Depuis Babel

Depuis Babel

Une langue mère aurait donné naissance aux 6000 langues actuellement parlées sur la planète Terre. Qu’est-elle devenue ?

Par Daniel Baril

Selon le mythe biblique de la tour de Babel (Babylone), la multiplicité des langues est due à un mauvais sort jeté par Dieu aux descendants de Noé. Refusant de se disperser après le déluge, ils décidèrent plutôt de construire une ville avec une tour dont le sommet atteindrait le ciel.

Dieu sema alors la confusion parmi eux en leur faisant parler des langues différentes. Ne pouvant plus se comprendre. Ils s’éparpillèrent « à la surface de toute la terre ».

Les théories linguistiques de l’heure sur l’origine des langues ne sont pas sans rappeler l’histoire de la tour de Babel. Anthropologues, linguistes et même généticiens sont en effet portés à penser que les quelque 6000 langues dénombrées actuellement dériveraient d’une langue unique ayant été parlée il y a de 60 000 à 80 000 ans.

À l’appui de cette hypothèse, un goulot d’étranglement provoqué par un hiver volcanique et par lequel la vie terrestre est passée il y a 75 000 ans. L’espèce humaine a alors été réduite à quelques dizaines de milliers d’individus, probablement regroupés dans une même région. Puis la vie a repris le dessus et la planète s’est repeuplée. Autre indice : au milieu des années 90 du XXe siècle, le généticien et démographe américain Luca Cavalli-Sforza a observé une étroite correspondance entre la dispersion généalogique des populations et la diversification des langues. « La superposition des branches linguistiques et des branches génétiques est une évidence, déclare Gilles Bibeau, professeur au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, guère impressionné par le projet de Cavalli-Sforza de cartographier le génome humain. Dès qu’un groupe se scinde et se disperse, il se donne une culture et la première production culturelle est sa langue. »

La langue mère

Lui-même polyglotte – il s’exprime ou se débrouille dans 11 langues, dont 3 africaines, et U s’est mis à l’apprentissage de l’hindi à 60 ans !, le professeur Bibeau est bien placé pour étudier les ressemblances inter-linguistiques qui ont conduit à l’hypothèse d’une langue commune.

Dans une conférence présentée au National Institute of Advanced Studies de l’Inde en 2003, il a donné en exemple la racine gen : celle-ci se retrouve dans d’innombrables mots dans les langues tant latines que germaniques, mots qui ont conservé une parenté sémantique peu importe le chemin emprunté ; la chaîne des transformations conduit par exemple, au français gentil et à l’anglais kindly, après un passage par le latin gens et le vieil anglais gecynd signifiant kin. « Une telle diversité dans la continuité m’impressionne », affirme l’anthropologue.

Des rapprochements de ce genre permettent de reconstruire des protolangues disparues qui auraient donné naissance aux familles linguistiques actuelles. En comparant entre elles les protolangues européennes connues ou reconstituées (latin, grec, langue proto-germanique, sanskrit), on obtient une idée de ce qu’a pu être l’indo-européen, possiblement parlé il y a (JOOO ans. Ainsi, la racine gen serait d’origine indo-européenne.

Les linguistes procèdent de la même façon pour les 300 ou 400 familles de langues connues, ce qui donne une quinzaine de protolangues. Un linguiste américain, Merritt Ruhlen, est remonté encore plus loin dans l’arbre phylogénétique pour désigner des éléments communs aux protolangues et faisant partie d’une hypothétique langue mère.

Le mot arfwa et ses dérivés, qui existent dans 31 familles de langues et qui sont toujours associés à de l’eau en sont un exemple : aka (« lac », langues andines), agud (« pluie », langues sahariennes), aqua (« eau », latin), akwa (« eau», proto-algonquin), youka (« rivière », proto-oiuralien), aka (« eau de cale », japonais), ka (« boire », Afrique du Sud). Merritt Ruhlen a recomposé ainsi 27 mots hypothétiques utilisés dans une éventuelle langue mère, dont tik pour « doigt » et marna pour « mère ».

Penser le monde par le corps

Selon le professeur Bibeau, c’est au cours du néolithique, soit il y a 10 000 ou 12 000 ans, que l’explosion des langues se serait produite. « La sédentarisation, amenée par le développement de l’agriculture oblige les peuples â se différencier parce que la vie n’avance que par amplification des différences, souligne-t-il. Cette diversification est un principe de base de la vie et un gage d’adaptation. »

La pulsion innovatrice, plutôt que la malédiction divine, serait donc à l’origine de la multiplication des langues. Mais les chercheurs ont alors un double problème à résoudre : expliquer pourquoi la diversification est survenue et pourquoi certains mots auraient malgré tout persisté d’une langue à l’autre. Le professeur Bibeau avance un modèle à trois niveaux permettant de rendre compte de ces deux mouvements.

