Le passage de la ligne
Par Georges Simenon – Première édition : Presse de la Cité, 1958
Des gens qui ont gravi l’Himalaya, atteint un des pôles ou traversé les océans à bord de légères embarcations ont publié de gros livres relatant leur exploits.
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Et après, qu’il s’agisse de l’Himalaya, du pôle, de l’Atlantique ou du pacifique, d’une plongée, dans un appareil quelconque, à deux mille mètres sous les mers ou d’une ascension dans la stratosphère ?
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En ce qui me concerne – et Dieu sait si j’ai ruminé ces questions ! – je suis à peu près sûr que cette influence, si elle a existé , n’a pas été déterminante, et que j’en serais vraisemblablement au même point si j’étais né ailleurs que dans une maternité de Cherbourg.
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Né à Cherbourg, c’est à Saint-Saturnin, obscur village près de Bayeux, que se sont ouverts mes yeux d’enfant.
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Par exemple, j’éprouve un besoin instinctif de parler de Saint-Saturnin, c’est-à-dire de mes grands-parents, avant de parler de Cherbourg et de ma mère, ce qui se conçoit puisque j’ai quitté Cherbourg à l’âge de quelques mois et que mes premières images ont été celles de la bicoque du bout du village.
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Mon grand-père s’appelait Nau, Barnabé Nau, et il était d’un autre village, d’assez loin pour qu’il ne soit jamais question de sa famille, tandis qu’à Saint-Saturinin et dans les bourgs environnants il restait et il doit encore rester des Prêteux, qui est le nom de ma grand-mère.
Celle-ce n’était pas peu fière qu’il figure aussi, noir sur blanc, au-dessus d’une épicerie de Bayeux, encore qu’elle n’ait jamais été sûre que ces Prêteux-là soient de la même famille.
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Même du point de vue de Saint-Saturnin, nous étions au plus bas de l’échelle, avec peut-être Chassigneux, le facteur manchot, qui ne finissait pas toujours sa tournée sur ses deux pieds et qu’on ramassait assez souvent dans le fossé.
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Barnabé Nau, mon grand-père, qui tout le monde appelait Barnabé, était journalier et travaillait dans les fermes, tantôt dans une, tantôt dans l’autre, surtout comme charretier, et quand, l’hiver, il ne trouvait pas d’embauche au pays, il allait en chercher à Bayeux.
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Plus haut encore, dans un univers estompé, existaient ceux de Bayeux, les commerçants chez qui on se rendait une fois la semaine ou une fois par mois, et parmi eux le plus prestigieux était le quincaillier de la rue Saint-Jean, qu’on appelait « le riche Monsieur Peuvion ».
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Mais, de part et d’autre de Bayeux et de ses campagnes, aux deux bouts de la ligne de chemin de fer, il y avait deux pôles d’attraction où les jeunes partaient en service les uns après les autres, où ma tante Louise aurait déjà dû se trouver si sa sœur ne l’avait payée pour me garder : Caen, d’un côté; Cherbourg, de l’autre.
On s’y rendait parce qu’il fallait bien aller quelque part et que Paris était trop loin, trop dangereux. On y devenait ce qu’on pouvait. Une de mes tantes, Béatrice, la plus grosse, la plus placide, servait dans une boulangerie, à Caen; une autre, l’aînée, Clémence, était en maison bourgeoise à Cherbourg où ma mère, elle, travaillait dans un restaurant du port.
Pour les hommes, Caen et Cherbourg, la plupart du temps, signifiaient le chemin de fer ou la gendarmerie.
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L’été, lorsque la saison battait son plein sur les plages, on apercevait des gens de Paris qui traversaient parfois le village en voiture.
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Pas plus de six, certainement, puisque c’est à cet âge que j’ai quitté Saint-Saturnin.
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Quant ;a Barnabé, mon grand-père, le moment est venu où il est resté seul avec sa femme dans la maison de Saint-Saturnin et où il n’a plus eu rien à faire que planter ses quelques choux, ses poireaux et soigner ses lapins.
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Si je ne me trompe, il en a eu quatorze en tout, les uns à Caen, les autres à Cherbourg, seule Louise s’étant établie en fin de compte à Port-en-Bessin.
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J’étais alors en troisième, au lycée de Niort, et j’ai eu deux jours de congé pour me rendre à l’enterrement, où j’ai rencontré des oncles et des tantes que je ne connaissais pas du tout et que je n’ai jamais revus.
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On aurait pu croire que Barnabé était sorti de quelque tribu sauvage, ou qu’il avait fait irruption à Saint-Saturnin sans aucun passé
En réalité, il venait du Perche, quelque part du côté d’Évreux, où il y avait des grands boïs et où son père était bûcheron.
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Elle a choisi Cherbourg.
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La seconde à partir a été Béatrice, dans la direction opposée, puisqu’elle a choisi Caen, où à l’âge de quinze ans, encore aussi maigre que Louise, elle livrait le pain d’une boulangerie.
Raymonde, elle, celle qui riait sans cesse et qui avait tous les gars du pays à ses trousses, a d’abord servi à Bayeux puis, pour autant que je sache, a suivi à Caen un commis épicier qui l’y a abandonnée.
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Quand ma mère, à quinze ans, a quitté Saint-Saturnin pour Cherbourg, elle devait ressembler à ma tante Louise telle que je l’ai connue, avec les mêmes bas de laine noire qu’on portait alors, les cheveux roussâtres en tresses sur le dos, un nez un peu trop pointu et un regard qui irritait les gens parce qu’on n’arrivait pas à le faire se détourner.
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Pendant des mois, ma mère n’a pas mis les pieds à Saint-Saturnin et un beau jour c’est ma grand-mère qui a entrepris le voyage de Cherbourg, sans succès, puisque sa fille a continué son métier de serveuse
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Sur la vie que ma mère menait à Cherbourg, rien que des silences de la part de ses sœurs et de tous ceux que j’ai interrogés, mais des silences éloquents.
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Cela m’a valu aussi de passer une partie de mon enfance dans une maison de briques brunes d’un endroit appelé Tattenham, au sud de Londres.
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Il portait l’uniforme correct, d’un bleu sombre un peu triste à deux rangs de boutons, de la marine marchande anglaise, et il naviguait entre Southampton et New York avec escale à Cherbourg, à bord d’un bateau de la Cunard qui s’appelait, je crois, le Queen Victoria.
Pour les non-initiés, c’était un jeune officier de marine aux cheveux blonds, au visage rose, à l’aspect timide ; mais à Cherbourg, où les choses de la mer sont familières à tout le monde, surtout dans les cafés, on reconnaissait, du premier coup d’œil, que c’était un aide purser, c’est-à-dire un employé qui travaillait aux écritures et à la comptabilité dans le bureau du commissaire de bord.
J’ai bien connu, plus tard, à Tattenham Corner, dans son second ménage, et cela me donne à penser que ma mère avait moins d’expérience qu’on n’a voulu le faire croire.
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Plus tard, il m’est arrivé de traverser l’Atlantique et, en me familiarisant avec les rouages d’un paquebot, je pense avoir compris.
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Or, de Boulogne à Biarritz comme en Méditerranée, bon nombre de petits cafés, de bars, de restaurants sont tenus par des gens qui ont fait leurs premières armes dans les compagnies de navigation.
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Mon père naviguait alors dans les eaux de New York. A Saint-Saturnin, on ne savit rien, et on a mis des mois à apprendre la vérité.
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Il voulait installer ce qu’il prenait pour sa famille dans la banlieue de Southampton, où il était né et où il avait ses parents.
Ma mère, de son côté, s’efforçait de le convaincre de quitter la Cunard pour ouvrir un café ou une auberge d’un côté ou de l’autre de la Manche.
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Ils s’étaient trompés tous les deux, ma mère en espérant amener son mari derrière un comptoir de Cherbourg ou d’ailleurs, lui en s’imaginant qu’il installerait sa femme et ses enfants dans une banlieue anglaise d’où, chaque matin, il prendrait le train pour se rendre à son travail dans un bureau de la Cunard.
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J’étais depuis une semaine à Saint-Saturnin, chez mes grands-parents, avec ma tante Louis à qui je servais de poupée, et ma mère, à Cherbourg, avait repris la robe noir et le tablier de serveuse.
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Mon père avait cessé de naviguer et était entré au siège de la compagnie, à Regent Street,
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Patiemment, sans éclat, il a eu ce qu’il a voulu : une femme paisible, des enfants bien élevés, dans une maison pareille à toutes les autres maisons de la rue, à Tattenham Corner, et, pendant près de trente ans, il a pris chaque matin, à la même heure, le même train, avec les mêmes compagnons de route, pour Waterloo Station.
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A vingt-cinq ans, pour des raisons que je n’ai jamais pu lui faire dire, elle entrait comme cuisinière chez un juge d’instruction, pas même à Cherbourg ni dans un autre port, mais à Caen non plus, ni à Paris, mais dans une ville calme et plate en pays inconnu, à Niort, dans les Deux-Sèvres.
Et c’est ma tante Louise, la petite dernière, qui a eu son café, son hôtel, l’Hôtel des Flots, qu’elle tient encore aujourd’hui, veuve, âgée de soixante-quatre ans, à Port-en-Bessin, à quelques kilomètres de Saint-Saturnin où elle est née.
