La « Nouvelle race » des chimistes
Par Réal Aubin, texte tiré de la revue Le Jeune Scientifique, novembre 1962.
La chimie ne jouit pas d’une réputation de tout repos. Même si le mot chimie a une origine douteuse, on continue de proposer à sa source le mot égyptien ancien «khemi» qui veut dire : “ce qui est sombre, ce qui est noir.”
Faut-il s’étonner dès lors que la chimie soit demeurée pour beaucoup d’entre nous synonyme de mystère et d’obscurité ? Faut-il ainsi justifier l’atmosphère étrange, souvent hallucinante, dans laquelle on situe — hélas, trop souvent ! — les travaux des chimistes. Vous avez sans doute regardé, une fois ou l’autre, les premières images d’une émission présentée chaque semaine sur votre écran de télévision; c’est dans la pénombre d’un laboratoire de chimie, au milieu de distillations magiques, de cornues, de serpentins, de ballons où s’agitent des liquides fumants, que nous voyons se dérouler les bandelettes qui encerclent la tête d’un “homme invisible”. . .
La littérature et le cinéma n’ont pas manqué d’exploiter ce filon et de faire intervenir périodiquement les «chimistes» au départ de situations bizarres : transmutations variées, rajeunissement ou vieillissement à volonté, etc. La panoplie d’une certaine “chimie à sensation” est richement garnie et bien entretenue.
L’alchimiste des temps anciens
Il est vrai qu’à l’époque lointaine du Moyen Age, au temps du Prince Vaillant et de Robin des Bois, les “chimistes” ne dédaignaient pas jouer aux apprentis-sorciers. Les alchimistes médiévaux (le préfixe al révèle l’influence de la langue arabe qu’ils utilisaient entre eux) cultivaient avec soin un langage farci de formules secrètes, des attitudes et un décor marqués de spiritisme, de fantaisie et de grandeur. Leurs grimoires et leurs boutiques obéissaient au plus inviolable secret.
“L’alchimiste, disait Albert le Grand, doit être silencieux et discret, il s’abstiendra de révéler à quiconque le résultat de ses essais. Il habitera un lieu reculé loin des hommes, et, dans sa maison, il réservera trois pièces exclusivement pour les opérations de son art”.
Magiciens, charlatans et chimistes en même temps, les alchimistes du Moyen Age entouraient de mystères et de légendes variées l’origine de leurs pouvoirs sur la nature et l’explication des prodiges dont ils se proclamaient responsables.
Des chercheurs enthousiastes doublés d’habiles expérimentateurs voisinaient avec de faux savants et d’illustres imposteurs dans la recherche de recettes capables de transformer en or le plus vil des matériaux.
Ce «Grand Œuvre» devait triompher surtout dans la mise au point d’un élixir de longue vie qui allait procurer jeunesse et santé et peut-être assurer l’immortalité.
On devine bien que de telles ambitions engagèrent la chimie dans de curieuses pratiques, attirèrent sur les alchimistes les condamnations sévères de l’Eghse, des rois de France et d’Angleterre, des doges de Venise. Alchimie et sorcellerie étaient sœurs et faisaient trop bon ménage.
Faut-il ajouter que les alchimistes échouèrent dans leurs projets même si, en 1669, le chimiste Becher proposait encore de transformer en or tout le sable des dunes de Hollande, tout simplement. . .
Naissance de la chimie actuelle
Il faut attendre Lavoisier (1743-1794) et ses contemporains pour que la chimie trouve son orientation actuelle. La chimie est donc une des plus jeunes sciences expérimentales de la nature car, il y a deux siècles, la botanique, la zoologie, la physique, la géologie et l’astronomie avaient atteint une certaine maturité scientifique.
Des méthodes expérimentales contrôlées non seulement de façon qualitative mais encore de façon numérique, quantitative, des emprunts à la physique, à la biologie et aux mathématiques plutôt qu’à la mythologie et à la philosophie vont modeler le style “nouvelle vague” de la chimie en lui conférant un esprit scientifique plus rigoureux. Le chimiste est désormais un expérimentateur doublé d’un théoricien. Certes, les ressources d’une imagination créatrice le favorisent, mais ses connaissances et ses méthodes de travail sont d’abord dictées par une connaissance expérimentale, intime et critique, des faits observables systématiquement, au laboratoire ou dans la nature.
Le chimiste n’est plus coupé de la collectivité qu’il entend servir. Ses travaux sont publiés et ses laboratoires sont accessibles aux visiteurs sérieux. Les vastesusines chimiques débouchent sur la rue des grandes villes. Le chimiste n’est plus un individualiste farouche qui invente des codes inintelligibles à ses collègues; plus que jamais, le chimiste s’affirme à l’intérieur d’une équipe de scientifiques, tant pour l’obtention de résultats nouveaux que pour leur évaluation.
Les journaux et les revues sont remplis des merveilles de la science moderne. Cela est vrai autant de la chimie que des autres sciences. La chimie, science fondamentale, et la chimie, science appliquée, jouent un rôle étonnant dans chacune de nos journées.
Il est pratiquement impossible et d’ailleurs passablement inutile de faire le recensement de toutes les réalisations prodigieuses de la chimie. Disons seulement que grâce aux chimistes, nous connaissons mieux la structure intime, l’architecture intérieure du monde qui nous entoure. Les techniques expérimentales les plus perfectionnées sont chaque jour mises en œuvre dans l’étude de la constitution de la matière inanimée, des propriétés chimiques des substances et des possibilités de réduire artificiellement les produits naturels.
Une « nouvelle race » de chimistes
Les savants, tout comme les médecins, tendent à se spécialiser. Dans une entrevue accordée au Figaro, le chimiste Berthelot disait déjà en 1901 : “Je suis l’un des derniers, le dernier même, je crois, qui puisse dire qu’il possède une idée complète de la science chimique dans son étendue, et cela parce que je suis arrivé à un moment où il était encore possible d’en embrasser tous les éléments. On peut affirmer que désormais ce sera impraticable. . .”
C’est ainsi qu’une “nouvelle race” de chimistes est née depuis.
Le chimiste d’aujourd’hui présente un caractère particulier. Tout en possédant une préparation scientifique fondamentale assez générale, il doit maintenant exercer sa profession dans une branche spécialisée du savoir chimique. Et encore, à l’intérieur même de sa spécialité, son action sera très diversifiée selon qu’il s’agit d’un chimiste engagé dans les recherches fondamentales, dans l’enseignement ou dans la production industrielle.
Les chimistes de recherches et les chimistes de l’industrie ne sont pas des rivaux. Au contraire, ils s’entraident et leurs travaux se complètent souvent.
La raison en est simple : la production et la mise sur le marché de nouveaux produits chimiques : essences, médicaments, tissus, etc., ne peuvent être réalisées par les chimistes de l’industrie que si des chimistes de recherches ont d’abord clairement établi les principes et les conditions de la production ou de la transformation de la matière.
C’est ainsi qu’aux alchimistes du Moyen Age, “ces hommes toujours sentans soufre, taincts et souillés de suye et charbons, vêtus de haillons et à demi paralytiques par vapeur d’argent-vif” (cité par Massain), ont succédé les chimistes d’aujourd’hui. Rompus aux exigences précises des sciences expérimentales, animés d’un véritable esprit scientifique, les chimistes de la “nouvelle race” ont entrepris de connaître à fond la matière, de la transformer et de synthétiser à partir des données acquises un nouveau monde matériel.
Le chimiste d’aujourd’hui n’a rien à envier à ses prédécesseurs.
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