
La fenêtre des Rouet – roman policier
(Tout Simenon. Omnibus, septembre 2002. Œuvres romanesque, tome 1)
L’après-midi, le soleil frappe en plein de côté du faubourg Saint-Honoré.
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Et cependant certaines images restent présentes, par exemple la devanture jaune citron de la crémerie; le nom, en vert, au-dessus de la vitrine : Audebal ; les fruits, les légumes ; les paniers, sur le trottoir, et de temps en temps, malgré tous les bruits de la ville, les coups de sifflet de l’agent du carrefour Hausmann, les klaxons des taxis, les cloches de Saint-Philippe-du-Roule, un tout petit bruit familier parvient jusqu’à elle, distinct des autres, le timbre grêle de cette crémerie.
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Elle connaît le médecin, car c’est le docteur Libaud, qui habite boulevard Haussmann et qui a soigné son père.
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Sans cette maladie, les Rouet seraient à Trouville, où ils possèdent une villa. Il n’y a presque personne à Paris. Les taxis sont rares. Beaucoup de magasins sont fermés, y compris la maroquinerie Sutton, tout à côté de la crémerie, où on vend des articles de voyage et où, tout le reste de l’année, il y a des malles en osier des deux côtés du seuil.
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Il n’a jamais été gras, ni bien portant. Un petit monsieur terne, sans coquetterie, que tout le monde a trouvé mal assorti à sa femme quand ils se sont mariés en grande pompe à Saint-Philippe-du-Roule.
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Ces minutes, ses secondes pendant lesquelles les Caille à côté s’habillent joyeusement pour descendre en ville, pendant lesquelles un autobus change de vitesse pour atteindre le boulevard Haussmann, pendant lesquelles retentit le timbre de la crèmerie – elle n’a pu s’habituer à ce nom d’Audebal, elle le prononce avec gêne, comme une incongruité – , ces minutes, ces secondes sont les dernières d’un homme qu’elle a vu vivre sous ses yeux pendant des années.
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Il était environ dix heures, la veille, quand Dominique était allée jeter la lettre à la boîte, très loin dans le quartier de Grenelle.
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Dans l’échappée du carrefour, où s’amorcent le boulevard Haussmann et l’avenue Friedland, on apercevait une partie de la masse d’un arbre, pas même la moitié de la verdure d’un arbre, et pourtant c’était vraiment majestueux, malgré la hauteur des maisons d’alentour : des branches vivantes, un monde de feuillage d’un vert sombre où, tout d’un coup, quelques secondes avant que le soleil parût dans le ciel, éclatait une vie insoupçonnée, sous forme d’un concert auquel semblaient participer des milliers d’oiseaux.
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La rue entière y participait, le pan du ciel bleu clair au-dessus des toits d’en face, l’arbre du carrefour Haussmann; la chambre en devenait plus vaste comme une pièce qui, à la campagne, donne de plan-pied sur un jardin. Encore une demi-heure et sonneraient les premières cloches de Saint-Philippe-du-Roule. Parfois une auto passait, et, quand elle s’arrêtait à deux cents mètres, Dominique savait que c’était devant le portail de l’hôpital Beaujon, un malade ou un moribond qu’on amenait, peut-être, la victime d’un accident. Elle entendait aussi les trains, très loin, du côté des Batignoles (L’hôpital Beaujon a été transféré depuis à Clichy).
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Pendant ces années de maladie, dans cet appartement du faubourg Saint-Honoré, elle l’avait soigné nuit et jour, comme une infirmière, comme une sœur de charité, et il n’y avait jamais eu d’intimité entre eux.
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Madame Antoinette Rouet ; 187 bis, rue du Faubourg-Saint-Honoré, Paris (VIIIe).
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Elle avait couru au loin, franchi la Seine, traversé tout le quartier de l’École militaire. Il y avait dans les rues comme un air de vacances. Beaucoup de taxis transportaient vers la gare Montparnasse des jouets de plage, des attirails de pêcheur; elle vit passer un canoë sur le toit d’une voiture. Ceux qui restaient à Paris devaient penser : « Puisque tout le monde s’en va, il est bien permis de se mettre à son aise… ».
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Pendant sept ans, depuis la mort de son père, elle avait vécu seule dans cet appartement et jamais elle n’avait eu peur, jamais elle n’avait conçu qu’on pût avoir peur de la solitude; elle avait repoussé l’offre d’une cuisine veuve qui vivait à Hyères – c’était la veuve d’un officier de marine – et qui lui avait proposé de venir habiter avec elle.