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J’ai commencé par parler de la période Nau, comme j’appelle la période de Saint-Saturnin parce que Barnabé Nau en était à mes yeux le personnage principal.
De la période Cherbourg, des mois passés dans une voiture d’enfant ou dans un berceau alors que ma mère habitat près de la cathédrale et que mon père venait la rejoindre à chaque escale du Queen Victoria, je n’ai pu dire grand-chose, puisque je n’avais pas conscience du monde extérieur.
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Le personnage qu’elle devenue après, à Niort, dans la maison confortable et un peu sombre du juge Gérondeau, m’a toujours rebuté, comme je l’ai rebutée moi-même.
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Tout enfant, à Saint-Saturnin, c’était Louis, dont je partageais la chambre, que je regardais vivre et qui se déshabillait et s’habillait devant moi.
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A Saint-Saturnin, il lui arrivait, quand j’étais endormi et que mon grand-père ronflait, imbibé d’alcool, d’enjamber la fenêtre pour aller rejoindre un garçon qui l’attendait dans le pré. A Port-en-Bassin, elle a continué, au point d’en devenir un personnage presque légendaire, ce qui ne l’a pas empêchée, à mort de la femme du tenancier, de devenir la patronne de l’Hôtel des Flots.
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C’est ainsi que j’ai imaginé ma mère à Cherbourg au temps où, serrée dans sa robe noire, elle servait les clients d’un café, et si c’est une pauvre poésie que le l’ai entouré ainsi, cela m’a tenu lieu de poésie quand même.
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De Cherbourg à Niort, il y a un trou, un vide.
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Je n’ai aucune certitude, mais c’est la seule explication à la fuite de Cherbourg, à l’installation à Niort, à l’abri sûr cherché dans la mais d’un juge d’instruction.
Peut-être la rafle n’a-t-elle pas atteint Port-en-Bessin, ou bien ma tante Louis était-elle trop jeune?
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D’une façon générale, Saint-Saturnin est en noir et blanc, comme si, pendant des années, le ciel avait été glauque et bas, les routes boueuses, le tonneau à eau de pluie d’en noir d’encre à droite de la porte.
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C’est en 1911 que mon père est venu me chercher une première fois à Saint-Saturnin pour un séjour de quelques semaines en Angleterre.
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Tous mes séjours en Angleterre se situent en été, à l’époque des vacances, et c’est pourquoi, plus tard, mes souvenirs de Tattenham Corner et de Londres devaient être des souvenirs en couleur.
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Il a fait réellement naufrage, non loin des côtes de Norvège, en 1916 ou 1917, a été ramené en Écosse à bord d’un navire-hôpital et quand je suis allé le voir, trois ou quatre mois plus tard, il était encore en congé de convalescence et ne marchait qu’avec deux cannes.
Sauf erreur, j’ai fait trois séjours à Tattenham Corner pendant la guerre, dont un plus long que les autres, à une époque où je commençais à parler anglais, puisqu’on m’y a mis à l’école.
En France, mon oncle Lucien avait quitté la ferme où ses parents l’avaient placé, pour s’engager dans l’armée, et je me souviens d’avoir vu en bleu horizon.
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C’est l’époque, vers 1915 ou 1916, où ma tante Clémence, l’ainée, qui travaillait chez le médecin de Cherbourg, a épousé un ouvrier des chantiers navals.
Pourquoi m’a-t-on retiré de Saint-Saturnin pour me confier à elle ?
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Ma mère est venue passer trois ou quatre jours à Cherbourg.
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Je m’étais fait une idée de la maison de Niort, que je n’avais pas encore vue, et, à cause du mot juge, à cause de l’adresse, place de la Brèche, j’imaginais une grosse bâtisse carrée, en pierre grise, avec un portail et une grille.
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Habituée à la maisonnette de Saint-Saturnin, où la vie était condensée dans un espace restreint, je n’étais pas loin d’évoquer ma mère et son juge errant dans le vide de locaux pareils à un hôtel de ville.
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A l’école communale de Cherbourg, la cour était toute en pierre, le sol, dans les classes, en pierre aussi.
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Je n’ai rien dit de l’école de Saint-Saturnin parce qu’il se réduit pour moi à des tabliers bleus, à des cris dans une cour où il y avait un seul arbre et à une institutrice qui avait mauvaise haleine et qui, sans doute à cause de mon mécréant de grand-père, m’avait pris en grippe.
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On a rationné le sucre, le chocolat, d’autres denrées ; grosso modo, la guerre, pour moi, cela a été surtout l’image de mon père en uniforme de la marine britannique, mes séjours à Tattenham Corner, où ma belle-mère attendait son troisième enfant.
La dernière fois que je suis allé à Saint-Saturnin, c’était après l’armistice, puisqu’il y avait un monument aux morts, en face de la mairie, avec douze noms gravés dans la pierre et un soldat de bronze brandissant un fusil.
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J’avais douze ans, quand par un échange de lettres, ceux qui décidaient de mon sort se mirent d’accord pour que je passe à nouveau les deux mois de grandes vacances en Angleterre. Ma tante Clémence m’a confié à un bateau de la Cunard, et ma belle-mère m’attendait de l’autre côté de l’eau, à Southampton, avec trois enfants, dont l’aîné n’avait que deux ans de moins que moi.
Nous avons pris, tous ensemble, un train que je commençais à connaître et, le soir, mon père, qui s’était laissé pousser une moustache rousse en forme de brosse à dents, est venu nous rejoindre à Tattenham Corner.
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Le lendemain matin, en effet, on me conduisait dans un magasin de confection, non pas de Londres, mais de Tattenham, d’où je devais ressortir habillé comme les jeunes Anglais de mon âge, de mon milieu, – je veux dire du milieu de mon père, – culotte de golf grise sur des bas à losanges, veston du même modèle que les vestons d’homme faisant ressortir l’étroitesse de mes épaules, cravate rayée et casquette plate.
L’après-midi, tandis que mon père était à son bureau, à Londres, nous avons pris un tramway qui nous a conduits à la limite de la campagne, où nous avons trouvé des bois, un vaste pré transformé en terrain de sport et une rivière où on louait des canots.
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Je revois défiler le nom des gares : Tadworth, Kingswood, Chipstead, puis Purley Oaks, South Croydon, Norwood Junction.
Une forêt canadienne. Photo : ElenaB.
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Il est à peu près certain que ma mère, rencontrée dans un café de Cherbourg au cours d’une escale, représentait pour Adams le péché.
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Il y avait un certain orgueil aussi de sa part à me faire accomplir, à ses côtés, ses pérégrinations quotidiennes, à suivre la foule de Trafalgar Square, à me désigner, au bas de Regent Street, le prestigieux immeuble de la Cunard Line.
A cela encore, il appartenait, il en partageait un la gloire et la puissance, comme il partageait la puissance de son église – pas n’importe laquelle, son église, celle de Sutton Street, à Tattenham Corner – et le prestige de son club de golf.
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Il ne m’a pas invité à franchir le portillon séparant le public de Saint des Saints.
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Nous avons visité Westminster Abbey, où l’ombre était aussi savoureuse qu’une limonade, et, du doigt, sans un mot, mon père me désignait le nom des grands hommes gravé sur le socle des statues, parfois sur les pierres tombales que nous foulions aux pieds.
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Nous avons fait la queue à un embarcadère, trouvé place tout à l’avant d’un bateau blanc qui a descendu la Tamise jusqu’à la Tour de Londres, cependant qu’un guide nous signalait au passage les monuments et les navires à l’ancre.
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Nous avons visité la Tour de Londres, et, là aussi, écouté pieusement, les explications du guide.
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A Saint-Saturnin, il arrivait à ma grand-mère de m’emmener en cachette à l’église.
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En octobre, c’est à Caen, et non à Cherbourg ou à Niort, que j’entrai pour la première fois au lycée.
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La cadette des filles vit au Maroc et la seconde, que j’ai connue, est speakerine à la télévision.
Chez les Lange, rue Saint-Pierre, on ne se tenait pas à table comme chez mon père, à Tattenham Corner, ni comme dans la bicoque des Nau, à Saint-Saturnin. Ma tante Béatrice et ma tante Clémence, de Cherbourg, avaient beau être sœurs, ce qui était vrai dans la maison de l’une ne l’était pas dans celle de l’autre.
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Ma case, l’hiver 1919-1920, se situait à la fois à la boulangerie Lange, rue Saint-Pierre à Caen, et dans la classe de septième du lycée, où mon professeur de français s’appelait M. Maréchal.
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À Cherbourg, nous n’étions que vingt-trois dans la classe.
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À cette époque-là, à Port-en-Bessin, Louise n’était pas encore mariée.
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Il était à Caen, camionneur dans une épicerie en gros de la rue Caponière.
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Pendant les vacances, j’ai obtenu la permission de me servir de la bicyclette de mon oncle pour aller à Ouistreham me baigner et pêcher les équilles.
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Non loin de l’écluse de Ouistreham, s’étendait la plage de Riva-Bella, moins fréquentée qu’aujourd’hui, plus bourgeoise, avec ses parasols, ses boutiques de souvenirs et ses pâtisseries élégantes.
