La bourse aux timbres
Par une belle journée de l’automne de 1837, Sir Row Hill faisait une promenade dans un petit village du nord de l’Angleterre. Soudain, il s’arrêta; un homme était devant lui en grande discussion avec une jeune fille à la porte d’une humble demeure. L’homme insistait, la jeune fille répétait avec obstination : « Non, non, non », tout en regardant un rectangle de papier qu’elle tendait à son interlocuteur. Celui-ci dit une fois encore :
– Est-ce vraiment votre dernier mot, Mademoiselle?
– Je refuse absolument.
– Alors, je me vois forcé de la remporter.
– Tant pis.
En cet temps-là, le destinataire payait le port d’une lettre à sa réception, d’après la distance qu’elle avait parcourue.
Quand l’homme a tourné le talon, Sir Rowland Hill s’approcha et questionna la jeune fille qui, sans détours, avoué :
– Nous sommes pauvres, mon frère est marin ; il voyage, il est toujours au loin; de temps en temps, il nous envoie une enveloppe avec, dans un coin, un signe qui veut dire qu’il se porte bien. C’est tout ce que nous désirons savoir. Je refuse de payer pour une enveloppe vide. Croyez-moi, mon bon Monsieur, nous avons lieu à faire de notre pauvre argent.
Hill pensa qu’à son point de vue particulier, la jeune fille avait raison, mais qu’un système permettant de telles fraudes était mauvais. Il chercha donc un moyen de remédier à une organisation défectueuse. Le premier timbre anglais fut min en circulation le 10 janvier 1840. Sir Rowland Hill a aujourd’hui sa statue en face du Stock Exchange, à Londres, et son corps repose dans l’Abbaye de Westminster.
Mais c’est à un Français qu’on doit la première idée de la marque mobile d’affranchissement des lettres, M. de Velayer, qui inventa, en 1653, le billet de port payé. M. de Velayer n’a pas sa statue en face de la Bourse à Paris, et il n’a jamais été question de transporter son corps au Panthéon.
La France n’adopta le timbre-poste que le 1er janvier 1849, sur la proposition de M. Étienne Arago; mais, dès 1832, Émile de Girardin avait proposé un plan de réforme postale qui se rapprochait de celui de Sir Rowland Hill. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que le premier timbre français gravé par Barre fut si bien accueilli par le public, qu’il fut souvent adopté comme appoint de monnaie courante. En France, vers 1916, on connut des jours semblables avec les timbres du type « La semeuse ». Mais, on s’en souvient, ce n’était pas parce que le public les trouvait artistiques.
Les collectionneurs de timbres son innombrables. Il y en a des millions dans le monde. Le commerce des timbres émis par tous les gouvernements est considérable. Au centre de Paris, aux Champs-Élysées, exactement au carrefour Marigny se tient la Bourse aux Timbres. Voilà des années qu’en plein vent ce marché fonctionne plusieurs fois par semaine. Certains marchands mettent des éventaires sur des chaises, d’autres se promènent des albums sous le bras, une grosse sacoche pendue au côté.
Coin pittoresque, mais :
- Ils ne paient aucune patente;
- Ils ne tiennent, pour la plupart, aucun livre de comptabilité;
- Aucune taxe régulière n’est perçue sur leur chiffre d’affaires et sur leurs bénéfices;
- Cependant, chacune de leurs séances représente un mouvement d’affaires de 250,000 francs au minimum;
- Parmi tous les étrangers qui se sont infiltrés entre les marchands de timbres qui y étaient déjà établis, il existe, à n’en pas douter, des évacués des pays environnants et qu’il serait certainement utile de surveiller;
- Enfin, cet ensemble hétéroclite de commerçants de toutes nationalités et de mentalités diverses, sont installés à cinquante mètres de l’Élysée, palais présidentiel.
Et, pour conclure, M. Armand Lanote demande la création d’une « Bourse aux timbres », officielle et contrôlée, sur le modèle de celles qui existent à New York et à Londres.
Les premiers collectionneurs parisiens se réunissaient chez Mme Thomas, rue Taibout, à Paris; puis, ils s’installèrent, de 1854 à 1860, dans le jardin des Tuilleries, au pied de la « Diane chasseresse »; on les trouve bientôt trop encombrants et ils durent se réfugier derrière les chevaux de bois des Champs-Élysées. En 1874, ils furent repoussés « provisoirement » au coin des Avenues Gabriel et Marigny.
En France, le provisoire dure longtemps.
Vous rencontrez quelquefois des vieilles dames qui gardent tous les timbres; vous leur demandez si elles sont collectionneuses.
Oh non!, disent elles, c’est pour sauver ces petits chinois.
Savez-vous, d’où vient cette légende des petits chinois sauvés par des enveloppes bourrées de timbres? Voici l’histoire Un certain Laplante inventa, vers 1870 ou un peu plus tard, le « million apostolique ». Avec un million de timbres, on savait un petit chinois. Les maisons religieuses qui avaient des correspondants disséminés dans toutes parties du monde, recueillaient des stocks de timbres pour lui; il achetait à bon compte et faisait son choix dans le tas. De tous les pays du monde arrivaient des millions de timbres : il fit fortune, mais il perdit, en des spéculations maladroites, le bénéfice de sa géniale idée. L’œuvre existe toujours, reprise par des concurrents avides de découvrir, dans des amas de vignettes courantes, celles qui seront une occasion avantageuse et il y a toujours, en province, de vieilles demoiselles qui amassent des millions de timbres oblitérés, afin de pouvoir « sauver un petit chinois. »
Le pape Léon XIII était un collectionneur averti et privilégié, car les missionnaires lui envoyaient les beaux spécimens des pays qu’ils visitaient. Ingres ne s’occupait pas seulement de sa peinture et de son violon; il collectionnait les timbres. Le caricaturiste Daumier, lui aussi, avait une collection qu’il fit continuer par sa famille lorsqu’il devint aveugle. Édouard VII, alors qu’il tait Prince de Galles, consacrait beaucoup de temps à sa collection; mais ne parlons pas des souverains collectionneurs qui ont vraiment beau jeu à réunir les séries aimablement données par les gouvernements étrangers.
Jadis, on disait timbrologie pour désigner le goût des timbres; en 1864, dans le « Collecionneur », M. Maury proposa Philatelie de grec philos, amis et de Stèles, qui, en parlant d’un objet, signifie libre de tout impôt, de toute redevance affranchie. La « philatélie » est une amour à tout ce qui se rapporte à l’affranchissement. Le mot fut adopté, et vous n’en serez pas surpris, en premier lieu, à l’étranger. Aujourd’hui, i est universel, comme la manie de collectionner.
Paul-Louis Hervier, de la Société des Gens de Lettres, texte paru le 22 août 1940 dans le journal Le Canada.
Pour en apprendre plus :
- Timbres de Saint-Jean-Baptiste
- Ligne du temps, le Québec en 1854
- Le Québec (le Bas-Canada) en 1864
- Long voyage pour un timbre