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Chambre meublée à louer pour personne seule dans bel appartement du faubourg Saint-Honoré. Petit prix.
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Dominique se trouva encadrée par d’autres femmes, fit partie d’un rang, gravit sans rien voir les marches de Saint-Philippe-du-Roule et alla prendre place dans la travée de gauche, fort loin d’Antoinette, qu’elle ne voyait que de dos.
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Un jour alors qu’ils étaient en garnison à Poitiers, l’ordonnance de son père avait été convaincu de vol.
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Quand elle atteignit le parvis, au milieu du crissement monotone des semelles sur les dalles, quand elle retrouva un triangle éblouissant de soleil, les premières voitures s’éloignaient pour faire place aux suivantes, et elle se glissa dans la foule sortit en quelque sorte de l’enterrement, hâta le pas à mesure qu’elle approchait de chez elle, sur le trottoir ombragé du faubourg Saint-Honoré.
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Ce n’est pas une marchande de coquillages. C’est exact que son père a été mareyeur à Dieppe, mais elle-même, la mère d’Antoinette, a épousé un employé de métro, de sorte qu’elle n’a jamais vécu derrière l’étal d’une poissonnerie et encore moins aux Halles.
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Dominique est sortie, et jusqu’à la dernière minute, elle a évité de prendre une décision; c’est furtivement qu’elle a jeté sa lettre dans une boîte de la rue Royale.
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Les Cailles sont allés revendre le manteau de Lina, ou ils l’ont porté au Mont-de-Piété, mais ils vivent comme s’ils n’avaient pas besoin de compter.
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Une villa, à la Seyne, près de Toulon… Le mari de tante Clémentine – c’était un Le Bret et elle avait épousé un Chabiron – était ingénieur à l’arsenal de Toulon.
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Les heures, les demis sonnent à Saint-Philippe-du-Boule. Toute la lumière du jour s’est dissoute et des aigrettes paraissent aux angles des toits d’en face, les rayons d’une lune qu’on ne voit pas encore, qui va émerger de derrière ces toits, et cela rappelle à Dominique la grande place de Nancy, quand elle était enfant et que les premières lampes à arc émettaient les mêmes rayons glacés, si aigus qu’ils vous transperçaient les pupilles.
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Pourtant, on ne le voyait que pendant les vacances, car il était à Saint-Cyr.
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Jacques portait l’uniforme de sous-lieutenant, et il devait partir le lendemain pour l’Afrique.
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La même Lune qui les avait éclairés le soir d’Angoulême et sous laquelle Jacques Améraud allait être tué d’une balle au cœur dans le désert.
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Il n’y a pas jusqu’aux noms propres qui ne soient comme les totems ; on ne les prononce pas comme des mots quelconques, comme les noms de gens de la rue; ils ont leur noblesse à eux, il y en a une dizaine, pas plus, qui ont accès dans ce vocabulaire, où se rejoignent la famille de Brest, la famille de Toulon, le lieutenant-colonel et l’ingénieur de la marine, les Babarit, qui se sont alliés aux Lepreau et qui sont ainsi entrés dans le cercle sacré par petit-cousinage avec Le Bret.
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Dominique ne voyait rien et pourtant elle se représentait une scène colorée, des couleurs brutales, des choses grosses, solides, un monsieur bien rasé, bien habillé, sentant l’eau de Cologne, tout fier d’être lui, un important entrepreneur de province, enchanté de venir voir pour la première fois sa fille mariée à Paris.
– Une robe ?
– On n’apporte pas de Fontenay-le-Compte une robe à une jeune madame qui habite Paris…
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– Si nous profitions de ce qu’il ne fait pas encore trop chaud pour aller visiter le Zoo de Vincennes ?
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Contre eux – ils s’appellent Plissoneau – qui se sont harnachés pour venir voir leur fille à Paris ?
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Est-ce que tante Gérardine, la sœur de sa mère – elle a épousé un ingénieur au service des poudres et ils ont une villa à La Baule – est-ce que tante Gérardine ne se plaignait pas de ses varices ?
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Elle lit vaguement : Place d’Iéna… Place d’Iéna ? Elle fronce les sourcils, s’arrête un instant au milieu du trottoir. Un gamin qui court la bouscule. Place d’Iéna ? … L’autobus est loin… Elle serre son porte-monnaie dans la main… Elle a rêvé, en pleine rue, elle s’éveille, passe de l’ombre au soleil, franchit le seuil de la charcuterie Sionneau, où elle va acheter une côtelette.