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Une semaine avant la rentrée des classes, j’ai reçu, en même temps que mon oncle et ma tante, une lettre de ma mère m’annonçant que j’allais devenir interne au lycée de Niort, où elle pourrait me voir chaque semaine.
Sur le moment, c’est la route d’Ouistreham, toute droite le long du canal, que j’ai regrettée, et la mer, au bout, la plage sans fin que la plupart des parasols avaient déjà désertée.
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Pourquoi, bien avant la lettre de ma mère, peut-être dès le moment où j’avais appris que celle-ci allait travaillait à Niort, avais-je eu une impression d’hostilité, d’antagonisme? Jusqu’alors, j’étais allé partout, en Angleterre, à Cherbourg, à Caen, sans craintes ni idées préconçues. Or, le mot Niort, pour moi, était sombre, menaçant, et sa situation même sur la carte de France me paraissait morne et triste.
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Depuis que ma mère vivait à Niort, son écriture changeait.
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Toujours est-il que mon hypothèse d’une dispute d’intérêt était fausse et que, petit à petit, j’ai découvert les vraies raisons de mon installation dans les Deux-Sèvres.
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Nous avons abouti à un mur de pierre, comme à Caen, à une grille, à une cour, à un préau, et déjà quelques pensionnaires arrivés avant moi attendaient, seuls ou par groupes, dans un espace trop grand pour eux.
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Elle est plus vaste que n’importe quel endroit public de Caen ou de Cherbourg, aussi vaste, je crois, que Trafalgar Square, à Londres, avec seulement quelques autos, quelques camions qui débouchent, de rares silhouettes perdues dans un paysage démesuré.
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Ce que je ne comprenais pas encore, c’était la raison pour laquelle elle m’avait fait venir, car nous ne jouions ni l’un ni l’autre la comédie, elle ne me parlait pas de son affection, de son désir de m’avoir près d’elle et je ne lui avais témoigné aucune joie à mon arrivée à Niort.
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Certaines fois, nous déjeunions ensemble, à la même brasserie de la place de la Brèche, toujours trop grande pour nous, où nous n’avions rien à nous dire et dont je me rappelle surtout le bruit caractéristique des billes de billard qui s’entrechoquaient.
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A trois heures, j’étais place de la Brèche.
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J’avais vu, chez mon ami Prieur, à Caen, les mêmes marches de marbre dans le vestibule, la même porte vitrée flanquée d’une plante verte et, à gauche, deux hautes portes de chêne foncé.
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Elle m’a laissé seule un bon moment et je regardais autour de moi cette cuisine si différente de celle de mes tantes ou de celle de mon père, à Tattenham Corner.
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– Ainsi, vous voici au lycée de Niort…
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Je voudrais me débarrasser très vite de Niort, de tout ce que j’ai appris avec le temps, de ce que j’ai deviné, des vérités que j’ai reconstituées.
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Chez ma mère, le jour où elle a quitté Cherbourg et renoncé à d’autres espoirs, c’est devenu une idée fixe.
Je sais aujourd’hui ce qui l’a conduite à Niort.
Magist. Célibat. Niort cherch. Cuis. Jeune, act., gaie pour ten. Mais Tr.b. gages si séré Écr. bur. Journ. L.8167.
J’en ai parlé il y a quelques années à un psychiatre de mes connaissances et j’ai constaté que l’enfant que j’étais avait senti d’instinct ce qu’il y avait d’insolite, d’équivoque, dans la maison de la place de la Brèche. En lisant l’annonce, dans un journal répandu en Bretagne et en Normandie, ma mère ne s’y est pas trompée.
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Ce n’en était que le point de départ. M. Gérondeau n’avait ni frère ni sœur et son plus proche parent était un cousin, qui avait épousé une jeune fille protestante de Nîmes où il était devenu propriétaire d’un grand garage. Le cousin avait deux enfants, un garçon et une fille, mais c’est à peine si, entre Nîmes et Niort, s’échangeaient des vœux de Nouvel An.
Au moment où on me faisait venir dans les Deux-Sèvres, le juge, à cinquante-deux ans, possédait une dizaine de fermes, entre La Roche-sur-Yon et La Rochelle, dont un herbage de cent hectares dans le marais.
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Les maisons closes existaient encore à cette époque et on en comptait deux à Niort, l’une pour la troupe et les paysans de passage, l’autre, d’une classe supérieure, où les sous-officiers eux-mêmes n’étaient pas admis.
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Jeune homme, il avait rêvé d’entrer à l’École des chartes, et si son père l’en avait empêché, l’obligeant à faire son droit, c’est parce que leurs terres étaient en Vendée et dans les Deux-Sèvres et qu’on ne concevait pas un Gérondeau archiviste départamental.
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A force de s’espacer, les rapports avaient pratiquement cessé entre moi et la place de la Brèche, ce qui ne signifie pas que ma mère avait renoncé, sinon à faire de moi l’héritier présomptif du juge Gérondeau, tout au moins à s’intéresser à mon avenir.
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Comme on n’avait pas retrouvé de testament, le fils et la fille du cousin de Nîmes avaient été mis en possession de l’héritage.
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Il s’agissait, entre autres, d’un paquet d’actions au porteur qui aurait dû se trouver dans un certain tiroir et d’une tabatière en or, du XVIIIe siècle, retrouvée chez un antiquaire de Paris, sans qu’il fût possible d’établir ni quand ni par quelle voie elle avait abouti là.
De juridiction en juridiction, d’appel en appel, di Niort à Poitiers et à Paris, la procédure a duré plus de quatre ans et j’ignore, je préfère ignorer qui, en fin de compte, a cédé, et comment et pourquoi. Je ne pense pas que ce soit ma mère, car elle vit toujours, toujours à Niort et non en Normandie comme on aurait pu s’y attendre, et elle ne manque de rien.
Je ne prévoyais pas encore que, en ce qui me concernait, cette année scolaire 1924-1925 était la dernière et que, une fois parti, je ne remettrais plus de ma vie les pieds dans la ville de Niort.
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Deux fois, depuis que j’étais au lycée, j’avais passé une partie de mes vacances en Angleterre, une fois à Tattenham Corner, l’autre à Brighton, au bord de la mer, où mon père avait loué deux pièces dans une villa et où les enfants dormaient dans des lits de camps.
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Wilbur, à côté de moi, était un authentique Adams, élevé comme un Adams, réagissant à ;a façon d’un habitant de Tattenham Corner et, ou outre, il y avait Nancy et Bonnie qui étaient devenues de grandes filles.
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Je n’avais pas l’intention de passer par Saint-Saturnin, où il y avait plus d’un an que mon grand-père s’était pendu.
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Elle avait travaillé un certain temps à Bayeux chez les bonnes sœurs.
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Toujours est-il que, pendant trois ou quatre ans, elle a été infirmière à l’hôpital de Caen, puis du Havre, et il a été question de mariage.
Celui-ci ne s’est pas fait, puisque Raymonde est retournée chez les religieuses, non plus à Bayeux, mais à la maison mère de Lisieux.
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Je ne suis resté que vingt-quatre heures à Cherbourg. J’avais hâte d’être à Port-en-Bessin et j’avais prévenu tante Louis de mon arrivée.
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La salle à manger était bleue aussi, les nappes à carreaux bleus sur les tables, la clientèle composée de petits gens, surtout des familles de cheminots, j’ignore pourquoi, beaucoup venant de la gare de triage de Juvisy.
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A Saint-Saturnin, elle ne fumait pas, ou c’était en cachette.
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A Niort, dans la maison de Gérondeau et de ma mère, je me sentais humilié et comme coupable. Ici, à Port-en-Bessin, si je devais me forcer pour sourire aux saillies de Léon, je n’associais pas ma tante Louis à sa personne.
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Je suis persuadé que ce qui s’est passé à Port-en-Bessin est quelque chose de très complexe de très subtil, qui a eu, pour moi, une assez grande importance.
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Un jour de foire, à Niort, alors que, j’ignore pourquoi, nous avions congé, j’avais suivi assez longtemps une des filles qui rôdent aux alentours des cafés pleins de marchands de bestiaxu et de cultivateurs.
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Un ivrogne, en l’accostant, m’a fait renoncer, et je suis heureux de ce hasard, car Port-en-Bassin n’aurait pas eu la même signification.
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J’avais au poignet la montre en argent que mon père m’avait donnée pour mes douze ans, en poche un canif, un briquet et un portefeuille qui, je le savais, avait appartenu à M. Gérondeau, mais que je n’en conservais pas moins parce qu’il était en véritable cuir de Russie. On ne parle plus de cuir de Russie.
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Je suis allé à la douche en même temps qu’un nommé Landois, qui est devenu un des plus grands architectes de Paris. Son père, marchand de grains en gros, qui habitait la Vendée, devait venir le chercher en auto vers la fin de la matinée.
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– A Paris.
– Veinard!
Il n’a rien dit d’autre ne m’a rien demandé d’autre. Seul le mot Paris l’avait frappé et il ne se demandait ni dans quelles conditions, ni pourquoi je m’y rendais.
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– Une troisième classe pour Paris.
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Le train s’est arrêté plusieurs minutes en gare de Poitiers et, comme il était près de midi, j’ai acheté un sandwich au jambon puis, après une hésitation, une demi-bouteille de vin rouge.
