Schwartz et les galaxies (extrait)

Schwartz et les galaxies (extrait de la nouvelle de Robert Silverberg)

Extrait de « Schwartz et les galaxies » : Une assistance honnête pour ce soir, près de trois mille personnes, chaque siège occupé dans le vaste auditorium en forme de fer à cheval, un vidéo-relais diffusant sa conférence dans toute la Papouasie et la moitié de l’Indonésie. Schwartz se tient sur l’estrade comme un demi-dieu sous la vive lumière d’un projecteur anti-éblouissement. En dépit de la défaillance qui l’a saisi un peu plus tôt, il est en bonne forme, le geste large et énergique, le regard imposant, la voix profonde et sonore, l’élocution aisée.

« Une seule planète, dit-il. Une petite planète surpeuplée, sur laquelle toutes les cultures convergent vers une attristante et terne uniformité. Quelle désolation! Comme nous nous rapetissons quand nous nous mettons à nous ressembler! » Il lance les bras au ciel. « Tournez-vous vers les étoiles, les inaccessibles étoiles! Imaginez, si vous le pouvez, les millions de mondes qui gravitent autour de ces soleils flamboyants par delà l’obscurité de la nuit! Imaginez avec mois d’autres espèces, d’autres façons de vivre, d’autres dieux.

Des êtres de toutes les formes imaginables, bizarres en apparence mais pas grotesques, pas hideux, car la vie est toujours belle; des êtres pourvus de nombreux membres ou n’en possédant aucun, des êtres pour qui la mort est une divine culmination de l’existence, des êtres ne mourant jamais, des êtres capables de mettre au monde un millier d’enfants à la fois, des êtres ne se reproduisant pas – toutes les infinies possibilités de l’univers infini !

*

« Il se peut que chacun de ces mondes connaisse ce que nous en sommes venus à connaître : une seule espèce intelligente, une seule culture, l’éternelle convergence. Mais tous les mondes ensemble forment un spectre d’une extraordinaire variété. Et maintenant, bercez-vous avec moi de cette vision! Je vois un vaisseau voyageant d’étoile en étoile, un spatiobus du futur, et à bord de ce vaisseau se trouve un échantillonnage de plusieurs espèces, plusieurs cultures, un aperçu comme un autre de la formidable diversité de la galaxie. Ce vaisseau est un véritable microcosme, un petit univers, clos, refermé sur lui-même. Quel plaisir d’être à bord, de rencontrer en si peu d’espace tant de richesse dans les variations culturelles.

Il se trouve que notre propre monde a été un jour, comme ce vaisseau spatial, un petit cosmos, transportant les milliers de cultures qu’avait vu naître la Terre. Hopi, esquimau, aztèque, kwakiutl, arapesh, orokolo, et j’en passe. Au cours de notre voyage nous avons fini par ressembler terriblement les uns aux autres, et cela nous a tous appauvris, parce que… » Le voilà soudain qui hésite. Il se sent défaillir et s’accroche aux rebords du pupitre. « Parce que… » Le projecteur, se dit-il. En plein dans les yeux. Il ne devrait pas m’éblouir comme ça, mais sa lumière est aveuglante. Demander qu’on le déplace? « Au cours… au cours de notre voyage… » Qu’est-ce qui se passe? Voilà les sueurs qui commencent. Mal dans la poitrine. Mon cœur? Attends, ralentis l’allure, reprends ta respiration. Cette lumière dans les yeux…

*

« Dites-moi, a demandé Schwartz d’un ton grave, quelle impression ça fait de savoir qu’on aura dix corps successif et qu’on vivra plus d’un millier d’années?

Dites-moi d’abord, a répondu l’Antarien, quelle impression ça fait de savoir qu’on vivra tout au plus quatre-vingt-dix ans et qu’on périra ensuite à jamais? »


Tan bien que mal, il continue. La douleur dans sa poitrine se fait de plus en plus forte, il ne parvient pas à accommoder, se dit qu’il va perdre conscience d’un moment à l’autre, qu’il se peut que ce soit déjà arrivé au moins une fois, et pourtant il continue.

Cramponné au pupitre, il trace le programme qu’il a développé dans « La Masque sous la peau. » Renaissance du tribalisme sans retourner pour autant à un détestable nationalisme. Recherche d’un nouveau sens des liens qui nous attachent au passé. Limitation des voyages dépourvus de nécessité, spécialement du tourisme.

Sévère taxation des objets typiques exportés, y compris les films et les spectacles vidéo. Concentration des efforts pour créer de nouveau sur la Terre des unités culturelles indépendantes tout en maintenant à leur niveau actuel l’interdépendance économique et politique. Abandon des valeurs technologico-industrielles et du matérialisme qui leur sert de fondement. Nouvelles orientations dans la recherche du sens profond des choses. Un réveil ethnique, avant qu’il ne soit pas trop tard, au sein des cultures qui n’ont que récemment renoncé à leurs traditions. (Il répète et amplifie ce point particulier à l’attention des Papous qu’il a devant lui, ces arrière-petits-enfants de cannibales).

* Schwartz et les galaxies

Son malaise et son trouble vont et viennent tandis qu’il dévide ses thèmes. Il échafaude, échafaude, réclamant passionnément la fin de l’homogénéisation de la Terre, et peu à peu les symptômes physiques disparaissent, ne laissent en lui qu’un léger vertige. Mais un autre malaise s’empare de lui comme il touche à sa péroraison. Sa voix se transforme pour lui en un caquetage lointain, imbécile et absurde. Il a dit tout cela un millier de fois déclenchant régulièrement d’énormes ovations, mais qui l’écoute? Qui l’écoute? Tout semble vain ce soir, mécanique, idiot. Tous ces gens devant lui vont-ils retourner à leur pagnes et à leurs cochons rôtis? Son vaisseau spatial est un fantasme; son rêve d’une Terre pleine de diversité une pure sottise. Ce qui est sera.

Il en vient pourtant à sa conclusion. Ramène son auditoire sur ce vaisseau spatial, lui donne à voir une horde d’être fantastiques. Il complète la métaphore en esquissant les structures d’une demi-douzaine de cultures « primitives » disparues, entonne les chants des Navajos, des Pygmées du Gabon, des Achantis, des Mundugumors.

*

C’est fini. Il est englouti sous des cascades d’applaudissements. Il reste à sa place jusqu’à ce que des membres du comité organisateur viennent à lui pour l’aider à descendre; ils ont remarqué sa détresse. Ce n’est rien, dit-il d’une voix entrecoupée. Les lumières…trop vives… » Dawn est à ses côtés. Elle lui tend un verre, quelque rafraîchissement. Deux des organisateurs lui parlent d’une réception en son honneur dans le Salon Vert. « Très bien, dit Schwartz. Avec plaisir. » Dawn murmure une protestation. Il a repousse. « Obligation professionnelle, lui explique-t-il. Rencontrer les dirigeants de la communauté. Les gens de la faculté. Je me sens mieux maintenant. Parole. » Chancelant, tremblant, il se laisse conduire.

(Robert Silverberg. Schwartz et les galaxies, Nouvelles au fil du temps).

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Oh, combien de races et de peuples différents trouvera-t-on ailleurs… Illustration par GrandQuébec.com.

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