
Romans de Georges Simenon
Trois chambres à Manhattan
(Tout Simenon. Omnibus, septembre 2002. Œuvre romanesque, tome 1)
Son pas résonnait dans les rues à peu près vides de Greenwich Village et il pensait toujours à ces deux-là qui l’avaient une fois de plus empêché de dormir.
*
Que Winnie habitait Boston. Quel était son métier ? Pourquoi venait-elle invariablement à New York le vendredi soir et non un autre jour de la semaine, ou pour le week-end, par exemple ?
*
Malgré le peu d’épaisseur des cloisons, on ne pouvait jamais saisir ce qu’il disait, sauf quelques bribes, les autres soirs, quand il téléphonait à Boston.
*
S’il reconnaissait au passage le mot Boston, il n’avait jamais pu distinguer le nom du bureau.
*
Cela sentait la foire, la lassitude populaire, les nuits où l’on traîne sans pouvoir se décider à se coucher et cela sentait New York aussi par son laisser-aller brutal et tranquille.
*
– Parisien?
– Parisien de Paris…
– Quel quartier ?
Vit-elle qu’un léger nuage passait devant ses yeux ?
– J’avais une villa à Saint-Cloud… Vous connaissez ?
Elle récita, comme sur les bateaux parisiens :
– Pont de Sèvres, Saint-Cloud, Point-du-Jour…
Puis d’une voix un peu plus basse :
– J’ai habité Paris pendant six ans… Vous connaissez l’église d’Auteuil ? J’avais mon appartement tout à côté, rue Mirabeau, à deux pas de la piscine Molitor…
*
– Vous ne mangez pas non plus ! remarqua-t-elle. Il y a longtemps que vous êtes à New York ?
*
– Attendez… La dernière fois, c’était il y a trois ans… J’y suis passée à nouveau en quittant la Suisse, mais je m’y suis à peinte arrêtée…
Elle enchaîna aussitôt :
– Vous connaissez la Suisse ?
Puis, sans attendre sa réponse :
– J’ai passé deux hivers dans un sanatorium, à Leysin.
*
Ce fut quand il lui demanda si elle était américaine et qu’elle lui répondit qu’elle était née à Vienne qu’il comprit.
– Ici, on m’appelle Kay, mais, quand j’étais petite, on m’appelait Kathleen. Vous connaissez Vienne ?
*
Et, alors qu’ils avaient parcouru une centaine de mètres, après qu’elle eut buté une fois ou deux, à cause de ses talons trop hauts, elle accrocha sa main au bras de son compagnon, comme s’ils eussent, de tout temps, marché ainsi dans les rues de New York, à cinq heures du matin.
*
La 5e Avenue, interminable, qu’il ne reconnut soudain, après en avoir franchi une dizaine de blocs, qu’à une petite église…
*
Elle parla de sa fille. Elle avait une fille quelque part en Europe, mais il ne put pas savoir où, ni pourquoi elle en était séparée.
Ils atteignaient les environs de la 52e Rue et, au fond de chaque rue transversale, ils apercevaient maintenant les lumières de Broadway, avec de la foule noire qui coulait sur les trottoirs.
*
Son mari, Ronald, a obtenu, il y a trois ans, une situation importante à Panama… Jessie a essayé de vivre là-bas avec lui, mais elle n’a pas pu, à cause de sa santé… Elle est revenue à New York, d’accord avec Ronald, et nous avons pris un appartement ensemble… C’était dans Greenwich Village, non loin de l’endroit où vous m’avez rencontrée…
*
Mais ils venaient de traverser l la 6e Avenue et Combe s’était arrêté sous l’enseigne lumineuse d’un hôtel. L’enseigne était violette, d’un vilain violet, au néon. Lotus Hotel.
*
– Où allons-nous ?
– Manger quelque chose à la cafeteria du Rockfeller Center.
*
Il s’aperçut qu’elle retirait son gant. C’était pour glisser tout simplement sa main nue dans la sienne et ils restèrent ainsi sans bouger, sans parler, tout le temps que dura le trajet jusqu’à Washington Square. Ce n’était plus le New York bruyant et anonyme qu’ils venaient de quitter mais, dans la ville même, un quartier qui ressemblait à une petite ville telle qu’on en peut trouver dans n’importe quel pays du monde.
*
Ils étaient revenus à Washington Square qu’ils contournaient à pas lents et il y avait toujours un monde entre eux deux.