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En ce temps-là, la ligne aboutissait encore à la gare d’Orsay, qu’on découvrait brusquement après un long tunnel. Je n’avais jamais mis les pieds à Paris. En sortant du hall tumultueux, ma valise à la main, je me trouvai au bord de la Seine sans aucune idée de la direction à prendre.
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J’ai dû tourner en rond pendant un certain temps, car je me suis retrouvé deux fois boulevard Saint-Germain et j’ai compté je ne sais plus combien de ministères.
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– La gare Montparnasse.
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Désormais, je regardais le nom des rues qui, parfois, comme la rue de la Gaîté, me rappelaient des romans.
Arrêté quelque part par le mur d’un cimetière, j’ai obliqué à droite ou à gauche – en fait, je n’ai jamais pu reconstituer le chemin parcouru ce jour-là -0 et je me suis trouvé dans une rue appelée rue Delambre où, face à face, deux hôtels semblaient faire mon affaire.
L’un s’appelait l’Hôtel de Lorient, l’autre l’Hôtel Bonnet.
Ils étaient deux, l’homme et la femme, lui originaire de Nevers, elle de La charité, et ils se ressemblaient comme frère et sœur : tous les deux, qui avaient dépassé le milieu de la vie, étaient gros, mous, incolores et tristes, mal portants.
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Le plafond était en pente, comme dans la mansarde de Port-en-Bessin, et, sur le palier, une servante, la nuit, cirait les souliers des locataires, des sorte que je m’endormais au bruit monotone de la brosse que la fille maigre et laide, toujours somnolente, laissait parfois échapper.
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Et pourtant, ce n’est pas le hasard qui m’a guidé une fois à Paris, ou alors il faut appeler ainsi une faculté que je possédais, que possèdent sans doute tous les hommes, comme les oiseaux et les autres animaux, de prendre autour d’eux ce qui leur convient et de rejeter ce qui leur est inutile ou nuisible.
Par exemple, j’avais échoué, sans le savoir, à deux cents mètres d’un carrefour qui était à cette époque-là un des hauts lieux du monde, le carrefour Montparnasse, où la Rotonde et le Dôme, les deux cafés célèbres, se faisaient face, regorgeant de peintres, de modèles, d’artistes et de philosophes, d’une génération en gestation, et l’on était en train de bâtir, un peu plus loin, l’immense brasserie de la Coupole.
Dans les rues, on croisait des hommes et des femmes, aux tenues les plus diverses, venus de Scandinavie et d’Amérique, de la province et de tous les milieux sociaux ; les terrasses, non seulement à midi et le soir, mais toute la journée, donnaient l’impression grouillante d’une foire aux idées et aux talents.
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Pendant trois ans et plus, je me suis jeté dans Paris avec frénésie, me saoulant du mouvement des rues, me saoulant surtout des visages, et il m’arrivait, pour me sentir davantage encore au cœur du grouillement humain, de plonger, à six heures du soir, dans le métro, jouant des coudes, coincé dans la foule, porté par elle, avec, autour de moi, des têtes qui se découpaient en gros plan et qui se renouvelaient sans cesse.
J’avais faim de la rue. Les deux dernières années, au lycée de Niort, alors que nous étions enfermés pendant des heures dans une classe grise ou dans une salle d’étude, il m’arrivait de fixer le rectangle de la fenêtre ouverte et de serrer les dents indigné.
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C’est à peine si j’accordais un coup d’œil à ses terrasses bourdonnantes et je n’ai eu qu’un regard indifférent pour la Closerie des Lilas, aperçue par hasard, dont j’avais beaucoup entendu parler par Jean Caveau, un de mes camarades de classe, qui écrivait des vers et qui en envoyait à Paul Fort. Que de poètes tinssent leurs assises à la Closerie des Lilas, cela ne me touchait pas, n’éveillait en moi aucune curiosité, et je n’étais pas loin de considérer le boulevard Saint-Michel, le Quartier Latine, le monde des écoles et des étudiants, comme artificiel.
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De ma chambre, rue Delambre, sans quitter mon lit, j’entendais vivre dix personnes à la fois, des isolés, des couples, quelqu’un qui avait d’épuisantes quintes de toux et le nègre qui jouait de la trompette.
Est-ce que l’agitation pittoresque et haute en couleur de Montparnasse m’a paru artificielle ?
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Je remontais la rue Montmartre où, vers la rue du Croissant, je découvrais l’activité des imprimeries et des journaux, j’atteignais les Grands Boulevards, j’y attendais la minute où les bureaux et les magasins se vident et où tout ce qui travaille se précipite, à midi, vers les restaurants, le soir vers les autobus et les métros.
J’ai mis deux semaines avant d’atteindre Montmartre et ses enseignes lumineuses et, par la gare du Nord et la gare de l’Est, j’ai abouti ensuite à la Bastille.
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En passant, à la Madeleine, devant le hall de l’agence Cook, j’ai pensé que ma connaissance de l’anglais pouvait me servir et j’ai été sur le point d’entrer.
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La maison de la place de la Brèche était dépassée.
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Du pont Saint-Michel, où j’aboutissais en venant de la rue Delambre, j’avais le choix, la Seine franchie, entre foncer devant moi vers les Halles et les Grands Boulevards, tourner à gauche, le long de la rue de Rivoli, ou à droite, vers la rue Saint-Antoine et la Bastille.
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Je suivais tantôt l’un, tantôt l’autre de ces itinéraires et c’est rue Saint-Antoine, presque en face du Cinéma Saint-Paul, que je me suis trouvé un matin à admirer des plats préparés, des hors-d’œuvre divers, dont beaucoup m’étaient inconnus, à la vitrine d’une maison italienne.
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– Ma mère habite la province, à Niort, mais elle est au courant et peut vous envoyer une lettre.
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L’homme s’appelait Barderini et venait des environs de Gênes.
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Entre Saint-Paul et le Châtelet, je suis entré dans un magasin de confection où des vêtements pendaient à des tringles sur le trottoir et où un vendeur interpellait les passants, surtout les mères de famille qui traînaient des enfants par la main.
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J’allais prendre, justement devant la Closerie des Lilas, le tram 10 qui me conduisait au Châtelet et je restais sur la plate-forme, suivant des yeux le ramassage des poubelles le long des trottoirs, les arroseuses municipales qui mouillaient des tranches régulières de la chaussée.
Je buvais deux verres de café et mangeais cinq croissants dans un bar dont les carreaux de faïence, sur les murs, représentaient le Mont-Saint-Michel.
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Je découvrais un quartier vaste et varié, car la clientèle allait de l’île Saint-Louis au boulevard Beaumarchais, de la Bastille au Louvre, et j’ai eu du mal à m’y retrouver dans les petites rues qui s’enchevêtrent autour des Francs-Bourgeois.
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Je suis resté à peu près un an chez les Barderini pour entrer ensuite, comme garçon de courses, à la Papeterie de la Bourse, rue de Richelieu. Or, mes deux premiers étés de Paris se confondent et, sur beaucoup de points, j’ai tendance à mélanger ce qui s’est passé.
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Alors, peut-être comme c’était arrivé à Port-en-Bessin, je suppose qu’une demi-substitution s’est produite.
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Je n’ai jamais été exagérément sensuel et ce n’était pas un plaisir précis que je quêtais quand, malheureux à force de désir, je courais les rues de Paris à la recherche d’une compagne d’un moment.
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J’étais encore à Saint-Saturnin.
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J’ai dit mon besoin de m’assimiler la vie de la rue, la vie des autres, quelle qu’elle fût, et j’insiste là-dessus. Alors, peut-être comme c’était arrivé à Port-en-Bessin, je suppose qu’une demi-substitution s’est produite.
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Et, par la suite, lorsque j’allais à Bayeux, à Cherbourg, à Tattenham Corner, j’avais conscience de laisser un sillage invisible, mais néanmoins.
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Près de la rue Saint-Antoine, par exemple, rue de Birague et, en face, rue Saint-Paul, il y avait des hôtels de passe où il arrivait, pédalant sur mon triporteur et ne pensant à rien, de voir pénétrer un couple. Alors, par la pensée, je le suivais dans la chambre et, tout comme à Niort, il me semblait injuste d’être enfermé alors que d’autres vivaient dehors, j’enrageas soudain d’être dehors tandis qu’à quelques mètres de moi deux corps nus s’affrontaient.
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– A cette heure-ci, à cet instant, à Paris, des centaines, des milliers d’hommes et de femmes sont accouplés.
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Du côté de la Madeleine, par exemple, les femmes portaient des bas de vraie soie, peu courants à l’époque, et j’imaginais du linge assorti, des corps différents des autres.
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Il m’est arrivé de penser encore à la vie de la place de la Brèche, à la conduite de ma mère, au procès intenté aux héritiers.
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Elle l’a fait, à Cherbourg, comme ma tante Louise et, sans doute, comme ses autres sœurs l’ont fait avent de se marier.
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Je les comprends aussi, je les comprends tous, chacun, plus ou moins consciemment, suivait sa ligne, comme je suivais la mienne dans les différents quartiers de Paris.
J’ai déménagé de la rue Delambre, à cause de la bonne qui, chaque nuit, cirait les souliers sur mon palier.
