Le Dernier corsaire à voiles de l’histoire
Le comte Félix de Luckner, l’illustre commandant de l’Aigle de mer, qui fit tant de tort aux alliés durant la Grande guerre, reprend la mer – Cette fois il s’agit d’une croisière de plaisir – La vie de ce marin a été prodigieuse et son énergie devrait servir d’exemple
Le monde entier vient d’apprendre avec surprise que le comte Félix von Luckner, le fameux corsaire allemand, doit reprendre la mer. Cette fois, la nouvelle croisière sera faite en paix; aucun bateau ennemi ne sera coulé.
Il est utile de profiter de l’occasion de ce voyage pour rappeler à nos lecteurs quel homme extraordinaire est ce comte von Luckner. On doit se souvenir aussi qu’il a écrit un livre de mémoires. intitulé « Le corsaire, (1914-1918) » en vente chez Payot, à Paris, et qu’on peut facilement se le procurer par l’entremise d’un libraire canadien.
Enfant, il prend la fuite
La famille du comte de Luckner destinait Félix à la carrière militaire, comme du reste tous les nobles allemands de la période d’avant-guerre. Mais pour cela, il faisait passer des examens, afin de suivre ensuite un cours d’officier. Jamais le jeune Félix n’y parvint. Après trois tentatives, son père devint furieux contre lui. L’enfant résolut de prendre la fuite. Du, reste, il voulait être marin! Il avait treize ans. Un beau matin, Félix mit dans sa poche les quelques marks qui formaient ses économies et de son frère, et prit la poudre d’escampette.
La vie d’aventures
Félix commença pour l’enfant une vie aventureuse, telle qu’il la rêvait, mais beaucoup plus dure qu’il ne avait supposée.
Il s’embarqua d’abord comme mousse, sous un faux nom, à bord d’un navire russe en destination de l’Australie. On traitait le mousse à coupé de pieds.
Dès l’arrivée à Sydney, il déserta son navire et alla se cacher dans un bouge. Alors une vie extraordinaire se présenta à lui. Toujours sous un faux nom, il s’engagea dans une troupe de fakirs hindous et leur servait d’aide, lorsque ceux-ci tombaient en « catalepsie », ou exécutaient de savants tours d’escamotage.
Mais Félix de Luckner se fatigua vite de cette existence. Il s’enfuit de la tente des fakirs, fut ramassé dans la rue par une femme de l’Armée du Salut. Il fit partie de sa troupe pendant un certain temps. Il disparut cependant encore une fois, s’engagea comme matelot et parvint jusqu’à San Francisco. Dans cette ville, il devint boxeur, car un promoteur de combats avait remarqué ses muscles formidables. Il ne demeura pas longtemps dans sa nouvelle profession! Il vola un bateau de pêche, navigua le long de 1a côte du Pacifique, l’abandonna pour se rendre à pieds jusqu’à Denver, Colorado, dans le but de rencontrer son idole, Buffalo Bill! En arrivant à Denver, il apprit que le colonel Cody était en Allemagne pour le moment…
Il parvient à New York
Fatigué mais non découragé Luckner se cacha sous un wagon de chemin de fer, et parvint ainsi à New York, cramponné à l’essieu!
Il lava la vaisselle dans un grand restaurant, fut commis d’hôtel. Il quitta ensuite New York à bord d’un autre bateau. Pendant plusieurs années, il erra sur toutes les mers du monde. Lorsqu’il sut son métier de marin à fond. îl revint en Allemagne, reprit son véritable nom et passa ses examens d’officier de marine.
Sa famille le croyait mort
Un beau jour, le vieux comte de Luckner lut sur une carte qu’un domestique lui présentait: « Comte Félix de Luckner, lieutenant de la marine de guerre ». « Mais mon fils est mort! » s’écria le vieux gentilhomme: « enfin, faites entrer ce nouveau comte ». Quelle ne fut pas sa surprise, sa joie et son orgueil en reconnaissant son fils, colosse sanglé dans l’uniforme allemand d’un lieutenant de vaisseau! Il en pleurait.
Et ce fut la guerre
Mais les aventures de ce jeune héros ne faisaient que commencer. Il assista tout d’abord à la bataille navale de Jutland. Il en revint sans blessure. Mais l’Angleterre bloquait Kiel. Impossible à la marine allemande de sortir. Von Luckner décida de forcer le blocus. Il fréta un voilier, avec un équipage choisi et quitta Kiel par un temps de tempête épouvantable. Son bateau « L’Aigle de mer », fut arrêté par un croiseur anglais, dont les officiers ne trouvèrent pas les armes dissimulées dans la cale du voilier, ni les munitions, ni les vivres pour deux ans! « L’Aigle de mer » s’en alla donc vers sa destinée de corsaire, sans être inquiété.
Le dernier corsaire
Mais ici, 1 faudrait citer le livre de souvenirs du comte de Luckner page par page. Voici quelques faits de cette aventure extraordinaire, unique dans l’histoire de la guerre mondiale.
