Les méfaits des grands chats de la jungle asiatique
Comme elle le fait chaque année, la presse anglo-indienne vient de publier une statistique officielle sur les méfaits des bêtes féroces qui pullulent encore dans l’Hindoustan : elle nous signale que les tigres, pour leur part, ont égorgé plus de cinq mille indigènes, la dernière année.
Il semblerait que l’humeur sanguinaire de ces grands chats ne saurait donner lieu à discussion; et c’est tout le contraire qui se produit, selon que vous interrogiez un nemrod d retour des Indes anglaises ou un chasseur qui revient d’Annam, du Cambodge ou du Tonquin.
Le premier vous dépeindra le tigre sous de bien noir couleurs : le plus redoutable des carnassiers, un monstre épris de carnage, et qui tue pour le plaisir de tuer. Le second (s’il n’y a pas en lui l’étoffe d’un Tartarin de Tarascon!) proclamera non moins éloquemment que s’est la bête la plus timide, la plus poltronne, de la faune indochinoise. Lequel a raison? Malgré qu’ils se contredisent aussi violemment, les deux verdicts sont, l’un et l’autre, l’expression de la vérité. Et je vais tenter d’expliquer ce mystère qui veut que le tigre, très féroce aux Indes, soit quasi inoffensif dans le pays voisin.
Les témoignages sur les habitudes agressives et meurtrières du tigre indien sont innombrables. Je n’exagère pas en disant que la présence d’un seul de ces félins terrorise tout un district. Les paysannes n’osent plus s’éloigner de leurs demeures, soit pour aller à la source proche, soit pour cueillir fruits et légumes sur la plantation de la famille. Elles ne se déplacent que sous la protection d’une escorte armée.
En Indochine
Par contre, il est très rare que l’on signale en Indochine, une mort d’homme due à ce roi des félins. J’ai interrogé sur ce sujet de nombreux Français qui ont passé plusieurs années dans cette colonie, et tous m’ont affirmé qu’aucun cas de ce genre n’était venu à leur connaissance.
Mon cher gendre, soit dit en passant, termine sa septième année de Cambodge. Il me permettra de dire ici qu’il n’ajoute pas à sa collection de mérites et de qualités un tempérament de Nemrod. Il m’en a fourni la preuve dans les circonstances suivantes :
Il était parti de bon matin de Pnom-Penh, la capitale, pour inspecter les travaux de construction d’une route dans un district écarté. Son automobile s’enlise dans la boue. Le chauffeur et le boy, Annamites l’un et l’autre, descendent pour dégager le véhicule. Soudain, un tigre apparaît à cinquante mètres de distance, avance encore, pousse un rugissement sourd, puis bat en retraite, d’un pas lent.
Éperonnés par une vision à laquelle ils ne trouvaient rien de bien réjouissant, les indigènes se sont hâtés de remettre la voiture d’aplomb. La voila qui file aussi rapidement que le permet le terrain… jusqu’à la nouvelle panne! C’est fois, il s’agit d’un banc de sable sur lequel les roues patinent. Et, comme les voyageurs vont mettre pied à terre pour unir leurs efforts et aider la voiture à démarrer, un tigre de grande taille surgit à vingt pas d’eux et se plante effrontément au beau milieu du chemin.
L’armement de mon estimable gendre se limitait… à un canif et à une lime à ongles. Je crois pouvoir certifier qu’il n’éprouva pas une frousse trou aiguë en cette minute tragique. Mais convenez que d’autres, à sa place, auraient été excusables de trembler dans leur peau! Finalement, à grand renfort de trompe et de klaxon, le Seigneur de la Jungle fut mis en fuite.
Il me faut expliquer maintenant pourquoi le tigre modifie ces habitudes, d’un pays à l’autre. En principe, il partage avec tous les animaux sauvages la peur instinctive de l’homme. Pour qu’il ose s’attaquer à lui, il doit y être poussé par un concours de circonstances, dont la principale est l’âge. Oui! Il acquiert ce courage sur le tard, quand il est devenu un vieillard de tigre!
Tant qu’il garde la plénitude de ses forces, le tigre ne s’alimente que de gibier. Pour s’emparer d’un cerf, d’un daim, d’un sanglier, il lui faut exercer un effort relativement considérable. Cet effort lui devient très pénible quand l’âge a roidi ses muscles : il rate son coup de plus en plus fréquemment. Un jour vient où la faim que le tenaille lui donne l’audace de s’approcher d’un village de la jungle. Vient à passer un enfant qui revient de la source proche. L’affamé le cueille, et ce premier festin, accompli sans risques ni fatigues, marque le tournant de sa carrière : c’est un nouveau mangeur d’hommes qui se met sur les rangs.
Ces conditions – raréfaction du gibier et rapprochement des villages de la jungle – ne se sont pas encore réalisées en Indochine, beaucoup plus giboyeuse que l’Hindoustan, et qui est loin d’être surpeuplée. Les tigres donc peuvent y rester débonnaires : leur panse pleine leur en donne le droit.
Victor Forbin.

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