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Du chauffeur qui les avait amenés à Greenwich Village et qui ne l’avait probablement pas remarquée, qui ne pensait sans doute qu’à son pourboire.
*
Ils étaient, comme la veille, tout au bout de la 5e Avenue, et déjà il éprouvait le besoin de répéter les mêmes gestes.
*
Ou alors, elle n’avait pas pensé à faire un rapprochement entre l’homme qu’elle rencontrait à Manhattan à trois heures du matin et celui dont elle avait vu le nom en grosses lettres sur les murs de Paris.
Elle questionnait, comme ils passaient devant un restaurant hongrois :
– Tu connais Budapest ?
*
Puis il les rouvrit et il se vit, comme un autre aurait pu le voir, mais avec plus de lucidité, debout sur un trottoir de la 5e Avenue, avec, à son bras,, une femme qu’il ne connaissait pas et avec qui il allait Dieu sait où.
*
– Nous avons vécu deux ans à Berlin, où mon mari était attaché à l’ambassade de Hongrie. C’est là, à Swansee plus exactement, au bord du lac, que ma fille est née. Elle s’appelle Michèle.
*
– Pauvre Michèle ! Elle vit maintenant chez une de ses tantes, une sœur de Larski qui ne s’est jamais mariée et qui habite seule un immense château, à une centaine de kilomètres de Buda…
*
– Il a été nommé premier secrétaire à Paris et nous avons dû nous installer à l’ambassade, car l’ambassadeur était veuf et il fallait une femme pour les réceptions…
*
À quel moment mentait-elle ? Quand elle lui avait parlé une première fois de Paris, dans la boutique aux saucisses, elle lui avait dit qu’elle avait habité en face de l’église d’Auteuil, rue Mirabeau. Or jamais l’ambassade de Hongrie n’avait été installée rue Mirabeau.
*
Un jour que le chauffeur avait failli nous faire capoter dans la Forêt-Noire, il l’a étendu par terre d’un coup de poing, puis il l’a frappé du talon au visage en me disant avec calme : « Je regrette de n’avoir pas de revolver sur moi. Ce rustre aurait pu vous tuer. »
*
– Nous avons vécu trois ans à Paris…
Hier, elle avait dit six. Avec qui avait-elle vécu les trois autres années ?
*
A cause de cela, mon mari a prétendu que ma santé ne me permettait pas de vivre à Paris et m’a installé dans une villa de Nogent.
*
– C’est à ce moment-là que tu es allée en Suisse ? – questionna-t-il en parvenant presque à voiler son ironie.
Elle comprit quand même. Il eut l’impression qu’elle comprenait, car elle répliqua assez méchamment, sans entrer dans les détails.
– Pas tout de suite. J’ai d’abord vécu pendant un an sur la Côte d’Azur et en Italie.
*
Là-bas, à Greenwich Village, il mettrait de l’ordre dans sa chambre. Il trouverait peut-être le moyen de la faire nettoyer ?
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Avec qui était-elle allée se promener au Central Park et quels souvenirs essayait-elle d’y retrouver ?
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Etait-ce pour cela, pour mettre un souvenir lumineux dans leur mémoire, qu’elle avait tenu à se promener à son bras dans Central Park où un soleil tiède les enveloppait des dernières bouffées de l’automne ?
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Cela leur donna à tous deux la même pensée car, quand le soir commença à tomber, l’air à fraîchir, quand une ombre plus dense les attendit au tournant des allées, ils se regardèrent comme pour un accord muet et ils se dirigèrent vers la 5e Avenue.
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Ils se mêlèrent longtemps à la foule de Broadway et entrèrent dans d’autres bars, sans jamais y retrouver l’atmosphère de leur coin familier.
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Dans la 42e Rue, il y avait une boutique de Chinois où l’on vendait des tortues minuscules, des bébés-tortues, comme l’annonçait un écriteau.
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Il était peut-être deux heures du matin, peut-être davantage, et ils marchaient toujours, et ils refaisaient en sens inverse cette longue route de la 5e Avenue qu’ils avaient déjà parcourue deux fois.
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Ils retrouvaient, les jambes lasses, la paisible perspective de Washington Square.
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Et lui qui était assez méticuleux, peut-être un peu trop, sur le chapitre de la toilette, faillit sortir non rasé, les pieds dans des pantoufles, comme on le voit faire par certains gens le matin, à Montmartre ou à Montparnasse, ou dans les quartiers populaires.
