Dans le torrent des siècles (Par Clifford D. Simak)
Dans le soleil oblique du matin, le petit astronef délabré descendait lentement, tel un objet à la dérive, vers le terrain. L’homme barbu, déguenillé, assis sur le siège du pilote, se raidit, tous les nerfs tendus.
Pas commode, se disait-il en lui-même. Difficile et délicat de manier un tel poids, de juger de la distance et de la vitesse… difficile de faire atterrir mollement des tonnes de métal malgré l’attraction féroce de la gravité. Plus difficile même que de les faire décoller alors qu’il ne s’agit que de les faire s’envoler et foncer dans l’espace.
Pendant un instant, l’astronef vacilla et l’homme dut lutter, lutter de toutes les forces de sa volonté et de son cerveau, puis la machine flotta de nouveau, se maintenant à un ou deux mètres au-dessus de la surface du terrain.
L’homme la posa si doucement qu’elle fit à peine un petit bruit sec en touchant le sol.
Il resta immobile sur son siège, se décontractant lentement, graduellement, muscle après muscle. Épuisé, se dit-il, jamais rien fait d’aussi difficile. Encore quelques kilomètres et je l’aurais laissé s’écraser.
Au loin, tout au bout de la pelouse, se trouvait un groupe de bâtiments; un véhicule terrestre en avait surgi et venait droit vers lui.
Un petit vent se glissa par le hublot brisé et lui caressa le visage, ce qui lui rappela…
Respire, se dit-il. Il faut que tu respires et que tu sortes et que tu leur souries. Ils ne doivent rien remarquer. Pas tout de suite, du moins. La barbe et les vêtements déchirés y aideront un peu. Ils seront si occupés à les regarder bouche bée qu’ils ne feront pas attention au reste. Mais pas la respiration. Ils pourraient le remarquer, que tu ne respires pas.
Avec circonspection, il aspira une bouffée d’air, en sentit la brûlur quand elle passa dans ses narines, s’engouffra dans sa gorge et atteignit ses poumons.
Une autre respiration, puis une autre, et l’air prit un parfum de vie étrangement excitant. Le sang battit dans sa gorge, à ses tempes; il passe les doigts sur l’un de ses poignets et sentit palpiter son pouls.
Une nausée le saisi, une brève envie de vomir contre laquelle il lutta, raidissant son corps, se souvenant de toutes les choses qu’il devait faire.
Le pouvoir de la volonté, se dit-il, le pouvoir de l’esprit… le pouvoir qu’aucun homme n’utilise à plein. La volonté de dire au corps les choses qu’il doit faire, le pouvoir de faire redémarrer une machine après qu’elle est restée des années sans tourner.
Une respiration et encore une autre. Son cœur battait maintenant de plus en plus régulièrement, comme une pompe.
Calme-toi, mon estomac.
En route, mon foie.
Continue de pomper, mon cœur.
Ce n’est pas comme si vous étiez vieux et rouillés, car vous ne l’avez jamais été. L’autre système a pris soin que vous soyez toujours prêts à repartir instantanément.
Mais le changement était un choc. Il avait su qu’il en serait ainsi. Il avait redouté ce passage, car il savait ce qu’il signifierait. La torture d’un nouveau type de vie et de métabolisme.
Dans son esprit, il évoqua en négatif l’image de son corps et de tous ses organes… une image changeante, vacillante qui tremblait et se brouillait et passait d’une couleur à une autre.
Mais elle se stabilisa par un durcissement de son esprit, par une poussée de sa volonté et finalement l’image resta immobile, nette et brillante, et il sut que le pire était passé.
Il était agrippé aux commandes de l’astronef, les mains crispées si férocement qu’elles en marquaient presque le métal; la sueur coulait sur son corps et il se sentait faible et sans énergie.
Chaîne autour du soleil
Tout avait commencé par la lame, la lame de rasoir qui s’usait pas. Puis était venu le briquet qui s’allumait toujours et fonctionnait sans pierre ni essence. Puis encore l’ampoule qui éclairait indéfiniment à moins de choc. C’était maintenant le tour de l’Eter-auto.
Là aussi, sans doute, les carbohydrates synthétiques jouaient un rôle.
« Quelque chose se prépare », lui avait dit M. Flanders, devant la boutique du vieil Hans.