Si l’on observe des universaux du langage, reposant apparemment sur une structure innée comme le postule le linguiste Noam Chomsky, « c’est d’abord parce que nous pensons le monde â partir de notre corps », avance Gilles Bibeau. Ces universaux résultent du fait que toutes les langues ont à régler les mêmes problèmes et qu’il y a « un nombre limité de structures d’opposition, d’inclusion ou de liaison qui forment la base de la pensée symbolique nécessaire au langage. Toutes les langues doivent composer avec le singulier et le pluriel, le masculin et le féminin, l’animé et l’inanimé, la temporalité et la localisation. Toutes les langues font aussi une association entre le bien et le haut le mal et le bas. »

A ce premier niveau organique, la langue est donc contrainte par notre relation avec le monde et cette relation relève d’habiletés psychiques universelles quelle que soit la culture. Mais le processus langagier ne se limite pas â ces structures fixes. Si nous ne parlons pas tous la même langue, c’est que des structures secondaires non fixées à la naissance interviennent également dans cette fonction. Ces structures d’apprentissage sont modelées par l’environnement et les activités propres â chaque groupe.

« C’est un peu comme une gestalt expérientielle », résume l’anthropologue pour décrire son modèle. Selon ce concept les perceptions initialement structurées sur le plan neurophysiologique structurent également le psychisme. Ces dispositions neurologiques auraient été « mises en place » il y a plus de 100 000 ans, avant la deuxième sortie d’Afrique de l’Homo sapiens. Finalement une sur-différenciation culturelle s’effectue lorsque le groupe cherche à affirmer son identité par rapport à ses voisins, un niveau de différenciation plus social et conscient que les deux autres. Le nbangdi, une langue du Zaïre dont Gilles Bibeau est spécialiste, lui sert d’exemple. Selon un scénario possible, cette langue proviendrait d’une protolangue monosyllabique d’Afrique centrale, le proto-oubanguien, parlée il y a 4000 ans et qui a donné naissance à 57 langues apparentées.

« Lorsque le groupe d’origine s’est dispersé, chaque sous-groupe a recréé la langue, indique le professeur. A partir du tronc commun primitif, des langues se sont formalisées en complexifiant les principes de base. Le nbangdi est demeuré une langue monosyllabique, mais il est passé de deux à quatre tons et est devenu très complexe. »

Parlez-vous néandertalien ?

Si les mécanismes essentiels à la parole étaient en place il y a plus de 100 000 ans, est-ce à dire que notre cousin de Neandertal, dont les spécimens les plus typiques datent de cette période, était lui aussi doté d’un langage articulé ? La question a longtemps divisé les paléontologues, mais plusieurs indices portent maintenant à penser que oui.

Carolina Maestro, étudiante au doctorat en archéologie cognitive au Département d’anthropologie, a travaillé sur les aspects culturels liés à la production du langage pendant le Paléolithique (de -12 000 à -3 millions d’années). Une des techniques employée dans cette approche consiste à étudier les empreintes laissées par le cerveau sur la paroi interne des crânes. Selon l’étudiante, des crânes d’Homo habilis datant de 1,5 million d’années révèlent que les aires de Broca et de Wernicke, respectivement responsables de la production et du décodage du langage, avaient commencé à se développer dès cette époque.

Chez les Néandertaliens, la fabrication de bifaces – outils de pierre façonnés des deux côtés – montre en outre « qu’ils pouvaient se faire une image mentale de l’outil à produire, explique-t-elle. De plus, la technique utilisée est une technique standardisée qui a nécessité une forme de communication pour être transmise. »

Cette capacité de représentation mentale, indispensable pour produire un langage, était donc présente chez les Néandertaliens. Mais pour la parole articulée, « il faut que le larynx soit situé là où 0 est chez le Sapiens moderne », précise Carolina Maestro. S’il était haut comme chez les chimpanzés, nous ne pourrions pas articuler mieux qu’eux.

Une hypothèse avancée dans les années 70 du XXe siècle à partir d’une estimation de la hauteur du larynx jumelée à l’articulation des sons chez le chimpanzé et le petit de l’être humain dépeignait un Néandertalien plutôt mal pourvu en fait d’habiletés linguistiques.

