Histoire universelle de la destruction des livres
Les formes du feu
Une bonne question à considérer est celle de savoir pourquoi le feu a été le facteur dominant dans les destructions de livres. N’y a t-il que les pyromanes qui annihilent les livres?
Il y a sans doute plusieurs explications à ce phénomène. Je me contenterai de remarquer que les psychiatres ne partagent pas l’idée que les pyromanes sont des biblioclastes, mais pensent que le problème concerne un autre type de manifestation psychique, qui est le culte solaire : le feu a été l’élément essentiel dans le développement des civilisations, le premier élément déterminant dans la vie de l’homme, pour des raisons alimentaires et de sécurité collective.
Le feu, en somme, a sauvé l’humanité, et c’est pourquoi presque toutes les religions consacrent des feux à leurs divinités respectives. Ce pouvoir de racheter la vie est aussi – cela vaut la peine d’être signalé – un pouvoir destructeur. En détruisant par le feu, l’homme joue à être Dieu, maître du feu de la vie et de la mort. De cette façon, il s’identifie à un culte solaire purificateur et au grand mythe de la destruction, laquelle survient presque toujours par « ekpyrosis » par embrasement final.
La raison de l’utilisation du feu est évidente : il réduit l’esprit d’une œuvre à de la matière Lorsqu’on brûle un homme, on le réduit à ses quatre éléments principaux (carbone, hydrogène, oxygène, azote); lorsqu’on brûle le papier, la rationalité intemporelle est réduite en cendres. À ce qui est dit ici s’ajoute un élément visuel : celui qui a vu un objet brûlé reconnaît forcément sa couleur noire. Le clair devient obscur.
En 1936, Elias Canetti a condamné son personnage d’auto-da-fé à mourir brûlé avec toute sa bibliothèque. Le roman se terminait par cette phrase : « Lorsque enfin les flammes l’atteignirent, il se mit à rire aux éclats comme jamais il n’avait ri de sa vie. » En 1953, dans Fahrenheit 451, Ray Bradbury a imaginé un futur dans lequel un corps de pompiers est chargé de brûler les livres afin qu’ils ne perturbent pas l’orthodoxie du système en place.
À la mort de son père, le poète romain Stace (Publius Papinius Statius) a demandé qu’on n’élimine pas ses écrits par le feu. Cette ambition est devenue un lieu commun en poésie. Dans l’épilogue de ses Métamorphoses, Ovide déclare vouloir sauver son œuvre du feu, de l’épée, de la main divine et du temps.
C’est une erreur fréquente que d’attribuer les destructions de livres à des hommes ignares, inconscients de leur haine. Après douze années d’étude, je suis arrivé à la conclusion que plus un peuple ou un homme est cultivé, plus il est disposé à éliminer des livres sous l’influence de mythes apocalyptiques. Les biblioclastes sont en général des personnes cultivées, sensibles, perfectionnistes, soigneuses, qui ont des aptitudes intellectuelles peu communes, une tendance dépressive, incapables d’admettre la critique, égoïstes, mythomanes; elles appartiennent aux classes hautes et moyennes, ont subi de légers traumatismes dans leur enfance ou leur jeunesse, sont souvent proches des institutions représentatives du pouvoir constitué, charismatiques avec une hypersensibilité religieuse et sociale, à quoi il faut ajouter un penchant pour l’imagination. En résumé, il faut oublier le stéréotype qui peint les destructeurs de livres comme des incultes. Les gens ignorants sont plus innocents.
Les exemples de philosophes, philologues, érudits et écrivains qui revendiquent la biblioclaste ne manquent pas. En Égypte, le pharaon et poète Akhenaton, en bon monothéiste, a fait brûler tous les livres religieux antérieurs à son règne pour imposer sa propre littérature sur le dieu Aton. Au Ve siècle av. J.-C., les démocrates athéniens ont poursuivi pour impiété le sophiste Protagoras d’Abdère, et son livre « Sur les dieux » fut brûlé publiquement. D’après le biographe Diogène Laërce (début du IIIe siècle). Platon, non content d’empêcher les poètes d’intégrer sa république idéale, a tenté de brûler les livres de Démocrite, et brûlé ses propres poèmes après sa rencontre avec Socrate.