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Il s’arrêtait, attendri, pour contempler un orgue de Barbarie arrêté au bord du trottoir et il eût juré que c’était le premier qu’il voyait à New York, le premier qu’il voyait depuis son enfance.
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– Lorsque je vivais à Vienne avec ma mère… Je t’ai dit que ma mère était une grande pianiste et qu’elle était célèbre ?
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– Je jouais au théâtre de la Madeleine, à la Michodière, au Gymnase. J’ai fait des tournées dans toute l’Europe et en Amérique du Sud.
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A Paris, tout le monde est au courant et on en a fait des échos dans les petits journaux.
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C’était le soir, dans notre maison de Saint-Cloud… Une maison que j’ai fait bâtir, car j’ai toujours aimé les maisons…
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– Le garçon est en Angleterre, à Eaton. Il y a déjà deux ans qu’il y est et j’ai voulu que rien ne fût changé. Ma fille, elle, vit chez ma mère, à la campagne, près de Poitiers.
Comme nous habitions Saint-Claud et que nous rentrions le soir en voiture, il nous arrivait souvent de nous retrouver au Fouqut’s, avenue des Champs-Élysées…
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– Je crois que je vais quitter Paris prochainement.
– Où vas-tu ?
On m’offre un contrat à Hollywood.
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Elle n’ignorait pas qu’il y a quatre ans j’ai en effet reçu une offre de Hollywood et je ne l’ai refusée qu’à cause d’elle.
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A Hollywood, il y a quelques artistes français que je connais intimement.
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J’ai préféré venir à New York. D’ailleurs, les contrats se décrochent aussi bien ici qu’en Californie.
J’ai d’abord habité un grand hôtel dans Park Avenue.
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Par Laugier, un auteur dramatique français qui habitait New York depuis deux ans, il avait obtenu quelques émissions à la radio. Il avait tenu aussi un rôle de Français, dans une comédie jouée à Broadway, mais une pièce, essayée d’abord à Boston, n’avait tenu l’affiche que trois semaines.
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Il avait marché jusqu’à Washington Square, où il avait pris l’autobus qui parcourt la 5e Avenue de bout en bout.
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Le poste de radio était dans la 66e Rue et, quand il descendit de l’autobus, il se croyait encore heureux, tout au plus ressentait-il un malaise vague, à peine une inquiétude, un manque d’équilibre, plutôt ou peut-être ce que l’on appelle un pressentiment.
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Pourquoi alors s’assombrissait-il à mesure qu’il s’éloignait de Greenwich Village ?
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Il est actuellement ambassadeur au Mexique. Il a été longtemps premier secrétaire à Paris où je l’ai connu.
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Il me semble, depuis, l’avoir aperçu à New York.
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– Vous savez, on finit par retrouver tout le monde à New York.
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Il avait envie de sauter dans un taxi, tout de suite, de se faire conduire à Greenwich Village.
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A Paris, la situation aurait été renversée.
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– Vois-tu, mon coco, New York, c’est ça… Un jour, tu es…
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Aujourd’hui, à cet instant, au coin de la 66e Rue et de Madison Avenue, il était vraiment un corps que rien n’animait, dont la pensée, la vie étaient ailleurs.
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Ainsi mois, après ma deuxième pièce, à la Porte-Saint-Marin…
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Et ce mot-là évoquait pour Combe les répétitions qu’il avait eues à New York, dans une salle de spectacle minuscule, à un vingtième ou vingt-cinquième étage de Broadway.
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Moi ou un autre… N’importe qui… Ou le gigolo de Cannes…
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A la cafeteria du Rockefeller Center, par exemple, où il commandait exactement le même menu que la première fois.
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– Tu vois ! C’était dans Broadway ? Montre-moi le cinéma.
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Son bateau était à Boston. Il était venu à New York pour le week-end avec un ami…
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Car c’est la mode à New York, n’est-ce pas, l’amour dans les taxis ?
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– Dans un petit restaurant français de la 42e rue.
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Washington Square… Les provinciales et désertes de Greenwich Village… La boutique en contrebas du Chinois qui repassait du linge dans une lumière crue…
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Il était installé comme tout le monde sur une chaise, une vieille chaise à fond de paille qu’il avait dû apporter jadis des confins de sa Pologne ou de son Ukraine.
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Au début, vois-tu, quand son mari a eu cette situation à Panama, et qu’elle s’est aperçue que le climat ne lui convenait pas, Jessie s’est installée dans le Bronx. Elle travaillait à ce moment-là comme téléphoniste dans un building de Madison Avenue.