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En bordure du rond-point des Champs-Élysées, au coin de la rue Montaigne, il y avait un confiseur, ou un chocolatier; tout le rez-de-chaussée était extérieurement recouvert du marbre noir, uni, comme un tombeau; trois vitrines se découpaient, sans encadrement, où, dans la peluche blanche, on ne voyait rien, que deux ou trois boîtes de bonbons ou de chocolats, les mêmes, mauve et argent.
Après, c’était fini, la rue Montaigne n’était plus qu’une sorte de canal luisant sous la pluie entre les murs noirs des maisons. Il n’y avait personne, il n’y avait rien, sinon, au premier plan, une charrette à bras, brancards en l’air, qui se reflétait dans le miroir mouillé de l’asphalte, et, très loin, à proximité du faubourg Saint-Honoré, l’arrière violacé d’un taxi en stationnement.
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Pour Dominique, la rue Montaigne avait, aurait toujours une odeur de parapluie, de serge bleu marine mouillée; elle se verrait éternellement à la même place, sur le trottoir de gauche, à cinquante mètres du rond-point, devant une étroite vitrine – la seule de la rue, avec la confiserie du coin – où s’entassaient des pelotes de laine à tricoter.
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Pourquoi, aujourd’hui, au moment de franchir le rond-point, à l’instant de découvrir la perspective froide et mouillée de la rue Montaigne qui avait l’air de s’égoutter, Dominique avait-elle eu le pressentiment qui c’était fini ?
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Antoinette avait déjeuné là-haut, chez ses beaux-parents, comme elle le faisait depuis que la famille était rentrée de Trouville.
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Elle était dehors. Dominique la suivait, elle longeait le trottoir de l’avenue Victor-Emmanuel, sans s’arrêter, sans se retourner, le parapluie un peu penché à cause du courant d’air qui sévit toujours dans cette avenue. Elle retrouvait sa rue Montaigne. Est-ce que, pour elle ainsi que pour Dominique, la rue Montaigne avait cessé d’être une rue comme une autre ?
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Au début, tout de suite après Trouville, il était là le premier.
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Une plaque de marmorite annonçait : Hôtel de Montmorency – Tout confort.
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Sa démarche est saccadée. Elle va appeler un taxi, se ravise, s’engage dans les Champs-Élysées.
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Plutôt dans un bar où il fréquent, plus haut dans ces mêmes Champs-Élysées.
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Il y a, aux Champs-Élysées, quelques centaines d’hommes qui sont habillés pareillement, marchent de la même manière, ont les mêmes gestes, le même coiffeur; mais ce n’est pas lui, son long visage pâle, ses lèvres minces au sourire si particulier.
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Il fait clair, il fait chaud, l’air est bruissant de voix, de musique, des chocs de verres et de soucoupes ; tous les visages sont roses à cause de l’éclairage, et on n’imagine pas qu’il peut dehors, que la rue Montaigne a de plus en plus l’air d’un canal, sans personne sur le long reflet d’eau, tandis que les lampes électriques s’allument de proche en proche sur les bords.
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Antoinette a vécu à Trouville.
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Elle n’avait même plus, près d’elle, les échos de la vie des Caille, car ils étaient partis, eux aussi, passer quelques semaines dans une petite villa que les Plissonneau avaient louée à Fouras.
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Elle ne connaît pas la propriété des Rouet : elle n’a vu Trouville qu’une fois, pendant quelques heures, quand elle était jeune et qu’on portait encore des maillots de bain rayés.
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Dès la rentrée, à cause de l’habitude de Trouville, où ils vivaient en famille, elle prenait ses repas en haut; on faisait en quelque sorte ménage commun, et, quand ce n’était pas Antoinette qui montait l’après-midi, c’était Mme Rouet qui descendait, sans que sa canne eût l’air de menacer.
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Il fallait d’abord organiser la vie de Paris, il fallait prévenir sa mère. La première sortie avait été pour la rue Caulaincourt.
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Antoinette est sortie de l’Hôtel de Montmorency, quelques instants avant son compagnon, et qu’elle a hélé un taxi, au coin de la rue, pour franchir les quelques centaines de mètres que la séparent de chez elle, il faisait tout à fait nuit.
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Tout à l’heure, dans un bar du haut des Champs-Élysées, le barman lui remettra un pneu à son nom, il sera avec des amis, il laissera tomber :
– Je sais ce que c’est…
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C’était à Orange. Tous les jours, à la même heure, sa bonne la conduisait sur le mail, avec ses jouets.
