L’île des Merveilles
(L’extrait du roman Le Secret interdit de Bernard Simonay)
On dit que là-bas, très loin vers le couchant, s’étend une île à nulle autre pareille, que l’on appelle l’île des Merveilles. Elle est l’antique terre d’Éden, que Dieu offrit à Adam et Ève. Le Paradis terrestre. C’est un lieu de délices et de félicité, où il ne fait jamais ni trop chaud ni trop froid, un lieu magique que les tempêtes ne peuvent atteindre, où les parfums les plus suaves émanent de fleurs toutes plus belles les unes que les autres. Des buissons offrent à profusion des baies aux goûts incomparables, les rivières regorgent de poissons dont les écailles ont la couleur de l’argent et de la nacre. Des oiseaux au plumage d’azur peuplent les branches. Les forêts sont plus giboyeuses que partout ailleurs. Il y règne un éternel été, car c’est la terre de Dieu.
Brendan aimait écouter les prêtres parler des légendes de la nouvelle religion. Née en Irlande, il avait toujours vécu près de la mer, et celle-ci l’avait toujours fasciné. Tout comme l’émerveillaient les récits des vieux bardes qui, le soir, au coin du feu de tourbe odorant, évoquant la mystérieuse île d’Avallon, vers laquelle les fées avaient mené le grand roi Arthur après sa mort. Il s’imaginait parfois que l’île des Merveilles et Avallon ne faisaient qu’une. Il ne s’étonnait pas qu’il pût exister, au-delà du grand océan, des lieux aussi extraordinaires. C’était pour cette raison, pour entendre de si belles histoires, qu’il rejoignait le plus souvent possible les moines chrétiens qui avaient bâti leur monastère à Carmarthen. Ils portaient leur parole divine au peuple avaient émigré dans le but de fuir la pauvreté et la rudesse des hivers irlandais.
La curiosité était grande. Les moines la prirent pour du zèle. À vingt ans, Brendon fut lui-même ordonné prêtre par un évêque austère, qui chaque jour prônait l’abstinence et le rejet de la Femme, source selon lui de tous les maux, de toutes les tentations et de tous les péchés. Ce dernier principe n’enchantait guère Brendon, qui depuis toujours avait voué un grand intérêt au sexe prétendu faible. La pénitence, la mortification et la chasteté ne correspondaient pas du tout à l’idée qu’il s’était faite d’une religion prônant l’amoure et la joie de vivre.
C’était un colosse qui dominait tout le monde de plus d’une tête, et dont l’enfance avait été remplie de ces belles bagarres dont les Irlandais sont friands depuis l’aube des temps. Convaincu d’être doté d’une force surhumaine, il ne se laissait guère impressionner par les sautes d’humeur d’un évêque atrabilaire. Il aurait bien tenté de lui expliquer qu’il percevait autrement la religion chrétienne, mais il savait par avance que c’était peine perdue.
Ce désagrément ne l’empêchait pas de continuer à prêcher la bonne parole du Sauveur avec conviction et, s’il le fallait, quelques vigoureuses taloches, afin d’aider ladite bonne parole à pénétrer les âmes obscures des autochtones.
Il n’avait pas oublié la passion qui le liait à l’océan, passion nourrie par les récits des voyageurs audacieux qui, sur de frêles coracles, osaient se lancer vers l’infini. Il envisagea bientôt d’en faire autant afin, disait-il, de porter les Évangiles au-delà de la mer. Il ne serait pas le premier à prendre cette initiative. Nombreux étaient les prêtres rugueux, nouvellement convertis, qui préféraient fuir la vie terne et monotone des cloîtres pour se lancer sur les flots. L’évêque l’exhortait à se consacrer entièrement à Dieu en acceptant la vie monastique, mais Brendan était né sur la libre terre d’Erin, et l’enceinte du monastère lui semblait une prison étouffante, pareille aux planches funèbres des sarcophages dans lesquels on enfermait les morts depuis qu’on ne livrait plus leurs corps aux flammes purificatrice prônées par l’ancienne religion druidique.
(Par Bernard Simonay, Le Secret Interdit, éditions Gallimard).
Note : Au VIe siècle, une légende disait que l’île du Paradis, où étaient nés Adam et Ève, se situait vers l’Ouest. Nombre de navigateurs se lancèrent à sa recherche. Parmi eux, Brendan, moine irlandais, tenta l’aventure,. Il découvrit effectivement l’Islande, en 519, puis les Canaries, vers 527. Les récits qui lui sont consacrés racontent qu’il aurait célébré la messe sur une baleine, mais il ne peut s’agir là que d’une légende. En revanche, certains textes parlent d’un très long voyage qui l’aurait mené sur des îles où poussaient des fruits ressemblant à s’y méprendre à des noix de coco. Il est donc possible que Brendan ait traversé l’Atlantique et ait débarqué aux Antilles, vraisemblablement à Cuba. Cette histoire confirme que contrairement à ce que prétendent nombre d’historiens, la route de l’Amérique est fréquentée depuis très longtemps, sans doute depuis l’Antiquité. Et saint Brendan fut un précurseur de Christophe Colomb.
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