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L’appartement était tout petit, tout bête, un appartement comme il devait y en avoir des milliers à New York, avec le même cosy-corner dans le salon, les mêmes tables basses, les mêmes guéridons et les mêmes cendriers près des fauteuils, à portée de la main, le même tourne-disque et la même bibliothèque minuscule dans un angle, près de la fenêtre.
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Il ne lui a permis d’emporter que ce qu’elle possédait déjà il y a trois ans, quand elle est revenue de Panama.
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– Je l’ai achetée dans la 52e Rue. C’était très cher, tu sais.
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Nous mangions dans le même drugstore, je te le montrerai aussi, à un coin de Madison Avenue.
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Elle habitait le Bronx, je te l’ai dit.
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J’avais fini par trouver une place dans un cinéma de Broadway.
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Il est inconcevable qu’il existe encore à New York des gens sans téléphone.
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De la 66e Rue, il aurait dû prendre l’autobus au coin de la 6e Avenue, et au lieu de cela, il se mettait à descendre celle-ci à pied dans le soir qui tombait.
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Tous les soirs, à cette heure-ci, Laugier s’y trouvait, avec quelques Français, la plupart du temps, établis à New York ou de passage, ou avec des internationaux.
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C’était un peu l’atmosphère du Fouquet’s et, quand il était arrivé aux États-unis, quand on ne savait pas encore qu’il avait l’intention d’y rester et surtout d’y gagner la vie, les journalistes étaient venus l’y photographier.
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C’était à un gala du Lido et j’ai d’ailleurs, dans ma poche…
Un journal français qui venait d’arriver à New York.
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– Alors, sit u n’en sais rien, retourne en France et signe tout de suite le premier contrat qu’on t’offrira à la Porte-Saint-Martin ou à la Renaissance.
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Comme cela venait de Mexico, il s’était dérangé.
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Sa dernière lettre venait de Hongrie et elle ne me parlait pas de voyage.
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Il n’y a pas de service aérien de nuit avec le Mexique.
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– A la Gare centrale.
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Je ferai un appel aux renseignements de New York.
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Il ne s’y était décidé que quand il en avait trouvé une marquée du pavillon bleu et orange de Grace Line, une lettre de Jessie, envoyée par avion des Bahamas.
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Cette lettre-ci portait un timbre de France et venait de Toulon.
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Mon sous-marin et quelques autres ont été versés de l’escadre de l’Atlantique dans l’escadre de la Méditerranée. Autrement dit, mon port d’attache devient Toulon au lieu de notre bon vieux Brest.
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Nous avons fini pour nous installer à La Seyne.
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Il fera très bien dans les salons de la rue Royale, surtout les soirs de grande réception.
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Il se souvenait du chiffre. Il se souvenait aussi que la modiste habitait dans la 260e Rue.
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J’espère que l’air du Connecticut vous fait du bien. De mon côté, mes affaires m’ont empêché de quitter New York aussi longtemps que je l’aurais désiré.
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Les rues étaient vides. New York était vide.
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Je t’avoue que je n’ai pas osé demander la communication avec New York.
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Et, comme il avait essayé d’imaginer – si faussement – l’appartement qu’elle avait partagé avec Jessie avant de le connaître, il imaginait cette vaste maison de l’ambassade, à Mexico, ce Larski, qu’il n’avait jamais vu, dans son bureau, avec Kay en face de lui.
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Il avait dit qu’il était venu seul à New York, et que c’était la solitude qui lui avait fait comprendre la valeur inestimable d’un contact humain.
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Voilà deux êtres qui gravitent, chacun de son côté, sur la surface du globe, qui sont comme perdus dans les milliers de rues, pareilles les unes aux autres, d’une ville comme New York.
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– Il y a maintenant, à New York, des tas d’endroits où je ne puis plus passer seul.
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Ils étaient à Greenwich Village, à deux pas de Washington Square.
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Je serai à New York, le soir.
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Et, tout à coup, vers midi, alors qu’il était demeuré à peu près immobile jusque-là, il avait marché vers son téléphone et il avait demandé, pour la première fois, une communication à longue distance, un numéro de Hollywood.
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Il était impossible de savoir, par exemple, que, depuis une heure qu’il attendait à l’aéroport de La Guardia, il se demandait sans aucun romantisme, simplement parce qu’il connaissait l’état de ses nerfs, s’il supporterait le choc.