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Vous avez suivi à Trouville le dragon de la tour… Vous avez contemplé de loin les gens qui s’amusaient, qui avaient l’air de vivre.
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Les minutes du petit bar, les heures de l’Hôtel de Montmorency suffisaient à payer tout cela.
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Elle prenait pour elle, elle volait furtivement, au passage, une part de tout cela, le bon et le mauvais; la vue du petit bar lui donnait un choc au cœur, sa peau s’humectait quand elle passait devant la façade crémeuse de l’Hôtel de Montmorency.
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Je vous écris ce mot, car nous devons dîner chez des amis, à l’autre bout de Paris, et nous rentrerons très tard, peut-être ne rentrerons-nous pas de la nuit.
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Ils sont allés le vendre à des Juifs de la rue des Blancs-Manteaux.
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Ce soir, elle ne dînera pas, car le thé qu’elle a bu dans le café des Champs-Elysées – elle n’a pas pu résister au désir d’un gâteau qui se trouvait sur la table – représente plus de la valeur d’un de ses repas habituels.
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Les Caille sont allés rue du Mont-Cenis tout en haut de la Butte, où ils ont maintenant des amis. Ils se réunissent à dix ou douze, dans un atelier, au fond d’une cour ; des femmes, faisant bourse commune, vont acheter de la charcuterie ; les hommes s’arrangent pour apporter du vin ou de l’alcool ; dans une demi-obscurité voulue, on se vautre sur un divan défoncé, on s’étend par terre sur des coussins ou sur une carpette, on fume, on boit, on discute pendant que la pluie tombe à une cadence désespérément lente sur Paris.
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J’ai voulu monter la rue Caulaincourt à pied.
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Dans un bar des Champs-Élysées, il y a sans doute un homme grand, impeccablement vêtu, au teint pâle, à la lèvre ironique et tendre, qui boit des cocktails en parcourant les journaux de course et qui se souvient à peine de la rue Montaigne.
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De jeunes gens, de jeunes femmes, qui ont toute la vie devant eux, boivent et s’excitent dans la demi-obscurité de l’atelier de la rue du Mont-Cenis, et Dominique attire machinalement vers elle, près de la bûche dont la toute petite flamme lui tient compagnie, la corbeille à bas, enfile sa laine, penche la tête, introduit l’œuf de bois verni dans un bas gris dont le pied est déjà si reprisé qu’elle ne reprise plus que des reprises.
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Il pleuvait comme cela, d’une pluie plus longue et plus drue, avec de soudans courants d’air qui s’efforçaient de retourner les parapluies, quand un soir, elle est passée, par hasard, rue Coquillère, près des Halles, où elle était allée acheter des boutons pour assortir à une vieille robe qu’elle avait fait teindre.
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La Société Prima était son affaire; il y avait placé ses millions, que Bronstein faisait fructifier. L’article de Paris était une façade, l’activité de la maison résidait tout entière dans ce gros coffre indécent, bourré de traites, de reconnaissances de dettes, d’étranges contrats.
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Quand il ne pleuvait pas, il arrivait à M. Rouet, par hygiène, de franchir, de son pas régulier, la distance qui sépare la rue Coquillière du faubourg Saint-Honoré, frôlant une vie turbulente, et certains qui le voyaient passer toujours à la même heure admiraient en lui un vieillard alerte.
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Elle l’avait vu, embusqué sous son parapluie, se faufiler, le dos rond, dans les ruelles qui avoisinent les Halles.
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L’homme de la tréfilerie, l’homme du faubourg Saint-Honoré, de la table dressée dans la salle à manger immuable, allait toujours, poussé par une force implacable; son pas redevenait un pas de vieillard, ses genoux devaient trembler ; il frôlait des filles qui sortaient de l’ombre pour se raccrocher à lui, leurs visages comme aimantés se rapprochaient un instant dans la lumière incertaine, et il repartait, lourd et anxieux, rongeant sa fièvre, avec des alternances d’espoir et de découragement.
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Ce n’est pas rue Caulaincourt qu’Antoinette était allée se gaver de pensées tristes.
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Même à Toulon, il ne fait pas chaud en janvier, et il n’est pas besoin de presser la mise en terre.
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Tante Clémentine vivait seule, avec une domestique plus âgée qu’elle, dans sa villa de La Seyne-sur-Mer, près du passage à niveau, là où Dominique avait passé des vacances.
