Serpents de mer (Extrait de « Le Continent Perdu »)
Par C.J. Cutliffe Hyne (The Lost Continent), livre publié en 1899
Les dangers de la mer obéissent à la volonté des dieux : l’homme doit apprendre à les accepter comme ils viennent. Nous essuyâmes des tempêtes. Les marins les combattirent avec leur opiniâtreté coutumière. Deux fois, des pierres tombées du ciel soulevèrent des gerbes d’eau non loin de nous. Par chance, aucun des navires ne fut touché.
Bien entendu, les grandes bêtes de la mer nous attaquèrent avec leur légendaire sauvagerie.
Cela nous coûta cher quand trois des monstres marins les plus colossaux attaquèrent ensemble l’Ours, sur lequel je voyageais…
L’assaut eut lieu sous la chaleur de midi ; le Soleil, au fait de sa puissance, alimentait nos machines de son énergie sacrée. La flottille avançait plus vite qu’un homme peut marcher.
Mais quand les monstres la repérèrent, elle aurait tout aussi bien pu être immobile…
Ils étaient trois, comme je l’ai dit, et nous les vîmes fondre sur nous depuis la ligne de l’horizon, battant la mer de leurs queues immenses et dressant leurs longs cous comme des mats géants.
La flottille avançait en file indienne. Jadis, chaque bête eût sélectionné une proie, mais comme les hommes, ces monstres modernes sacrifiaient aux exigences de la stratégie. Ils chassaient en meute, unissant leurs forces…
Il fut vite évident que nous étions la cible. Tob, le capitaine, voulut que je me réfugie à l’arrière-pont. Il était responsable devant Tatho et le plan des monstres se devinait aisément : enlever des hommes d’équipage pour les dévorer. Si le seigneur Deucalion figurait sur leur menu, le pauvre capitaine devrait se proposer comme dessert pour échapper à la vengeance d’un nouveau vice-roi de Yukatan.
Je refusai de me rendre à ses raisons, un homme n’a jamais trop d’expérience du combat. Ces monstres étant nouveaux pour moi, j’étais curieux de les voir à l’œuvre. Compréhensif, j’ai rédigé pour Totho un mot qui déchargeait le capitaine de toute responsabilité. Tob ne fut pas vraiment rassuré…
Les monstres arrivèrent. Les hommes d’équipage brandirent leurs armes. Les deux femelles (plus petites) nous attaquaient sur un flanc. Le mâle, gigantesque, se ruait sur l’autre. Au bout des longs cous des créatures, ondulaient des têtes garnies de crocs. Je compris pourquoi les marins parlaient de serpents de mer.
Les de Tob luttaient avec un formidable courage. Contre les écailles des créatures, les flèches rebondissaient. Pour repousser leurs têtes hideuses,, il fallait au bas mot vingt coups de hache. Et cet effort infligeait à peine une égratignure à l’ennemi.
De tout temps, les animaux disputent à l’homme la maîtrise de la Terre. En Atlantide, en Égypte et à Yukatan, nous avons osé défendre nos territoires, et nous combattons avec une détermination renforcée par de nombreuses victoires. En Europe et en Afrique, la domination des bêtes est sans partage. Reconnaissant son infériorité, l’homme vit sur des terres désolées ou au sommet des arbres, comme un éternel fugitif.
Sur les mers, les animaux règnent toujours sans rival.
Les serpents de mer étant un adversaire inédit, j’éprouvais un vif à affiner ma connaissance de la guerre au contact de leur force brute et de leur courage instinctif.
Depuis que les hommes sillonnent la mer, ils n’ont d’autre choix que lutter jusqu’à la mort. Se réfugier dans la cale n’a pas de sens : quand ils ne peuvent pas « cueillir » des hommes sur le pont, les prédateurs se vengent sur le bateau, le brisant en deux sans coup férir. C’est alors tout l’équipage qui périt.
Les marins le savent et l’acceptent : le combat doit durer, âpre et désespéré, jusqu’à ce que les monstres, rassasiés de chair fraîche, se détournent du navire et de ce qui reste de son équipage.
C’était dans un de ces combats sans victoire possible que je me trouvais engagé. À devoir jeter tout mon art dans la mêlée, j’éprouvai une joie intense.
Cependant, quand j’ai abattu des dizaines de fois ma hache pour un résultat qui eût été meilleur si j’avais frappé un mur (et pas pire si je m’en étais pris à l’Arche des Mystères elle-même) je me mis à chercher autour de moi, avide de trouver une arme plus efficace.
J’avisai une lance : de quoi jouer à un tout autre jeu.
Les serpents de mer ont de petits yeux enfoncés profondément dans des orbites osseuses. Estimant avoir trouvé leur point faible, je passai à l’assaut.
Le pont était gluant de bave. Les hommes glissaient plus souvent qu’à leur tour. Suite aux menaces de Tob, ils tentaient de me faire un rempart de leurs corps. Il me fallut donner de la lance, côté hampe, pour qu’ils comprennent que leur sollicitude m’agaçait. Je dus être convaincant, car ils se poussèrent.
Calmement, je me campai devant un des serpents, et offris mon corps à sa voracité. Acceptant le défi, la bête darda son immonde gueule. Au dernier moment, je fis un pas de côté et frappai.
Des années d’entraînement, dans la jeunesse, me permettent de viser d’instinct et de faire mouche. Les dieux en soient remerciés. La pointe s’enfonça dans l’œil du monstre et la hampe se brisa dans ma main.
Le serpent de mer recula. Il mugit et martela l’eau de ses nageoires. Dans un geyser d’écume, je le vis plier le cou et frotter sa tête (la lance toujours en place) contre son dos. Sans parvenir à déloger l’arme, l’animal s’infligea de nouvelles tortures.
Fou de rage, il fit demi-tour et repartit à une vitesse stupéfiante. Je le vis disparaître à l’horizon…
Le mâle et l’autre femelle avaient aussi abandonné la lutte. Mais pas pour la même raison. Voyant que je m’obstinais à braver le danger, le capitaine leur avait à chacun jeté un homme dans la gueule. Satisfaits du festin, ils s’étaient détournés.
Décidément, Tob tenait à moi comme à la prunelle de ses yeux. Imaginer les menaces que Tatho avait proférées me réchauffa le cœur. Il est plaisant de savoir qu’un vieil ami pense à vous…
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