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Il avait traversé Greenwich Village en direction des docks, du pont de Brooklyn, et c’était la première fois qu’il avait traversé à pied cet immense pont de fer.
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L’East-River avait des vagues rageuses et des crêtes blanches, des remorqueurs sifflaient comme en colère, d’ignobles bateaux bruns, à fond plat, qui transportaient, comme des tramways, leur cargaison de passagers, suivaient une route invariable.
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– Quelque part, n’importe où, vers Washington Square, lançait-il au chauffeur.
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Il n’y aurait plus de chambre à Manhattan.
26 janvier 1946. Première édition : Presses de la Cité, 1946.

Novembre
(Tout Simenon. Omnibus, janvier 2003. Œuvre romanesque, tome 14).
Depuis le matin, une des plus violentes tempêtes de l’année déferlait sur la France et la radio parlait de toits enlevés, de voitures transportés sur plus de dix mètres, de bateaux en perdition dans la Manche et dans l’Atlantique.
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Le professeur Shimek n’est pas beau. Il a cinquante-deux ans, une fille de quatorze, une petite femme boulotte et rieuse qu’il a épousée avant la guerre et après son départ de Tchécoslovaquie.
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Son village, Villaviciosa, est situé dans la Sierra Morena, quelque part au nord de Cordoue.
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Olivier, qui a choisi la chimie, suit les cours de la Faculté des sciences, à l’ancienne Halle aux Vins.
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– On voit bien que ce n’est pas de toi qu’il s’agit. Est-ce qu’il va voir ce que tu fais à Broussais ?
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Maintenant, avec le grade de capitaine, mais toujours en civil, il travaille dans un bureau du boulevard Brune, à peu près à hauteur du stade Jules-Noël, ce qui le met à quelques centaines de mètres de Broussais.
Novembre. Photo par ElenaB.
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Il a fallu que ce soit un jeune médecin de Broussais qui me dévoile la vérité.
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Notre maison est située à Givry-les-Étangs, en bordure du bois. C’est plutôt une villa, en briques depuis longtemps ternies, avec des enjolivures en céramiques de couleur, un toit compliqué et deux clochetons. Elle a été construite un peu avant la fin du siècle dernier par un oncle de mon père, un Le Colanec aussi, qui a été administrateur colonial à Madagascar, puis au Gabon.
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Cela lui a permis, en quelques années, d’amasser une petite fortune et de venir faire construire à Givry-les-Étangs. Il y a deux étangs, en effet, non loin de chez nous, l’Étang-Vieux, qui est devenu une sorte de marais, et le Grand-Étang, sur lequel nous avons une vieille barque toujours pleine d’eau croupie.
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Après Givry-les-Étangs, quelques kilomètres me séparent encore de la route Saint-Cloud-Versailles, où le trafic est plus intense et où je dois faire attention.
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C’est à partir de cet endroit-là que je ne me sens plus de liens avec ma maison mais bien avec l’hôpital Broussais.
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Le pauvre Ropart a dû être le premier à savoir car, pendant plus d’un an, il m’est arrivé de sortir avec lui et de passer une heure ou deux dans son logement de la rue de l’Éperon.
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Je savais aussi qu’il habitait un vaste appartement place Denfert-Rochereau, face au Lion de Belfort.
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Seul mon père n’a aucune excuse pour ne pas rentrer aux Glaïeuls mais il aura soin de s’enfermer dans son bureau pour faire semblant d’y travailler.
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Tout au plus prend-elle la voiture pour aller faire son marché à Givry-les-Étangs et, une ou deux fois par semaine, au supermarket de Versailles.
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Son frère, Fabien, directeur des Chocolats Poulard, habite Versailles avec sa femme et ses deux enfants. Une autre sœur, Blandine, habite Paris, rue d’Alésia, où son mari a une entreprise de déménagements et de transports routiers. Quant à Iris, celle qui est restée célibataire, elle a un petit appartement place Saint-Georges et elle gagne sa vie comme sténographe.
La grosse, comme on appelle Alberte, a épousé un important épicier de Strasbourg, et Marion habite Toulon.
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Le matin, à neuf heures et demie, Manuela part pour Givry la première afin d’assister à la messe. Elle n’a pas congé le dimanche. Son jour est le mercredi, parce que c’est aussi le jour de son amie qui travaille avenue Paul-Doumer, près du Trocadero.