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A l’idée que j’allais la revoir, le lendemain et les jours suivants, avec son regard triste et doux de chien qui cherche un maître, j’ai préféré, le matin, emporter mes affaires et m’installer dans un meublé de la rue de Turenne, à deux pas de l’épicerie italienne.
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De même que le hasard m’avait fait lire l’écriteau de la rue Saint-Antoine, c’est en passant, un soir, rue de Richelieu, que j’ai vu, à la vitrine d’une papeterie, un avis tapé à la machine : On demande garçon de course très sérieux. N’avais-je pas épuisé le quartier Saint-Paul et le Marais ? J’ai toujours aimé l’odeur des crayons, des gommes, du papier et, le lendemain, je me suis présenté. La maison était beaucoup plus importante que rue Saint-Antoine.
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Je gagnais la même chose que rue Saint-Antoine, mais je n’avais pas le repas de midi, ni, sans doute, les pourboires que me donnaient parfois les cuisinières.
J’ai continué un temps à habiter la rue de Turenne, qui n’était pas trop loin, et, quand j’ai déménagé une fois encore, cela a été pour me plonger dans un quartier plus trouble que me tentait, en bordure du Montmartre des boîtes de nuit, rue de Douai.
C’est à cette occasion-là que j’ai envoyé à ma tante Louise une carte postale représentant la place Pigalle, avec les enseignes lumineuses des cabarets en rouge, en verte et en jaune.
On entend souvent parler de la solitude de l’homme, surtout du pauvre, dans les grandes villes, et il existe une littérature, sans compter les chansons, sur ce Paris impitoyable qui broie les isolés.
D’après mon expérience, Paris est, au contraire, l’endroit du monde où l’homme souffre le moins, même sans famille ni amis, de sa solitude.
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A Paris, non seulement on vit dans un coude à coude continue, mais on trouve, à tous les étages sociaux, des endroits qui paraissent n’avoir été conçus que pour permettre, en cas de besoin, d’y rencontrer d’autres soi-même. Cela commence, en bas, par les quais de la Seine, par la place Maubert, par les bancs des squares, du Bois de Vincennes ou Bois de Boulogne et, passant par la gamme variée des bistrots, cela aboutit, à l’autre extrémité, aux bars et aux restaurants des Champs-Élysées et d’ailleurs, à certains cabarets qui sont comme des clubs privés.
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J’en ai vu quelques-uns, dans le quartier du Marais, en livrant la marchandise.
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Même dans la cohue des Grands Boulevards, où, à certaines heures, les vingt arrondissements venaient se mélanger, on continuait à distinguer des cloisons étanches et, cent fois, j’ai parcouru à pied ces boulevards, tantôt partant de la Madeleine, tantôt de la République, pour y trouver comme une photographie durement contrastée de Paris.
A un bout, vers la République, les magasins pour petites bourses, pour les humbles, pour les naïfs qui achètent ce qu’on leur dit d’acheter, des lampes horribles, des meubles d’un mauvais goût délibéré, et je revois en particulier certain plein de tout ce qu’on offre, chez les petites gens, à l’occasion des naissances, des premières communions, des mariages, des anniversaires, pelles à tarte argentées, gobelets en métal doré, services complets dans leur écrin violacé, et des pendules, tout ce qu’on peut imaginer en fait de pendules, flanquées des bronzes les plus inattendus.
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En dépassant la porte Saint-Martin, la porte Saint-Denis, c’est un public déjà différent qui visent les commerçants et les magasins de confection eux-mêmes ont certaines prétentions à l’élégance.
Les cinémas aussi, à mesure qu’on approche de l’Opéra, changent d’aspect et, Boulevard des Capucines, et la foule reste aussi dense sur les trottoirs, les acheteurs se raréfient, car on entre dans le domaine du demi-luxe, puis du luxe.
Cette géographie n’est plus tout à fait vraie parce que, depuis, la ville commerçante s’est étendue vers l’ouest et ce que je dis du boulevard des Capucines s’appliquerait plutôt, aujourd’hui, au Faubourg Saint-Honoré et l’avenue Matignon,
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Parti d’en bas, de la bicoque de Saint-Saturnin où, une fois par semaine, on se lavait les pieds dans un baquet, près du foyer de la cuisine, j’était décidé à aller voir tout en haut.
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Rue de Richelieu, j’ai vu des financiers qui venait chaque matin à la Bourse et qui déjeunaient dans des restaurants discrets et luxueux des environs, où il m’est arrivé d’entrer un instant pour porter un message.
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Au « Journal », à cent mètres de la papeterie, et dans les imprimeries de la rue du Croissant où j’avais souvent à faire, j’ai vu de près des hommes puissants, ceux qui, chaque jour, font l’opinion, et des politiciens, des députés, des sénateurs rôdaient respectueusement autour d’eux.
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Pour les mêmes raisons, je n’accordais qu’un coup d’œil distrait à certaines femmes vêtues de fourrures qu’on voit descendre, inaccessibles, de voitures de maîtres et pénétrer chez Cartier, rue de la Paix, chez quelque grand couturier ou dans un restaurant de luxe.
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En dehors de ces incursions furtives dans un univers encore défendu j’avais, en découvrant le Moulin-Rouge, gravi une toute petite marche.
Pendant des mois, je ne suis plus au juste combien, mais au moins un hiver et un printemps, j’ai vécu ce que j’appelle ma période Moulin-Rouge.
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Je connaissais leurs itinéraires dans Paris, les métros, les autobus, les gares, les restaurants et les petits cafés, ceux où on ne fait que passer pour boire et ceux où on reste des heures à laisser couler le temps.
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Le Moulin-Rouge d’alors, avec ses ailes lumineuses tournant lentement sur le ciel de la place Blanche et son entrée, plus brillante que le reste du boulevard, qui me faisait penser à la gueule couverte d’un monstre, était une salle immense où se donnait chaque soir un bal populaire.
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Il existait, pas loin, d’autres bals du même, genre, l’Élysée-Palace, boulevard Rochechouart, le Moulin de la Galette, dans le haut de la rue Lepic, mais je n’y ai fait que de brefs sondages, car je n’y retrouvais pas la même intensité, ni surtout la même diversité.
Au Moulin-Roue, en effet, des mondes très différents se côtoyaient et parfois, à force de se côtoyer, se mélangeaient.
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Je les ai vues de plus près rue de Douai, car plusieurs habitaient le même hôtel que moi, où il était rare qu’elles rentrent seules.
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Ainsi donc, au seul Moulin-Rouge, comme dans le quartier Saint-Antoine, on pouvait passer une, deux, trois frontières, mais aucune ne me paraissait la frontière définitive, la vraie ligne de démarcation.
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L’époque Moulin-Rouge, c’est une étape à la fois dans le temps, dans l’espace et en profondeur.
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La rue de Richelieu est différente aussi. Le « Journal », si important jadis, mêlé à la vie quotidienne de Paris, n’existe plus et les nègres ont presque disparu de Montmartre ainsi que les portiers russes et les maharajas.
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Aussi, le matin, étais-je un des rares à errer dans un Paris vide et, comme cela m’arrivait assez souvent, j’ai marché le long des quais, suivant les berges de la Seine jusqu’à Charenton.
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Je suis revenu en ville par l’autobus et, vers trois heures, je me trouvais rue Auber, à regarder, je m’en souviens, les vitrines d’une compagnie de navigation.
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J’ai désigné la direction de Saint-Augustin.
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Elle était femme de chambre dans la famille d’un diplomate sud-américain qui habitait l’avenue Hoche, cette avenue qui, entre l’Étoile et le parc Monceau, avait, à mes yeux, le plus de prestige, avec l’avenue Foch.
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Nous avions mangé des spaghetti dans un restaurant italien de la rue Notre-Dame-de-Lorette, puis je l’avais reconduite avenue Hoche, en autobus, et elle s’était arrêtée devant un hôtel particulier au balcon orné d’un écusson et d’une hampe de drapeau.
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Elle n’est revenue ni le lendemain, ni le surlendemain. Je ne suis pas retourné avenu Hoche. Ces deux soirs-là, je ne suis pas allé au Moulin-rouge non plus, me contenant de lire dans ma chambre en guettant les pas dans l’escalier. J’entendais ainsi les femmes qui travaillaient place Blanche et ailleurs s’en aller, les reconnaissant au bruit particulier de leurs hauts talons.
Elle m’ouvrait les yeux sur un domaine qui m’avait échappé. J’apprenais du même coup qu’elle était née à Cuba, de parents espagnols, et qu’elle avait vécu plusieurs années à Panama, où elle avait travaillé dans un hôtel tenu par des Français avant d’entrer comme femme de chambre, d’abord dans un ménage anglais, ensuite chez le diplomate sud-américain qui l’avait amenée en France.
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Elle n’a pas achevé sa pensée ce soir-là, mais plus tard, et justement alors que, rue de Richelieu, on m’employait davantage à l’intérieur qu’à faire des courses, ce qui me déplaisait.
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– L’homme que tu as vu à la port du Boston.
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A quelques mois de là, je l’ai entrevue alors qu’elle descendait de voiture en face du Maxim’s et, beaucoup plus tard, je l’ai retrouvée à Londres cette fois nous étions à égalité.