La trois-mâts corsaire captura aux allés environ vingt vaisseaux marchands, les coula l’un après l’autre, sans perdre la vie d’un seul homme. « Tous les ennemis étaient faite prisonniers et déposés à des points peu fréquentés des côtes. Von Luckner envoya par le fond plus de 68,000 tonnes des navires français ou anglais. D’ailleurs, il n’avait qu’un canon à bord. Les autres pièces d’artillerie n’étaient que des feuilles de tôle peinturées en noir!
Le naufrage
Mais un jour que le vaisseau corsaire avait été ancré près de l’ile Mopélia, dans l’océan Pacifique, une vague gigantesque souleva le bateau, et le brisa sur les écuelles de corail.
Les naufragés s’installèrent dans l’île. Von Luckner s’embarqua dans une chaloupe avec cinq compagnons, et fit 2,300 milles dans ce canot ouvert.
En accostant à une île sous la domination anglaise, il fut reconnu et arrêté, Fait prisonnier et transporté en Nouvelle-Zélande, il s’évada avec ses compagnons, s’empara d’un autre voilier et reprit ls haute mer. II fut poursuivi par un navire de guerre anglais et repris. Il se préparait à une autre évasion, lorsque l’armistice fut déclaré. Sa vie de corsaire était finie?
Il reprend la mer
Mais voilà qu’après douze ans, le comte de Luckner reprend ls mer. Il a frété un schooner nommé « Mopélia » en souvenir de l’île de son naufrage. Il a à son bord 60 cadets de riches familles américaines et 32 professeurs. Le but du voyage est d’explorer les mers du sud et d’endurcir ces enfants.
Le navire, qui est parti le premier juillet 1930, visitera d’abord les Bermudes, Barbados, Curaçao, la Jamaïque et autres îles. On campera, on pêchera, on se promènera dans une chaloupe à fond de verre, on cherchera à repêcher les canons de bronze d’une vieille frégate espagnole. N’est-ce pas un voyage tentant? Ce sera en tout cas une croisière plus tranquille que celle de 1914-1918!
Avec son quatre-mâts « Mopélia » et un équipage de jeunes garçons, le fameux comte Félix von Luckner vient de reprendre la mer. Le second du Mopélia est le vieux Charles Muller, 42 ans de service sur toutes les mers du globe, mais pas encore fatigué. Mais cette fois, le comte n’aura sous ses ordres que des corsaires pour rire!
(Ce texte a été publié par le Petit Journal de Montréal le 13 juillet 1930).
Un compagnon de Von Luckner à Montréal
Le capitaine F. Mellert, commandant le « Memel », est dans le port de Montréal. – Il raconte les exploits qu’il a accomplis avec neuf autres compagnons dirigés par le célèbre navigateur allemand Von Luckner
Le capitaine F. Mellert, fait deux fois prisonnier en Nouvelle-Zélande et qui parcourut les mers du sud en compagnie du cote von Luckner fameux navigateur allemand, est arrivé dans le port de Montréal ces jours derniers, à bord de « Memel », un vaisseau à passagers qui est employé ordinairement au commerce mexico allemand.
La guerre
Questionné sur les circonstances qui entourèrent sa rencontre avec le comte Von Luckner, le capitaine Mellert indiqua qu’il servait alors sur le vaisseau « Alsace » qui était dans le port de Sidney.
C’est alors que l’Allemagne entra en guerre : nous reçûmes des ordres nous demandant de nous joindre à l’escadre de von Sprée, à un certain endroit de l’océan Pacifique. Quand nous arrivâmes, il n’y avait pas de flotte et le capitaine décide de se diriger vers l’archipel Samoa pour y refaire notre provision de charbon. En route, notre navire tomba aux mains des ennemis.
« Je fus du nombre de ceux qui purent échapper, dans une chaloupe du vaisseau. Parvenus à Appia, les bois furent notre refuge, mais la moitié de nos hommes tombèrent malades de la dysenterie, ce qui nous força à nous rendre.
On nous ramena en Nouvelle-Zélande où on nous enferma dans un camp. Nous y fûmes bientôt rejoints par le comte Von Luckner qui avait été fait prisonnier. Ce dernier s’institua notre chef et travailla à notre évasion.
Un bon samedi après-midi, nous partîmes onze et abordâmes une goélette, la « Moa », qui nous conduisit aux îles Kermadec ; mais lors de notre arrivée, un navire nous poursuivait, nous ordonnant de nous rendre.
Le comte Von Luckner décida qu’il ne servait à rien de risquer nos vies, et il décida de capituler. Avant de se rendre à bord du vaisseau ennemi, il prit le temps de se faire la barbe, puis alla rencontrer le capitaine du croiseur britannique.
Encore prisonniers
Cette fois, c’était la fin. On nous retourna en Nouvelle-Zélande, mais on ne nous permit pas de nous tenir ensemble, et c’est dans les cellules particulières que nous fûmes enfermés jusqu’à la fin de la guerre.
Et maintenant, le plus étrange de l’affaire, c’est que Von Luckner est de nos jours en Nouvelle-Zélande où il est l’invité du gouvernement.»
(Publié le 3 juillet 1938).
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