Allumettes au début du XXe siècle
(texte paru dans le journal Le Canada, le 4 avril 1903).
Je ne suis pas collectionneur, hélas! Cependant, je suis collectionneur d’allumettes! Chacun son goût. J’ai rassemblé un certain nombre d’allumettes de la régie. Ce sont des spécimens bien intéressants. À côté, j’ai groupé des allumettes anglaises, belges suisses, italiennes, suédoises… Les plus remarquables par leur imperfection sont assurément les allumettes de la régie. J’en ai de minces comme un fil de soie, de grosses comme un cure-dent, de brisées à la partie phosphorée, de soudées entre elles par trois, par quatre, d’effilochées comme un tissu, de courbées en arc. J’en ai aussi où l’allumette n’a pas trace de phosphore et se réduit à une petite baguette de bois. Sur 100, dans certains paquets, j’en ai rencontré 40 qui ne prenaient jamais et se brisaient net. J’en possède qui sont au phosphore jaune, d’autres au phosphore rouge ou qui sont garnies avec des compositions diverses. En général, les allumettes étrangères font meilleur figure et il en est peu qui se brisent au moment d’en faire usage.
J’ai aussi collectionné les allumettes bougies; celles-là sont généralement bonnes, même en France. Les tisons sont passables chez nous; ils se cassent aussi au ras de la substance explosive : quelques-uns se prennent jamais; mais, à cela près on peut s’en contenter. Je léguerai ma collection aux manufactures de l’État français. Elle aura sa valeur.
Il résulte de mes recherches persévérantes que l’allumette française est la plus mauvaise des allumettes. Elle pourrait être la meilleur. La fabrication est confiée à des ingénieurs sortis de l’École polytechnique, à des hommes en général de véritable valeur. Et c’est précisément la fabrication qui pèche en France. Le bois dont on se sert est sans cohésion; il se casse souvent au plus petit effort. La matière explosive ne tient pas au bois. C’est lamentable.
On fait vraiment trop d’économies chez nous sur la matière première. Sorte de France, et presque partout les allumettes vous donneront satisfaction. Il serait vraiment temps de nous placer, en matière d’allumettes, au niveau des nations civilisées. On nous vend souvent des brindilles pour des allumettes et plus cher qu’ailleurs. Et il faut se contenter de ce bois sans valeur, puisque l’État a le monopole des allumettes.
Le monopole de l’État, la jolie invention. Que les abonnées du téléphone disent aussi leur avis sur le monopole. Allumettes et téléphones, téléphones et allumettes. Nous sommes bien servis. Et l’on nous menace d’une série de monopoles. Grand merci.
En ce qui concerne seulement les allumettes – nous reviendrons quelque jour sur les téléphones – on a dû tout modifier, il y a quelques années. Le public n’a plus les allumettes d’autrefois. Les ouvriers se plaignaient vivement des maladies qui résultaient pour eux des manipulations du phosphore. Le phosphore jaune, dont on se sert encore dans quelques pays, possède la propriété d’émettre des vapeurs à une température peu élevée, bien que son point d’ébullition soit à 270 degrés. Ces vapeurs donnent lieu, quand on y est soumis longtemps, à l’affection connue sous le nom de nécrose qui se traduit l’attaque des dents et des os de la mâchoire. A vrai dire, ce n’est pas le phosphore qui engendre le mal, mais les oxydes qui se forment à sa surface. On a constaté qu’il suffisait de faire vaporiser 1 gramme d’essence de térébenthine dans 1,000 mètres cubes d’air pour empêcher l’oxydation du phosphore.
Aussi, dans certains pays, en Hongrie notamment, on additionne la pâte phosphorée de 0.5 p.c. D’essence de térébenthine et l’on suspend dans les ateliers des draps imprégnés de ce liquide. Ces précautions ont cependant paru insuffisantes dans certaines fabriques.
Dans beaucoup d’ateliers, on a trouvé que chaque ouvrier absorbait par journée de travail de dix heures, 4 millig.2 de phosphore. C’est beaucoup trop. En présence des plaintes des ouvriers, on a essayé de ventiler énergiquement, de diminuer la proportion de phosphore dans la pâte. Ces mesures ont réussi en général.
Mais en France, la crainte de la nécrose a suscité de telles revendications de la part des ouvriers de fabrique que l’on a fini par adopter une solution radicale : la suppression absolue du phosphore jaune dans la fabrication et remplacement par des substances non toxiques.
Mais existait-il un succédané approprié du phosphore jaune? On a longtemps cherché. Les gouvernements suisse et belge avaient même institué des récompenses pour la découverte d’une nouvelle substance. On chercha beaucoup. On fit des essais avec un mélange de phosphore rouge et de chlorate de potasse.
La préparation était dangereuse et chaque allumette en prenant donnait lieu à une véritable explosion. On essaya aussi de l’hyposulfite de plomb. Junius Schwienig fut plus heureux avec le plombate de chaux. Les allumettes au plombate s’enflamment doucement et sur toutes les surfaces lisses. Cependant on leur reprocha de mettre un poison à la disposition des criminels et le système fut abandonné. On l’expérimenta quelque temps cependant en France.
Les choses en étaient là, et l’on se demandait si l’on trouverait décidément le succédané rêvé, quand deux ingénieurs français de nos manufactures de l’État, MM. Sevène et Cahen, eurent l’ingénieuse idée de se servir du sesquisulfure de phosphore. Ce fut là une véritable invention. Ce composé ne fond qu’à 142 degrés, tandis que le phosphore entre en fusion à 44 degrés seulement. Sa manipulation offre bien moins de danger; il est stable et facile à conserver. Il n’est pas toxique. D’après MM. Sevène et Cahen, un homme peut en absorber 3,5 gr. sans être incommodé. Cette quantité correspond ai sesquisulfure contenu dans 6,000 allumettes.
Cette composition de la masse varie suivant qu’elle est destinée à garnir des allumettes soufrées, paraffinées ou des allumettes bougies. La fabrication mécanique est d’ailleurs restée ce qu’elle était autrefois. Seulement, les ouvriers n’ont plus à se plaindre des affections qui souvent obligeaient un certain nombre d’entre eux à quitter momentanément les ateliers. C’est donc l’allumette Sevène-Cahen qui règne aujourd’hui en France.
Elle a du bon, quoique l’invention ne se soit pas beaucoup répandue en dehors de notre pays. On continue même à dire à l’étranger que l’allumette française est la plus mauvaise des allumettes. Cependant la critique de la pâte inflammable au sesquisulfure ne nous paraît pas fondée. La pâte prend sur toute matière, même sur le verre, et exige un certain effort, ce qui met à l’abri de tout incendie,
Elle prend bien; seulement elle est inégale dans ces effets : tantôt elle est rétive, tantôt elle fait explosion, lançant des parcelles dangereuses pour les yeux. L’homogénéité n’est pas parfaite. Puis, quand elle ne s’enflamme pas du premier coup, le bois se brise, et il faut recommencer et quelquefois beaucoup plus qu’il ne faudrait. Mais ce sont là des défauts de préparation et surtout de fabrication qui ne concernent pas la pâte au sesquisulfure.
Bref, l’invention nous paraît bonne, mais on en tire mal parti. En nous voudrions bien qu’on prit garde à la fabrication. Sinon, on se plaindra toujours, et avec raison, des allumettes françaises. Je poursuis ma collection. Nous verrons s’il y a progrès dans quelques années.