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On était en février et, après quelques journées de soleil et de temps doux qui avaient laissé croire à un printemps précoce comme il y en a assez souvent à Paris, l’hiver était revenu, avec des bourrasques, de la neige fondue, le thermomètre oscillant entre zéro et cinq degrés.
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Quelques jours plus tard, aux Halles, vers une heure du matin, je guettas, dans l’ombre du trottoir, le moment de me mêler, sans être remarqué, aux hommes qui déchargeaient un camion de choux-fleurs.
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Il est vrai qu’on trouve rassemblé, la nuit, aux Halles et dans les rues d’alentour, tout ce qui est à la traîne dans Paris et tout ce qui n’a pas en poche de quoi se payer une chambre ou un repas chaud.
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Beaucoup de gens, surtout parmi les artistes et les écrivaines arrivés, se vantent, comme d’un exploit, d’avoir déchargé les légumes aux Halles, comme s’ils avaient touché ainsi le fond de la détresse humaine.
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Les filles, presque toutes chevronnées, font un métier dure et travaillant, non seulement dans les chambres des maisons les plus croulants de Paris, mais dans l’obscurité des allées, des impasses, parfois sur un seuil ou à l’abri d’une pyramide de légumes.
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Il tombait, ce soir-là, une pluie froide, abondante, qui rendait déserts les larges trottoirs des Grands Boulevards et mettait des moustaches liquides aux taxis et aux autobus.
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Je m’étais arrêté dans un café-bar qui faisait alors le coin de la rue Montmartre et du boulevard Poissonnière et qui baignait toujours dans une lumière glauque.
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Quand les autres établissements des Boulevards étaient fermés, on y rencontrait des chauffeurs de taxi, des filles, des marchandes de fleurs, des gens de profession indéterminée qui, pour la plupart, avaient du temps devant eux et desserraient rarement les dents.
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– Seul à Paris ?
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– Vous habitez en meublé ?
– Rue de Douai. Hôtel du Grand Saint-Georges.
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Le taxi, dans les rues désertes, avait déjà parcouru le court chemin qui nous séparait de la rue de Douai. Quand il s’arrêta, mon compagnon regarda l’entrée du Grand Saint-Georges et je jurerais qu’il a hoché la tête d’un air désapprobateur.
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Alvin Haags, Hôtel Victoria, 28 bis, rue de Bourgogne, Paris.
Je ne connaissais par la rue de Bourgogne. Je ne savais pas où la situer je n’avais pas de plan de Paris dans ma chambre, car j’avais donné celui que je possédais à Pilar, qui l’avait emporté avec ses affaires.
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Je ne me suis pas renseigné auprès de la logeuse, ni auprès de personne, et j’ai consulté le plan de Paris à l’entrée du premier métro. J’ai trouvé la rue de Bourgogne sur la rive gauche, derrière le Palais-Bourbon, dans le quartier calme et un peu solennel que j’avais parcouru, le jour de mon arrivée à Paris, en sortant de la gare d’Orsay.
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Je me rappellerai toujours que c’est par les chaussettes que M. Haags a commencé, allant en personne me choisir, place Vendôme, des chaussettes unies, en fil, avec une simple baguette sur le côté, après quoi il me conduisit dans un magasin de chaussures anglais.
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Il importe qu’ils soient de première qualité, qu’ils portent de préférence la marque d’un grand mallier de Londres ou de Paris, mais il est nom moins important qu’ils ne soient pas neufs.
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J’avais changé d’hôtel, comme je m’y attendais. M. Haags m’avait introduit, en se faisant passer pour mon oncle, dans un hôtel de la place de l’Odéon, qu’on remarquait à peine de l’extérieur, et où on trouvait des gens de tous les pays, des étudiants, des professeurs, ainsi qu’un assortiment de personnages étranges que j’aurais été bien en peine de situer.
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Il était à ce moment à la Faculté de Montpellier.
Ce n’est pas en France, pour des raisons de prudence qui m’ont été expliquées, que j’ai été initié à la vie des grands hôtels et à leurs rouages, mais nous sommes allés, pour cela, à Amsterdam.
– Je n’ai jamais travaillé à Amsterdam, m’avait dit mon compagnon, et je ne compte pas le faire. Je n’ai jamais travaillé à Paris non plus, mais, tout comme à Londres et à New York, la police y dispose des informations du monde entier et je préfère ne pas me montrer dans les endroits trop surveillés.
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En apparence, à Paris tout au moins, il vivait confortablement, mais modestement, fréquentant de bons restaurants d’habitués, prenant ses deux whiskies, chaque soir, dans le même bar de la rue Daunou ou fréquentaient des Anglais respectables.
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A Paris, je retournais place de l’Odéon et M. Haags partit pour la Côte d’Azur, m’annonçant qu’il reviendrait bientôt et me recommandant de mener, dans les limites du Quartier Latin, la vie d’un étudiant qui se soucie peu de ses études.
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Le soir même, je prenais le Train Bleu à la gare de Lyon et, peu après huit heures du matin, le pisteur galonné d’un des palaces de la Croisette saisissait mes bagages, car je m’étais annoncé par télégramme.
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On me voyait aussi sur la Croisette, au Casino, en particulier aux galas, car j’étais encore mineur et la salle de jeux m’était interdite.
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Elle était veuve et propriétaire d’une des plus grandes marques de chapeaux d’outre-Atlantque.
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L’empreinte était partie pour Paris, dans une petite boîte que j’avais moi-même portée à la poste, et le reste du programme se déroulait sans imprévu.
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J’étais loin de la bicoque de Saint-Saturnin, où les heures se passaient sans que jamais rien se produisît, non moins loin de la rue Saint-Antoine et des croissants dévorés aux comptoirs.
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Chaque soir, j’envoyais mes notes, portant toujours mes lettres à la poste et le vrai travail s’effectuait à Paris, c’était à M. Haags, à l’aide de mes comptes rendus, d’établir les constantes dans les horaires et de découvrir le « trou ».
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Mrs Forester, les journaux l’avaient annoncé, devait rester à Cannes trois semaines avant d’entreprendre une croisière, sur le yacht de ses amis, en Méditerranée orientale.
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Le tour du tailleur est venu en dernier, non pas un tailleur avec pignon sur rue, ni avec un nom à la mode, mais un entresol, rue Saint-Honoré, où je fus surpris par le choix de mon compagnon.
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Il choisit mes chapeaux avec le même soin, m’interdit les cravates à rayures et, pour ce qui est des bagages, me conduisit dans un étrange magasin, près du Crédit Municipal, dans le quartier du Marais que je connaissais bien, afin d’acheter des sacs en cuir épais, aux fortes serrures, aux poignées solides.
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Je savais qu’à l’heure où je prenais le train de nuit en gare de Cannes, Haags, à la gare de Lyon, prenait le train en sens inverse.
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Je savais aussi qu’il ne descendrait pas à Cannes, mais à Nice, qu’il ne s’y montrerait dans aucun hôtel et qu’il prendrait aussitôt l’autocar.
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C’est à midi seulement que je trouvai, en troisième page, un titre peu apparent : Audacieux vol de bijoux à Cannes.
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Les journaux avaient à peine fini de parler du vol et d’un autre, étranger à nous, celui-ci, commis deux jours plus tard dans une villa de Super-Cannes, que j’étais envoyé à Nice, dans un palace en tous points semblable à celui que je venais de quitter.
En deux mois, Haags réussit trois coups d’importance à peu près égale et, après quelques semaines de Paris, c’était à Deauville que j’étais envoyé en mission.
Ouistreham n’était pas loin, où j’avais pêché des équilles, ni Riva-Belle, où j’observais d’un œil sombre les jeunes Parisiens en vacances.
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J’ai découvert, pourtant, dans le sillage des riches et des puissants, d’autres figurants encore, souvent des gens titrés ou cultivés, des comtes ou des gradués d’Oxford jouant un rôle indéterminé, dont la présence semblait admise une fois pour toutes.
L’explorateur qui a vaincu l’Himalaya ou qui est descendu à trois mille mètres sous la mer ne revient jamais les mains vides, cari il a tout au moins quelques données précises à communiquer.
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Quant à ceux qui sont revenus du Pôle Sud ou du Pôle Nord, qu’ont-ils eu de nouveau à nous dire?
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Nous avons fait, outre la Côte d’Azur et Deauville, Biarritz, Ostende, une fois Vichy, deux fois Aix-les-Bains et Le Touquet. Cependant, pour des raisons particulières, M. Haags, qui était avant tout un artisan pour qui la technique était primordiale, préférait le Midi de la France, de sorte que je suis retourné plusieurs fois à Cannes et que j’ai connu Antibes, Menton et Monte-Carlo.
C’était surtout une question de voies d’accès, la possibilité d’allées et venues anonymes le long de cette sorte de boulevard de grand luxe qui s’étire de l’Esterel à la frontière italienne.
Une seule fois, pendant le temps de notre collaboration, il a raté, est reparti les mains vides, à cause d’un valet de chambre qui n’était pas où il aurait dû être, mais il n’a pas éveillé le moindre sou^¸con et le hasard a voulu que ce soit la même victime que nous retrouvions six mois plus tard au Touquet.