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Pourvu qu’ils n’en profitent pas pour recevoir leurs amis de la rue du Mont-Cenis, passer toute la nuit à boire avec eux et à se vautrer dans le salon.
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La chose était encore chaude sur mon lit. Je m’étais toujours promis de vous réserver ma première visite, mais veniez de partir et je me suis précipitée à la gare de Lyon…
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Dans les pâles lueurs de l’aube, alors qu’on venait de dépasser Montélimar, elle se tint dans le couloir, le visage immobile contre une vitre, et elle vit défiler les premiers oliviers, les toits roses, presque plats, les maisons blanches.
Il y avait du soleil à la gare de Saint-Charles où elle alla boire une tasse de café et manger un croissant à la buvette, tout en surveillant son train.
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Plusieurs fois, pendant l’office des morts, elle pensa à Antoinette qu’elle revoyait à d’autres obsèques, à Saint-Philippe-du-Roule; puis, au sortir du cimetière, elle se retrouva mêlée à toute la famille; ses oncles, ses tantes étaient devenues des vieillards.
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Un soleil oblique entrait dans le compartiment où, pendant de longues heures, ce fut un va-et-vient bruyant de voyageurs qui ne montaient que pour un petit parcours; puis, aux environs de Lyon, le ciel blanchit, vira au gris, on aperçut les premiers flocons de neige au-dessus de Chalon-sur-Saône. Dominique mangea des sandwiches achetés à la gare et vécut, jusqu’à Paris, comme dans un tunnel, les yeux mi-clos, les traits tirés, burinés par la fatigue, par l’impression de vide, comme d’inutilité, qu’elle emportait de Toulon.
Quand elle arriva faubourg Saint-Honoré, elle fut dépitée de ne trouver personne.
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Une fois, deux fois par semaine, Antoinette était allée rendre visite à sa mère, rue Caulaincourt.
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Pendant deux semaines encore, Antoinette avait franchi furtivement la porte du petit bar de la rue Montaigne.
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Elle revoyait la villa de Toulon.
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A quatre heures et demie, elle sortait, marchait en contenant son impatience jusqu’à Saint-Philippe-du-Roule et se précipitait dans le premier taxi.
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Elle savait à présent que la locataire d’en face .était la silhouette furtive de la rue Montaigne et du dancing, que ces yeux, braqués sur elle du matin au soir, étaient les yeux dramatiques qu’elle avait nargués au moment d’entrer dans le petit hôtel de la rue Lepic, à côté de la charcuterie.
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Un léger soleil l’avait accueillie de bon matin; les moineaux du carrefour Haussmann pépiaient dans leur arbre.
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Place Blanche, le taxi s’arrêtait, l’amant en descendait dans la fraîcheur rassurante d’un décor familier et se dirigeait paisiblement vers une brasserie.
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Le taxi gravissait la rue Caulaincourt.
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Il lui fit monter marche par marche l’escalier de l’Hôtel Beauséjour, rue Notre-Dame-de-Lorette, où il louait à la semaine une chambre avec salle de bains.
Rue du Faubourg Saint-Honoré, les fenêtres restèrent toute la nuit ouvertes sur le vide, et la première sensation de Dominique en s’éveillant, le matin, fut la sensation de ce vide en face duquel elle allait vivre désormais.
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Nous en avons trouvé un quai Voltaire, avec les fenêtres qui donnent sur la Seine, et nous nous y installerons le 15 mars…
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N’était-ce pas de la même façon que cela se passait pour M. Rouet, dans son étrange bureau de la rue Coquillière ?
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Elle descendit place Clichy.
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Dix fois, elle avait fui sa chambre, à cette heure si calme que le calme lui pesait comme une angoisse, deux ou trois fois elle était allée, du même pas, dans le quartier des Halles, dans ces ruelles où elle avait suivi M. Rouet, mais le plus souvent c’était ici qu’elle venait rôder avec des regards avides de mendiante.
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Certains soirs, Dominique l’apercevait, solitaire, dans une brasserie de la place Blanche, tressaillant chaque fois que la porte s’ouvrait ou que retentissait la sonnerie du téléphone.
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L’appartement était vide, absolument vide, faubourg Saint-Honoré, l’unique bûche était éteinte depuis longtemps; il n’y avait rien de vivant, il n’y aurait rien, que l’air refroidi, pour l’accueillir à son retour.
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Elle a téléphoné rue Coquillière, et il n’était pas là.
Première édition : La Jeune Parque, 1945.
Le 7 juillet 1942.

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