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Il est breton, du Pouliguen, près de La Baule, où son père tenait une petite librairie et où sa mère vit encore dans une maison de retraite.
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Manuela en a pour vingt bonnes minutes à revenir à pied de Givry.
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Non seulement les Rorive, qui ont été pendant trente ans crémiers rue de Turenne, étalent naïvement leur satisfaction d’avoir réussi, mais ils se croient obligés, parce qu’ils prennent place, tous les deux.
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Je vais aux Champs-Élysées où, malgré la pluie, on fait la queue devant les cinémas.
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Après le cinéma je me promène aux Champs-Élysées, à regarder les vitrines.
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Je me mets, du coup, à penser à ma tante Iris et à son existence solitaire dans son logement de la place Saint-Georges. Elle travaille dans une grosse affaire de publicité de l’avenue des Champs-Élysées.
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J’aimerais avoir des contacts avec elle, me rendre parfois place Saint-Georges, où je n’ai jamais mis pieds.
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Comme il n’y en a plus à la maison, je suppose qu’elle a pris la voiture et qu’elle est allée acheter deux ou trois bouteilles à Givry ou à Versailles.
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En principe, elle déjeune au restaurant avec son amie Pilar qui travaille chez un gros industriel de l’avenue Paul-Doumer.
Ensuite, ensemble, elles courent les magasins, dînent je ne sais où et finissent la journée dans un bal de l’avenue des Ternes : Chez Hernandez.
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Je me suis dirigé aussi vite que j’ai pu vers le métro Porte d’Orléans, le plus proche du bureau de père.
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Elle est sortie de la station et ils ont échangé quelques phrases avant de se diriger vers l’avenue du Général-Leclerc.
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Puis ma mère s’est disputée avec une de ses sœurs, celle qui habite rue d’Alésia et qui a épousé un transporteur.
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Elle est la seule de ses sœurs à n’être pas sortie de France, à ne connaître ni l’Italie ni l’Espagne. C’est à peine si nous avons passé une seule fois des vacances sur la Côte d’Azur.
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A présent, il en possède une vingtaine, dont quelques-uns assurent un service quotidien avec Lyon et Marseille, sans compter quatre ou cinq voitures de déménagement qui portent son nom en grosses lettres noires sur fond jaune.
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– Comment est-elle ?
– Grièvement blessée… On l’a transportée à Laennec…
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– Elle était dans un taxi, boulevard Saint-Michel. Je suppose qu’elle revenait de la rive droite… Tout à coup un lourd camion arrivant en sens inverse a foncé vers le côté gauche du boulevard…
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Le chauffeur de taxi a été tué sur le coup et votre femme, grièvement blessée, a été conduite à Laennec…
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On m’a apporté la réponse et je suis redescendue. Je n’ai pas eu d’autre occasion d’aller place Denfert-Rochereau.
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Je fais signe que oui. J’imagine Shimek à Laennec, rue de Sèvres, devant le corps probablement mutilé de sa femme.
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Quand ils se sont connus, elle a quitté l’université et il m’a raconté qu’ils vivaient dans une seule chambre de Saint-Germain-des-Prés.
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Je finis par me retrouver avenue du Général-Leclerc sans savoir par quelles rues je suis passée.
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La femme de mon patron a été victime d’un accident, cet après-midi, boulevard Saint-Michel.
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Je pense à l’appartement de la place Denfert-Rochereau où je me trouve en pensée.
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J’ai quitté la maison de bonne heure et j’ai fait un détour pour passer par la place Denfert-Rochereau.
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Nous mangeons vite. Maria n’a pas de moyen de transport, mais l’autre, Martine Ruchonnet, dont le père est un avocat connu, dispose d’une 4 CV et nous conduit place Denfert-Rochereau.
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Sait-il exactement où habite Pilar, l’amie de Manuela, avenue Paul-Doumer ? Ils ont dû parler d’elle ensemble. Peut-être l’a-t-il rencontrée chez Hernandez, le bal espagnol de l’avenue des Ternes.
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A la gare d’Austerlitz, où je me suis rendu ensuite, c’est la cohue et les employés ne se souviennent pas des gens à qui ils ont vendu les billets.
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Je m’éloigne, me glisse dans les derniers rangs, avec les curieux, puis je vais chercher mon vélomoteur et je me dirige vers l’église de Montrouge.
*
C’est le charcutier de Givry, qui est en même temps marchand de légumes et de fruits.