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Et d’abord, ce qui m’a le plus frappé, l’âge moyen de ceux qui m’entouraient, que ce soit à Cannes, à Deauxville ou dans les villes d’eau.
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Rue Saint-Antoine, dans les boutiques comme celle de Gino Barberini, où l’on travaillait dix à quatorze heures par jour, on ne voyait guère de vieux non plus et s’il y en avait – surtout des femmes – parmi la clientèle, c’était en marge de la vie du quartier.
J’en dirais autant des rues de Paris, des autobus et des métros, de la papeterie de la Bourse et même des Halles.
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J’ai entendu dire, par des gens qui ne savent pas, que le monde auquel je me frottais dans les palaces, le Tout-Londres, le Tout-Paris, le Tout-New York, n’est constitué en réalité que de marionnettes donc le seul rôle est de briller.
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Dans la réalité, els ficelles, tout au moins les plus importantes, celles qui commandent à la mécanique sociale, financière ou industrielle, vont aboutir à un échelon où il n’y a plus besoin de bureaux, et les ordres partent le plus souvent de châteaux de Sologne ou d’ailleurs, de yachts en croisière, d’appartements de palace.
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Pourtant, un jour de juin, à Paris, peu avant le Grand Prix, j’ai trouvé dans mon courrier du papier officiel, un formulaire sur du vilain papier jaunâtre dont les vides avaient été remplis au crayon à l’aniline, ce qui indiquait qu’on en avait gardé en carbone.
J’étais convoqué, pour le lendemain à onze heures du matin, à la Police Judiciaire, quai des Orfèvres, au service des Renseignements Généraux.
Pour des raisons que j’ignore, M. Haags n’habitait plus rue de Bourgogne mais, pas très loin, dans un hôtel du quai des Grands-Augustins.
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L’été était splendide et je passais beaucoup de temps à Longchamp et aux terrasses des Champs-Élysées, qui remplaçaient petit à petit la partie élégante des Grands Boulevards.
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Je me suis trouvé, Quai des Orfèvres, dans un long couloir où un huissier m’a pris ma convocation et m’a conduit dans une salle d’attente. J’y ai passé un des quarts d’heure les plus déplaisants de ma vie, entre deux femmes comme j’en avais connu à tous les coins de rue de paris et un grand jeune homme accompagné par sa mère qui pleurait.
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Je balbutiai :
– Mon père est de la Cunard.
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– Vous connaissez bien Paris, monsieur Adams ?
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Ce n’est pas sans raison, par exemple, qu’il avait une faible pour la Côte d’Azur.
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A Cannes, la première enquête revenait à la police locale et ce n’est qu’ensuite qu’intervenait la Brigade Mobile qui, elle-même, était en concurrence plus ou moins avouée avec la Sûreté de Nice.
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C’était peut-être à Cannes, peut-être au Touquet ou à Aix-le-Bains.
En passant à Monte-Carlo, ou seulement à Saint-Raphaël, on tombait sur d’autres juridictions, sur d’autres équipes, d’autres chefs, et enfin la liaison avec Paris était
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Quand ces papiers-là ont enfin abouti au Quai des Orfèvres, ils avaient eu le temps de perdre tout leur sens.
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En sortant du Quai des Orfèvres, ce midi-là, en même temps que les inspecteurs qui allaient déjeuner, j’étais comme en vacances, à nouveau sans passé et sans avenir, et je n’avais aucune raison de prendre à gauche ou à droite, de faire telle chose plutôt que telle autre. J’étais, pour un temps tout au moins, le temps que durerait l’argent envoyé à Port-en-Bessin, en liberté dans l’espace.
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Après l’incident du Quai des Orfèvres et le départ de M. Haags, j’aurais dû, livré à moi-même, sans aucune idée de que j’allais devenir, me sentir inquiet, désemparé.
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Je me précipitai ensuite avenue de la Grande Armée où j’avais vu, dans une vitrine, la voiture rouge, décapotée, aux lignes nerveuses comme un engin de course, que je convoitais.
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Pendant huit jours, en compagnie d’un mécanicien qui me donnait des leçons, je circulai du matin au soir dans Paris et dans la campagne.
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Paris, la campagne, les villages et les petites villes de province, la Normandie et la Bretagne grésillaient sous un soleil large et magnifique.
J’ai passé mon permis de conduire en un temps record et je revois mon Amilcar rouge scintillant au bord du trottoir devant la terrasse du Fouquet’s aux Champs-Élysées.
Sans garder ma chambre de la place de l’Odéon, je me précipitai vers la côte normande et ma première visite fur pour Port-en-Bessin.
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Puisque je n’avais reine d’autre à faire que me promener le long des routes, je suis passé par Cherbourg et je me trouvais dans la maison de ma tante Clémence quand mon oncle est rentré.
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J’ai contourné Niort par la Vendée, visité La Rochelle et Rochefort, des plages, entre ces deux villes, puis j’ai découvert le Périgord, Agen, Toulouse, Carcassone.
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Je m’ébrouais, sans obligation de rester ou de repartir, d’aller ici ou là et, quand j’ai atteint la Méditerranée, en Camargue, je me suis arrêté un certain temps au Grau-du-Roi.
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J’ai visité la Provence, à l’arrière-saison, puis, au début de l’hiver, la Côte d’Azur, que je connaissais bien, mais dont je découvrais une autre face.
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Je suis incapable de dire à quelle date je suis rentré à Paris. Je sais seulement que, pour moi, cette année-là, il n’y a pas eu l’obscurcissement de l’hiver. J’ai retrouvé le soleil aux Champs-Élysées et on a réinstallé presque toute de suite la terrasse du Fouquet’s.
J’avais loué, ure de l’Étoile, à deux pas de l’Arc de Triomphe, ce qu’on appelait alors un studio meublé, c’est-à-dire une chambre de style moderne dont le lit se transformait en divan pendant le jour, donnant à la pièce l’aspect d’un salon.
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Le Fouquet’s devenait mon point d’attache, l’endroit où je passais une partie de mes journées et où je retrouvais, surtout au retour des courses, bon nombre des personnages que j’avais côtoyés dans les palaces de la Côte, de Deauville et d’ailleurs.
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Je m’appelais Steve Adams, j’étais Anglais, donc je venais d’Angleterre, et cela semblait suffire. Deux ou trois fois seulement, pour paraître initiés, des gens ont questionné : – Oxford? Cambridge?
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J’ai pris maintes fois l’apéritif avec le fils d’un grand éditeur et avec l’héritier d’une des plus grosses banques de Paris qui, tous les deux, en buvant un quart champagne ou en déjeunant, discutaient affaires avec un troisième, affaires de cinéma, d’importation ou de n’importe quoi.
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Gabrielle D. appartenait à la fois au milieu des palaces de la Côte et de Deauville, à celui du Fouquet’s, des courses, où plusieurs chevaux défendaient ses couleurs, de la grande industrie et de la finance.
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Pourtant, elle était née dans un château des bords de la Garonne et, jeune fille, elle avait droit au titre de comtesse, même si son père se servait de son nom pour placer du vin de Bordeaux.
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De son premier mari, beaucoup plus âgé qu’elle, elle avait hérité la majorité des actions d’une importante filature de Mulhouse, du second une affaire de confection qui comportait, non seulement un grand magasin à Paris, mais une chaîne de succursales dans la plupart des villes de province.
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Jules gardait, dans un carnet, les numéros de téléphone du Tout-Paris, y compris ceux qui ne figurent pas à l’annuaire.
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C’est ici, en quelques minutes, que je pus mesurer la distance entre la connaissance humaine d’une femme comme Mme D. et l’expérience professionnelle, par exemple, d’un commissaire du Quai des Orfèvres.
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– Gary Adams, Tattenham Corner, Surrey… Qu’est-ce qu’il fait ?
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– Née dans un village d Normandie.
– Et maintenant ?
– Elle vit à Niort.
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C’était un petit homme chauve, mal habillé, suçant des cachous toute la journée, qui était quelque chose comme le conseiller fiduciaire de Mme D., le type même de l’homme de loi comme j’en avais rencontré à Bayeux, à Cherbourg ou à Niort, madré sournois, un peu visqueux mais, comme j’ai pu le constater par la suite, connaissant mieux que quiconque le code civil, les lois sur les sociétés et le mécanisme compliqué des changes et des tarifs douaniers.
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Elle possédait un château en Sologne, où elle ne mettait les pieds que pour y organiser deux ou trois battues par an, un autre en Gironde, celui de ses parents, qu’elle avait remis en état, modernisé intérieurement, et autour duquel elle avait racheté, parcelle par parcelle, les vignobles qui avaient appartenu autrefois à la famille. Son frère y vivait toute l’année, y jouant plus ou moins le rôle de régisseur et ne venant pour ainsi dire jamais à Paris.
En plus de la villa d’Antibes, où elle vivait plusieurs mois par an, elle avait à Mulhouse, non loin des usines, une vaste maison de grands bourgeois du siècle dernier et partout grouillaient des domestiques, il fallait, de Paris ou d’ailleurs, donner des ordres souvent contradictoires, comme elle donnait des ordres au directeur et au rédacteur en chef de son journal, à des tas de gens éparpillés à travers le monde dont je découvrais successivement l’existence.
