les commentaires qui ont fait que celle-ci a été si longtemps mal interprétée, sinon incomprise. »

Réhabiliter Tommaso d’Aquino était-il le but de Hugues Shooner ? « Non, répond-il. Moi, je ne suis ni philosophe, ni théologien. Je suis un historien. Je suis au service de l’histoire. Aux autres d’utiliser mes recherches comme ils l’entendent. »

hugo shooner

Hugues Shooner, source de la photo : Les Diplômes, #364, hiver 1989.

Voir aussi :

Les Diplômés, N° 364, hiver 1989.

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