En Chine, l’un des conseillers de l’empereur Shi Huangdi (Che Houang-ti), Li Si (Li Sseu), le philosophe le plus original de l’école légaliste, a prôné la destruction de tous les livres qui défendaient le retour au passé ce qui s’est, en effet, produit en 213 av. J.-C. Cela, malheureusement, n’était pas nouveau, car dans le Tao-tö-king, le vénérable Laozi, mieux connu sous le nom de Lao-tseu, avait déjà proposé : « Éliminez les sages, exilez les génies, ce sera plus utile au peuple » Il a même écrit : « Supprimez les études, il ne se passera rien. »
Diego Cisneros, fondateur de l’université d’Alcala et maître d’œuvre de la « Bible sacrée polyglotte », en grec, en hébreu et en chaldéen, a brûlé les livres des musulmans à Grenade. Juan de Zumarraga, créateur de la première bibliothéque du Mexique, a brûlé en 1530 les codex des Aztèques.
Un homme aussi tolérant que le philosophe écossais David Hume n’a pas hésité à prôner la suppression de tous les ouvrages de métaphysique.
En 1910, le mouvement futuriste a publié un manifeste littéraire dans lequel il demandait d’en finir avec toutes les bibliothèques. Quant aux poètes nadaïstes colombiens, convaincus de la nécessité de faire disparaître le passé littéraire de leur pays, ils ont brûlé, vers 1967, des exemplaires du roman « Maria »m de Jorge Isaacs (1837-1895). Joseph Goebbels, grand bibliophile, a imaginé les autodafés nazis en 1933. En 1939, les bibliothécaires de la Saint Louis Public Library, dans le Missouri, ont refusé « Les Raisins de la colère », de John Steinbeck, et brûlé le livre sur un bûcher public, exemple qui a servi aux orateurs à avertir les écrivains des États-Unis qu’ils ne toléraient ni langage obscène, ni doctrines communistes. Vladimir Nabokov, professant aux universités Standford et Harvard, demanda que le « Quichotte » fût détruit au Mémorial Hall devant plus de six cents élèves. Borges, dans « Un essai autobiographique, n’a pas caché avoir brûlé ses premiers livres : « Il y a encore quelques années, si leur prix n’était pas excessif, j’en achetais des exemplaires et les brûlais. »
À ce jour, la destruction préméditée de livres représente soixante pour cent de cette chronique d’infamies, qu’il s’agisse des tablettes sumériennes ou de ce bibliothécaire français qui, en 2002, brûlait des livres hébreux; le problème, c’est que ceux qui détruisent des livres répondent à une attitude que l’on trouve dans toutes les cultures, car tous les êtres humains divisent le monde en « nous » et « eux ». Ce « nous », bien sûr, est exclusif. C’est sous ce critère de la négation de l’autre qu’a toujours été posée la censure et nié le droit à l’information.
Les quarante pour cent restants de dommages infligés aux livres sont imputables à des à des facteurs hétérogènes parmi lesquels on compte les catastrophes naturelles (incendies, ouragans, inondations, tremblements de terre, raz de marée, cyclones, moussons, etc.), les accidents (naufrages, etc.), les animaux (mites, souris, insectes), les changements culturels (extinction d’une langue, modification d’une mode littéraire); son également en cause des matériaux qui ont servi à fabriquer les livres (la présence d’acides dans le papier du XIXe siècle a détruit des millions d’ouvrages). Il faudrait en outre de demander combien de livres on péri en n’étant simplement pas publiés, combien ont été perdus pour toujours dans des éditions privées, combien ont été laissés sur la plage, dans le métro ou sur le banc d’un parc et ont ainsi disparu. Il est difficile de répondre à ces questions, mais ce qui est sûr et certain, c’est qu’à la minute où vous lisez ces lignes, un livre au moins est en train de disparaître à jamais.
(Texte tiré du livre Histoire universelle de la destruction des livres, par Fernando Baez. Éditions Fayard, 2008. Traduit de l’espagnol par Nelly Lhermillier).