Vickers, assis près de la fenêtre, au fond du car, essayait de voir un peu clair dans tout ça.
Un rapport existait quelque part – lames de rasoir, briques, ampoules, carbohydrates synthétiques et maintenant l’Eter-auto. Il devait y avoir un dénominateur commun pour expliquer pourquoi il s’agissait de ces cinq objets et pas de cinq autres, de stores par exemple,, ou d’échasses, ou de yoyos ou d’avions, ou de pâte dentifrice. Les lames permettaient aux hommes de se raser, les ampoules leur permettaient d’y voir, et les briquets d’allumer leurs cigarettes, et les carbohydrates synthétiques avaient permis de résoudre au moins une crise internationale et avaient sauvé plusieurs millions de gens de la famine et de la guerre.
« Quelque chose se prépare », avait dit Flanders, tout raide dans ses vêtements propres, mais râpés, sa main crispée sur cette canne ridicule quoique, à bien y réfléchir, elle ne parût pas ridicule dans la main de M. Flanders.
L’Éter-auto fonctionnerait éternellement et on n’y mettrait pas d’huile; à sa mort on la léguerait à son fils qui la léguerait au sien et si votre arrière-grand-père achetait une de ces voitures et si vous étiez le fils aîné de son fils aîné, elle vous reviendrait. La voiture survivrait à plusieurs générations.
Mais elle ferait encore davantage. D’ici un an elle ferait fermer toutes les usines d’automobile; et la plupart des garages et ateliers de réparations; elle porterait un coup très dur à l’industrie de l’acier, à celle du verre, aux fabricants de textiles, et peut-être encore à une douzaine d’autres corporations.
On n’avait pas attaché d’importance à la lame de rasoir, ni à l’ampoule électrique, ni au briquet, mais voilà qu’on y était obligé. Des milliers d’hommes allaient devenir chômeurs, reviendraient chez eux et diraient : « Eh bien, voilà, ça y est. Après toutes ces années, me voilà sans travail. »
Dans un silence effrayant, la famille vaquerait à ses occupations quotidiennes, dans une étrange atmosphère de crainte, et l’homme achèterait tous les journaux et lirait attentivement les offres d’emploi, puis sortirait et marcherait le long des rues, et des hommes dans les petites cabines grillagées ou à des tables dans le hall des grandes compagnies secoueraient négativement la tête.
Enfin l’homme irait à un de ces petits postes portant le panneau Compagnie des Carbohydrates au-dessus de la porte et entrerait pesamment, avec l’air gêné d’un bon ouvrier qui n’arrive à trouver du travail, et il dirait : « Je n’ai pas beaucoup de chance en ce moment, et l’argent file. Je me demande… »
Derrière son bureau l’homme dirait : « Mais bien sûr, nombre d’enfants? » L’homme le lui dirait, et l’autre écrirait quelque chose sur une feuille de papier, puis la lui tendrait : « Le guichet là-bas, dirait-il. Je pense que vous aurez assez avec ça pour une semaine, sans quoi ne manquez surtout pas de revenir. »
Le chômeur prendrait la feuille de papier et essayerait de remercier, mais l’homme des carbohydrates ne lui en laisserait pas le temps : « Voyons, nous sommes ici pour ça. C’est notre travail d’aider les gens comme vous. »
L’homme irait au guichet et l’employé regarderait la feuille de papier et lui tendrait des boîtes : l’une contiendrait une matière synthétique qui aurait exactement le goût de la pomme de terre, une autre, un produit qui aurait le goût du pain, et d’autres encore dont la couleur leur donnerait l’illusion de manger du maïs ou des petits pois.
Ceci s’était déjà produit, se produisait sans cesse.
Ce n’était pas de la charité – en tout cas on pouvait se dire que ce n’était pas de la charité. Ces gens des carbohydrates ne vous insultaient jamais quand on s’adressait à eux. Ils vous traitaient comme un véritable client et vous disaient toujours de revenir et parfois, si vous ne reveniez pas, ils passaient vous voir – ils voulaient savoir si vous aviez trouvé du travail ou si vous étiez trop intimidé pour revenir. Si c’était le cas, ils s’asseyaient pour vous parler et vous étiez bientôt convaincu que vous leur rendiez service en les débarrassant de quelques carbohydrates.
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