« Selon ces travaux, il n’aurait peut-être pas pu prononcer les voyelles et a ni les consonnes gel k, relate l’étudiante. Il aurait par contre été en mesure de prononcer les consonnes labiales, les dentales ainsi que les s et les z mais difficilement la voyelle u. »

Des reconstitutions plus récentes ont renversé cette hypothèse. La hauteur du larynx est entre autres déterminée par l’os hyoïde, un petit os situé à la base du cou et sur lequel sont fixés les muscles assurant l’articulation de la langue. En 1983, on a découvert le premier os hyoïde d’un Néandertalien, ce qui a permis de mieux situer la hauteur de son larynx.

On considère maintenant que « le Néandertalien avait le développement physiologique lui permettant d’émettre des sons articulés et de prononcer les voyelles cardinales i, a, é, u, mentionne Ariane Burke, professeure au Département d’anthropologie et spécialiste du Paléofithique. Et sa technique de façonnement d’outils démontre qu’il était capable de pensées symbiotiques abstraites. Sa vie sociale était très développée, sa culture sophistiquée et il pouvait imaginer un au-delà puisqu’on a retrouvé des sépultures néandertaliennes. »

Pour la professeure, toutes ces réalisations demandent un langage très précis d’un niveau sans doute assez près de celui du Sapiens moderne. On sait également que Sapiens et Néandertaliens ont cohabité pendant près de 20 000 ans au Moyen-Orient et en Europe et qu’il y a eu sans doute des guerres de territoires. Les hommes de Neandertal avaient sûrement leurs propres langues, mais qui sait si la langue mère ou même nos langues actuelles ne comportent pas quelques mots de néandertalien ?

Les universaux du langage

Tous les spécialistes du langage ne s’entendent pas sur ce que sont les « universaux du langage ». L’expression désigne moins une liste bien établie d’éléments précis qu’un thème de recherche couvrant la créativité, la sémanticité et la matérialité du langage.

On inclut dans les structures dites universelles le fait, par exemple, que lorsqu’une langue ne possède que deux voyelles, ce sont toujours une haute et une basse, comme i et a, et jamais deux voyelles de même niveau.

Un autre exemple est celui des terminaisons; celle qui marque le pluriel s’inscrit généralement après celle qui indique l’actant : il y a donc des constructions comme parl+eur+s mais jamais parl-t-s+eur. L’exemple du nbangdi cité par le professeur Bibeau est toutefois une exception Intéressante : le pluriel se marque par un a placé au début du mot.

Du côté de la syntaxe, même s’il existe six façons possibles d’ordonner le sujet, le verbe et l’objet les trois variantes où l’objet serait placé avant le sujet ne se rencontrent pour ainsi dire jamais.

La prosodie ou modulation et la tonalité sont d’autres constituants universels. Toutes les langues ont également comme caractéristique d’être plus complexes que ce qui est nécessaire et donc de pouvoir être simplifiées tant dans la syntaxe que dans la prononciation. Cela joue sans doute un rôle dans la transformation des langues.

Contraintes périphériques

Pour Victor Boucher, directeur du Laboratoire de sciences phonétiques du Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal, les universaux ne seraient que des épiphénomènes résultant de contraintes mécaniques articulatoires et respiratoires ou encore des effets du processus de mémorisation.

En laboratoire, l’étudiante Annie Gilbert a observé que, quand on présente des suites de sept ou de huit syllabes prononcées sans rythmicité — c, b, t, k, b, d, v par exemple —, les sujets ne retiennent que 10 % des éléments dans l’ordre donné. Si un rythme est introduit pour scinder l’énoncé en groupes de quatre syllabes ou moins – en faisant une pause avant ou après le k -, les performances sont quadruplées.

« Il s’agit là d’un attribut universel de toutes les langues, fait remarquer Victor Boucher. Nous procédons de cette façon même pour des séries de syllabes dépourvues de sens. » Cette rythmicité qui structure le langage parié ne serait pas fortuite, mais plutôt commandée par la capacité respiratoire et par le processus de mémorisation Immédiate. C’est ce qui expliquerait aussi pourquoi une chansonnette se retient mieux qu’un récit en prose.

Revue Les Diplômés, 2004.

Voir aussi :

GrandQuebec.com
Les théories linguistiques de l’heure sur l’origine des langues ne sont pas sans rappeler l’histoire de la tour de Babel. Image : © GrandQuebec.com.

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