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En rentrant, je m’arrête à Givry-les-Étangs et j’achète du foie de veau puis, chez Josselin, je fais quelques provisions, du bacon et des œufs, du beurre, des oranges, des pamplemousses.
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L’après-midi, je demande à Mlle Neef si je peux m’absenter une heure et je me dirige vers l’avenue Paul-Doumer.
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Les autres se voient entre elles, même Alberte, chaque fois qu’elle vient de Strasbourg à Paris, et Marion, la femme de l’officier de marine qui habite Toulon.
Le destin des Malou
(Tout Simenon. Omnibus, septembre 2002. Œuvre romanesque, tome 1)
Dehors, c’était la rue de Moulins, la grande route en somme, trop étroite, avec ses autos, son tram, ses magasins et son Prisunic à la façade agressive ; c’était trois heures et c’était l’hiver, sans pluie, sans neige, avec de l’humidité froide en suspens dans l’air sous un ciel de crépuscule.
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C’était l’hôtel d’Estier. Tout le monde, en ville, le connaissait. Sa façade était reproduite dans le dépliant du syndicat d’initiative.
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Tout le monde avait lu les articles qui se publiaient depuis quelques jours dans le Phare du Centre.
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Trois garçons, trois jeunes gens de seize à dix-sept ans, tournaient à ce moment-là le coin de la rue de Moulins.
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– Elle devait revenir de Paris aujourd’hui…
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– Et Corine qui est à Paris… Tu as prévenu ton frère ?
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– Elle est allé passer deux jours à Paris chez une amie…
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Au théâtre, dans les concerts, c’était Corine qui l’accompagnait, et quand, presque chaque semaine, il allait opérer à Paris, on était presque sûr de voir celle-ci monter dans le même train. Elle y était la veille encore, à Paris.
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Et comme on était en fonds à ce moment-là – c’était le temps du château de Dordogne – , il avait donnée à son beau-frère de quoi s’acheter un petit fonds de librairie avec cabinet de lecture à Paris.
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C’est à peine s’il se souvenait de la vie qu’on menait à Bordeaux, et portant cela ne datait que de huit ans.
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On avait vécu à Paris aussi, quelques semaines seulement, dans un appartement meublé du quartier des Ternes, puis on était venu s’installer ici, dans une ville nouvelle.
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– Remarque que je ne sais pas ce que je ferais de toi à Paris. Il n’y a pas de place boulevard Beaumarchais pour te loger.
– Vous voyez !
– Boulevard Beaumarchais, c’était la librairie et l’appartement des Dorimont.
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Elle avait été la femme d’un député de la Loire, qui, tout récemment, venait d’être ministre pendant quelques mois.
*
A Paris, je me débrouillerai.
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Il n’aurait pas pu aller à Paris avec sa mère ?
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Même la vue d’un garçon de café qui frottait au blanc d’Espagne les vitres d’une brasserie l’intéressa assez pour le faire s’arrêter un bon moment sur le trottoir.
*
Par exemple, nous imprimons chaque semaine un journal qui paraît à La Rochelle et qui compte près de trois mille abonnés. Nous avons un autre journal pour Orléans, sans compter un certain nombre de bulletins diocésains et paroissiaux. C’est nous aussi qui imprimons le Bulletin hebdomadaire de la boucherie français, parce que nos prix sont très inférieurs à ceux de Paris et de la plupart des grandes villes.
*
Vous n’avez pas préféré tenter votre chance à Paris ?
*
C’est à Malouville que vous trouverez le site et la maison de vos rêves.
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Il atteignait un carrefour, et la route de Paris continuait vers la gauche, descendant doucement dans la vallée où coulait une rivière, tandis qu’il obliquait vers la droite, à flanc de coteau, et que petit à petit le paysage se transformait.
*
Au détour du chemin, Malouville se découvrait à sa vue, et c’était, dans le soleil de ce dimanche, un spectacle inattendu, éblouissant.
*
Il marcha à nouveau, gagna le quartier sud de Malouville et frappa à la porte de la seule maison habitée dans ce secteur.
*
Puis voilà que cela ne regardait plus le département, mais les Ponts et Chaussées, et que l’affaire relevait de Paris…
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Je me souviens des grands banquets, notamment quand le ministre est venu de Paris pour lui remettre la Légion d’Honneur.