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Elle n’avait aucune pudeur devant moi et ce n’était pas à cause de ma condition, car elle était ainsi avec chacun et je l’ai vue, dans sa villa d’Antibes, prendre son bain de soleil entièrement nue au bord de la piscine alors qu’une vingtaine de personnes, hommes et femmes, buvaient des cocktails autour d’elle.
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Un achat de coton en Égypte, ou à la Bourse de Saint-Louis, ne signifiait pas nécessairement un besoin de coton pour les usines d Mulhouse, mais une opération souvent commandée par des questions de change, de contingentement, de réemploi de de disponibilités, et certaines fois le coton n’arrivait jamais en France, devenait à son tour monnaie d’échange sur le marché international , aboutissait à Tokyo ou à Manchester.
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Je vivais dans l’ombre des quinze ou vingt personnes les plus importantes en France, beaucoup plus importantes que la plupart de ministres et des présidents du Conseil, et le public la prenait pour une femme qui ne pensait qu’à ses chevaux, à ses toilettes, à ses bijoux et à ses réceptions.
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Les réclames pour les salamandres faisaient partie du paysage du métro quand je suis arrivé à Paris et il y avait des réclames lumineuses autour de la place de l’’Opéra, des affiches bariolées sur les palissades.
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Je ne parle pas de ma vie privée, car je n,en ai presque pas eu pendant ces années-là, vivant au rythme de Mme D. et de son entourage, tantôt à paris, tantôt à Antibes, à Londres, à Saint-Moritz, en croisière à bord de quelque yacht ou, pour quelques jours, dans la paix lourde et presque insupportable du château de la Gironde.
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Lorsque la guerre a éclaté, je suis parti pour l’Angleterre, où on m’a envoyé dans un camp d’entraînement, et, en écrivant à mon père, j’ai appris que mon frère Wilbur était officier de marine. Je suis allé plusieurs fois en permission à Tattenham Corner.
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Mme D. n’a pas attendu l’invasion pour passer en Espagne et, de là, aux États-Unis. Il en est peu, de son milieu, qui soient restés, et j’en ai retrouvé à Londres ; d’autres s’étaient fixés au Portugal ou en Suisse.
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Sans l’avoir revue, j’ai entendu parler d’elle. Reçue à bras ouverts à New York par des amis qu’elle avait là=bas comme elle en avait dans le monde entier, plus ou moins considérée comme une victime de la guerre et comme une représentante de la France douloureuse, elle a voulu, m’at-t-on dit – et d’autres ont agi de même en Angleterre, – prendre son rôle au sérieux, organiser des comtés, donner des conférences à travers le pays.
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Mais ils étaient nombreux, là-bas, à se disputer l’attention du public américain et à vouloir jouer un rôle à Washington.
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Une dépression nerveuse lui a valu un séjour dans une clinique et, ensuite, à cause de troubles glandulaires, elle s’est mise à grossir exagérément, au point de marcher avec une canne, dans son appartement de Park Avenue, et on prétend qu’il lui arrivait d’en menacer son entourage.
Presque tout de suite après la libération de Paris, alors que les ascenseurs de New York étaient en grève, elle s’est obstinée à descendre l’escalier et a fait une chute, s’est brisé la hanche et a été transportée dans une clinique.
Tous les Français exilés aux États-Unis rentraient en France, ou attendaient leur tour de rentrer, quand elle est morte, la moitié du corps plâtre, d’une crise d’urémie. Ce n’est que plusieurs mois plus tard qu’on a ramené son cercueil en Gironde et elle est enterrée près du château de sa famille.
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J’ai commis une des rares actions dont j’aie honte. Une fois que nous venions de subir une alerte de deux jours et de deux nuits, au milieu de l’Atlantique, avec des sous-marins ennemis autour de nous et un grand transport de troupes qui flambait au centre du convoi, j’ai violé méchamment une infirmière de vingt-quatre ans qui, dans cet enfer, était resté aussi calme, aussi nette, aussi efficace que dans un hôpital de la campagne anglaise.
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Quant à Wilbur, il est rentré à la Cunard, comme premier officier à bord d’une des deux Queen et, plus tard, il n’y a pas si longtemps, je devais faire le voyage de New York à son bord.
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Jean-Claude, le fils aîné de ma tante Clémence et de Pajon, le secrétaire du syndicat, a été tué au cours d’un bombardement de l’usine où il travaillait, en Allemagne, comme prisonnier de guerre. Les prisonniers n’étant pas obligés de travailler, Pajon, d’après ma tante Louis, a un peu arrangé la vérité et son fils est devenu, à Cherbourg, une sorte de héros.
Les Lange, à Caen, ont eu leur maison rasée, ce qui a créé de nouvelles difficultés avec ma mère.
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Ma sœur, mariée aussi, vit en Italie, je ne sais pas où.
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Lorsque je suis rentré à Paris, j’avais trente-sept ans et je me sentais beaucoup plus vieux.
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J’ai dû me mettre au courant et Jules, toujours à son poste, m’y a aidé, m’énumérant ceux qui étaient à Drancy ou qui attendaient de passer devant une cour de justice, ceux qui avaient été fusillés, soit par les Allemands, soit par les Français, ceux qui étaient passés en Espagne et enfin ceux qui n’étaient pas encore rentrés d’exil.
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Alors que la guerre battait son plein, j’avais vu, en Angleterre, des produits américains inconnus envahir le marché, en même temps que certains besoins, certaines habitudes s’imposaient à la population. Trois fois, j’avais fait escale dans des ports des États-Unis et, à une de ces occasions, j’avais passé près de deux semaines à New York.
N’était-il pas aisé de prévoir que, derrière les troupes qui débarquaient en Europe, on verrait les hommes d’affaires et les voyageurs de commerce débarquer à leur tour ?
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C’est à tante Louise, enfin veuve, que j’ai emprunté la somme nécessaire pour louer des bureaux aux Champs Élysées, dans un building abritant déjà deux sociétés de cinéma.
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Ma réussite tient à ce que j’ai été le premier et à ce que je suis allé chercher mes clients où ils étaient, c’est-à-dire au George-V, au Ritz, au Crillon et dans les quelques palaces de Paris ou débarquaient les uns après les autres les prospecteurs américains.
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On ne parlait pas encore, en France, de « public relations », de ce métier qui consiste à créer, autour d’une affaire ou d’une personnalité, une atmosphère favorable.
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Je tais, exprès, ma raison sociale, où mon nom ne figure pas, et qu’on peut encore voir en lettres lumineuses aux Champs-Élysées.
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Qu’on se rappelle Saint-Saturnin, Niort, la rue Saint-Antoine, puis le Quai des Orfèvres, les femmes que je poursuivais au coin des rues et l’infirmière du temps de guerre.
Je vivais à présent entouré des plus jolies filles de Paris, dont je faisais cadeau à mes gros clients de passage comme on offre un cigare et je tutoyais les vedettes de la scène et de l’écran.
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Parce que j’avais besoin d’une complaisance de sa part, pour un de mes clients, j’ai accepté de déjeuner dans son appartement du quartier de la Tour Eiffel et j’y ai rencontré Laure.
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Je suis retourné avenu de Suffren.
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J’occupais, rue François-Ier, un appartement beaucoup trop grand pour un célibataire, et nous y avons vécu un certain temps avant de nous installer à Neuilly.
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A vrai dire, je pense que ce qui précède est faux, que la personnalité de Laure, celle de son père, l’appartement de l’avenue de Suffren, la mère, l’oncle général et la maison de campagne de Sancerre n’ont été que des accessoires qui ont peut-être précipité les choses, mais qui n’ont pas été la cause première.
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Une fois déjà, à l’époque Champs-Élysées, j’avais eu une figurante de cinéma au visage résigné qui est devenue depuis une grande vedette.
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Quand je passais, maintenant, au volant d’une grosse voiture américaine, dans la rue Saint-Antoine ou dans d’autres rues que j’avais connues, c’était comme si j’y recherchais une piste et comme si, en la retrouvant, je retrouverais des saveurs oubliées.
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A force de réfléchir, de me tâter, j’ai trouvé un compromis entre la rue Saint-Antoine et la maison de Saint-Saturnin, entre la boulangerie de Caen, où je n’ai pourtant fait que passer, et mas randonnée en Amilcar.
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Ma rue, dans le vieux quartier d’Hyères, non loin de Toulon, n’a pas deux mètres de large et, en pente raide, est interdite aux voitures.
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Néanmoins, si elle reste, en nom, propriétaire de mon affaire, dans laquelle je n’ai gardé, pour moi, aucun intérêt, et d’où je n’ai retiré que juste assez d’argent pour m’installer à Hyères, un gros paquet d’actions est déposé chez un notaire qui n’a pas le droit d’en révéler le possesseur.
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Peu importe ce qu’il en adviendra un jour, et sans doute sont-ce les enfants de Pajon, ceux de tante Béatrice, à Caen, et de mon oncle Lucien, que je n’ai jamais revus, qui en hériteront.
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On essaie, depuis peu, une nouvelle tactique, et c’est pourquoi je suis allé consulter, non seulement le docteur Lacombe, mais un neurologue de Marseille et un autre de Nice.
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C’est Niort, en somme, qui recommence.
Noland (Vaud), le 27 février 1958.
