
Quand le cinéma s’appelait Charlot
Charles Chaplin aurait eu 100 ans aujourd’hui
(Texte, publié dans La Presse, le 16 avril 1989)
Luc Perrault, cinéphile enthousiaste, avait sept ou huit ans. Ses souvenirs ne sont pas très précis. Le cinéma ne se rendait pas à cette époque dans nos campagnes reculées. Un peu après Noël, ses parents les avaient emmenés, sa sœur et lui, chez des voisins de son âge. Ces chanceux avaient reçu pour étrennes un projecteur et quelques bandes de films. Dans l’obscurité complice. Grâce à un drap tendu sur un mur de l’étage, des images s’étaient mises à bouger.
Il ne se souvient plus de ces courts métrages ni même des scènes qui y figuraient. Il ne se souvient que de celui qui y gesticulait avec une mimique drôle. Il a appris ce jour-là qu’il s’appelait Charlot.
Il était là, fasciné, devant ce feu roulant de gags servis sur le rythme saccadé d’un film muet projeté à la mauvaise vitesse. Les bandes remontaient probablement à la période Keystone. Les images sautillaient. Aucun son n’en sortait. Mais ces films, les premiers qu’il ait été donné de voir, étaient doués d’une éloquence rare. En même temps que Charlot, le cinéma était entré dans sa vie.
Hormis la présence de ce petit bonhomme mû par une pantomime bizarre, il a tout oublié de ces images. Ce qu’il n’oubliera jamais par contre, ce sont les fous rires et la joie que ces films provoquaient chez lui.
Jamais il ne se serait douté que derrière ce personnage se cachait un homme, Charles Chaplin. Tout ce qu’il voyait, c’était ce vagabond qui bougeait avec des gestes rapides, qui entrait dans un restaurant sans un sou et qui repartait sans payer après avoir mangé à sa faim, qui déjouait les policiers et se payait la tête des imbéciles. C’était un comique, un rusé, un cœur tendre, un magicien, un filou, un asocial, un marginal, un tramp, mais combien sympathique…
Les films de Chaplin n’ont jamais cessé depuis de jalonner sa mémoire de cinéphile. Après ce premier contact qui remonte à la fin des années 1940, il se souvient de ces séances de collège, certains samedis après-midi. Dans la salle académique du Séminaire de Joliette, le chahut accompagnait parfois ces images. Combien de baisers sonores et autres bruits inspirés à la salle par les gestes muets de Charlot n’ont-ils pas ponctué ces séances.
Il a encore à la mémoire la relative déception qu’avait produite en son temps – en 1967 – la sortie de La Comtesse de Hong Kong. La réédition des grands films de Charles Chaplin remonte à quelques années plus tard, 1970 pour être précis. Le vieux cinéaste avait alors accepté de relancer la quasi-totalité de son œuvre, y compris La ruée vers l’or, Les temps modernes et Le Cirque. Au Festival de Venise en 1973, tout l’œuvre de Chaplin figurait au programme. City Lights l’avait ému aux larmes.
Il suffit pratiquement aujourd’hui de se pencher pour avoir droit à Chaplin. Une série télévisée géniale de Kevin Brownlow, the Unknown Chaplin, a révélé, il a quelques années le travail maniaque du petit homme. La vidéo le met également à la portée de tous.
Une question qu’on se pose aujourd’hui est de savoir si Chaplin est encore actuel. Pour s’en rendre compte, il suffit de revoir n’importe lequel de ses films, y compris L’opinion publique qu’il s’est contenté de réaliser mais dans lequel il ne figure pas. Force est alors de constater que son langage était résolument moderne, libéré des influences du théâtre.
Charles Chaplin aurait eu 100 ans aujourd’hui. Sa naissance a précédé d’une journée celle d’Adolf Hitler. Sans doute cette antériorité lui conférait-il un droit d’aînesse sur celui-ci. Il s’en est prévalu en tournant le Dictateur dans lequel un petit barbier juif donnait une leçon à un autocrate. Le critique André Bazin prétendait que Chaplin n’avait jamais pardonné à Hitler de lui avoir volé sa célèbre moustache.
Une études a démontré le parallélisme frappant entre l’évolution des films de Chaplin et la société américaine, une société fondée sur le sexe (thème traité dans 79% de ces films) et le travail (57%). Les Américains lui ont lourdement fait payer ses attaques dirigées contre le puritanisme et l’hypocrisie sociale. Ils ne lui ont jamais pardonné non plus le fait qu’il n’ait jamais demandé la citoyenneté américaine, préférant plutôt s’établir en Suisse en 1952 avec sa femme Oona et ses enfants.
Bien sûr, ses quatre mariages successifs toujours avec des femmes beaucoup plus jeunes que lui n’ont pas plaidé en sa faveur. Mais l’isolement dans lequel on l’acculait à la veille du maccarthysme reposait bien plus encore sur son anticonformisme et son franc-parler à l’égard de questions brûlantes comme le fascisme, le socialisme, le communisme et le capitalisme. Tout comme Charlot était devenue la mauvaise conscience de la société bourgeoise, Chaplin était devenu la mauvaise conscience d’Hollywood où il s’était enrichi sans s’intégrer.
Il a répondu un jour à Cocteau qui lui demandait pourquoi il était triste : «C’est que je suis devenu riche en jouant un pauvre». En un sens, Chaplin a exploité à son profit la misère de Charlot. C’était sa façon de se venger de cette pauvreté qu’il avait subie comme une humiliation durant son enfance. Il avait été éprouvé très jeune avec une mère folle, un père absent et une enfance vécue dans des taudis. En dépit de ces épreuves (ou grâce à elles), Chaplin a trouvé le génie de transmuter en or sa propre enfance.

Charlot Chaplin. Photo do domain public.
Voir aussi :
- Théâtre Granada
- Les Plouffe
- Biographie d’Olivier Guimond
- Théâtre Lido
- Historique des cinémas à Montréal
- Théâtre Plaza
- Québec sans films américains (la censure en 1926)
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