*
Dix ans de doublage… Évadé de Cayenne grâce à Eugène… Je veux dire grâce à Eugène Malou… Dix ans à La Havane…
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Ils étaient nombreux à attendre ainsi, à se précipiter au guichet pour recevoir leur tas de journaux à l’encre encore fraîche, et alors c’était à celui que courait le plus vite pour atteindre la Canebière et les grands cafés… Je travaillais, moi, chez un menuisier, dans la même rue, de plain-pied avec le trottoir… Mon père était charron dans un village de Provence…
Alain avait traversé Marseille plusieurs fois, lorsqu’avec ses parents il se rendait à Cannes ou à Nice.
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Nous sommes remontés ainsi jusqu’à Lyon, mais notre grand rêve était de gagner Paris.
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Il existait alors, rue Montmartre, pas loin des Halles, une petite boutique étroite, obscure, avec seulement quelques brochures pâlies en vitrine, et nous devions en devenir les assidus, car c’était là que se réunissaient les jeunes libertaires, que d’aucuns voulaient confondre avec les anarchistes.
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Nous en avons fabriqué je ne sais combien, que nous finissions, effrayés, par aller jeter dans la Seine pour nous en débarrasser.
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Ils atteignirent le quartier de la Genette, le tramway, l’hôpital, et là, tout naturellement, comme d’un commun accord, ils firent demi-tour.
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J’avais échoué à La Havane, où il y avait une quinzaine de Français dans mon cas.
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Je me souviens qu’une fois qu’il avait gagné une certaine somme à un concours de boules – c’était à Marseille -, il a tout dépensé en une demi-heure pour s’acheter un complet à carreaux, une cravate de soie rouge, des souliers fins avec des incrustations de cuirs différents.
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J’ai eu un petit commerce sur la Butte.
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Le papa de Marseille, de Lyon, de la rue Montmartre…
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D’autres pièces, tout acajou et bronze, aux sphinx dorés, aux tentures semées d’abeilles, rappelaient les fastes de l’Empire, et Alain se souvenait d’un détail dont, enfant, il avait eu honte sans savoir pourquoi : il avait été élevé dans un berceau qui était une reproduction approximative de celui du roi de Rome.
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Mais pouvait-on oublier le jeune homme qu’il avait été, qui vendait des journaux sur la Canebière et qui’ pour « monter » à Paris, allait de porte en porte proposer du Thé indien ?
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Il se précipiterait vers la gare et prendrait le premier train venu, pas pour Paris où il y avait des Malou, mais pour n’importe quelle ville de province.
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Tu as dû croire que tu serais débarrassé de moi, que j’allais retrouver maman à Paris
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Je pourrais te dire aussi que maman a menti, que, si elle est partie si légère pour Paris, c’est qu’elle emportait la plus grosse partie des bijoux.
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– Foucret est parti à vélo pour Jamilly, à trois kilomètres d’ici, où il a ses bottes de caoutchouc à faire réparer… Ils ont une battue aux lapins, demain matin, dans le bois d’Ormeaux.
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Si vous voulez le voir, vous le trouverez au bas de la côte, pas loin des Trois Chênes…
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Il n’eut pas de peine à trouver les Trois Chênes ; au bas de la colline, il s’engagea dans un sentier qui descendait en zigzaguant vers le bord de la rivière.
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C’était une fête, à Aubagne.
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C’est ainsi qu’il a gagné son premier argent qui lui a permis de monter une affaire à Bordeaux.
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Demande à la fille de la postière qu’il a envoyée en Suisse, pendant quatre ans…
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En vendant les toiles à Paris, il en tirera quelques centaines mille francs.
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Puis il avait pris une dernière fois le tram pour la Genette, il était allé à Malouville, où ses amis l’avaient accueilli; il y avait eu de la galette sucrée à quatre heures, de longs moments de silence, paisible autour de la table où le vin tremblait dans les verres.
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Le retour jusqu’à la Genette, entre les deux hommes, la plate-forme du tram, qui était bondé, le Café de Paris, où il entra en but un verre de bière, non parce qu’il avait soif, mais parce qu’il voulait s’y asseoir encore une fois.
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A midi juste, il attendit au coin de la cour des Jaminet, car le lundi et le lundi seulement, Mme Germaine déjeunait en ville avec une amie.
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J’aime la gare de Lyon. C’est ma préférée.
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Son père, jadis, avait débarqué à Paris en troisième classe.
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Il irait en visite, boulevard Beaumarchais, dans la maison de sa tante Jeanne.
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