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Enquêtes de Maigret

Enquêtes de Maigret

Les enquêtes du commissaire Maigret (par Georges Simenon)

Maigret à Vichy

La veille, elle offrait un spectacle à la fois inattendu et touchant. Les Maigret étaient passés près du kiosque dès huit heures du soir, une heure avant le concert. Les petites chaises jaunes formaient des cercles si réguliers qu’ils auraient pu avoir été tracés au compas.

Toutes ces chaises étaient inoccupées, sauf une au premier rang, où la dame en lilas était assise. Elle ne lisait pas à la lueur du plus proche candélabre. Elle ne tricotait pas. Elle ne faisait rien, ne montrait aucune impatience. Très droite, les deux mains à plat sur son giron, elle restait immobile, regardant droit devant elle, comme une personne distinguée.

Elle aurait pu sortir d’un livre d’images. Elle portait un chapeau blanc, alors que la plupart des femmes, ici, venaient tête nue. Le châle qui couvrait ses épaules était blanc aussi, vaporeux, la robe de cette teinte lilas qu’elle semblait affectionner.

Son visage était très long, étroit, ses lèvres minces.

– Cela doit être une vieille fille, tu ne crois pas ?

Maigret évitait de se prononcer. Il n’enquêtait pas, ne suivait aucune piste. Rien ne l’obligeait à observer les gens et à s’efforcer de découvrir leur vérité.

Il le faisait malgré lui, par-ci par là, parce que c’était devenu machinal. Il lui arrivait de s’intéresser sans raison à un promeneur dont il essayait de deviner la profession, la situation de famille, le genre de vie quand il n’était pas en cure.

C’était difficile. Chacun, après quelques jours ou quelques heures, s’était intégré au petit cercle… La plupart des regards avaient la même sérénité un peu vide, sauf ceux des grands malades qu’on reconnaissait à leurs déformations, à leur démarche, mais surtout à un mélange d’angoisse et d’espoir.

La dame en lilas faisait partie de ce qu’on aurait pu appeler le cercle d’intimes de Maigret, de ceux qu’il avait repérés dès le début et qui l’intriguaient.

Il était difficile de lui donner un âge. Elle pouvait aussi bien avoir quarante-cinq ans que cinquante-cinq et les années avaient passé sur elle sans laisser de traces précises.

On devinait l’habitude du silence, comme chez les religieuses, l’habitude de la solitude, peut-être même le goût de cette solitude. Que ce soit quand elle marchait ou quand elle était assise comme à présent, elle n’accordait aucune attention aux passants ni à ses voisins et sans doute aura-t-elle été surprise d’apprendre que le commissaire Maigret s’efforçait, en dehors de toute obligation professionnelle, de percer à jour sa personnalité.

– Je ne pense pas qu’elle ait jamais vécu avec un homme… dit-il au moment où la musique éclatait dans le kiosque.

Ni avec des enfants. Peut-être avec une personne très âgée et réclamant des soins, une vieille mère, par exemple ?

Dans ce cas, elle devait être une mauvaise garde-malade, car il lui manquait le moelleux, le don de communication. Si son regard ne se posait pas sur les gens mais glissait sur eux sans les voir, c’est qu’il était fixé sur l’intérieur. C’était elle, elle seule, qu’elle regardait, et sans doute en retirait-elle une satisfaction secrète.

Maigret et clochard

Elle pénétrait dans un petit bureau vitré, au fond du couloir, trouvait tout de suite une carte d’identité crasseuse, encore humide de l’eau de la Seine.

Nom : Keller.
Prénoms : François, Marie, Florentin.
Profession : chiffonnier.
Né à: Mulhouse, Bas-Rhin…

D’après ce document, l’homme avait soixante-trois ans et son adresse à Paris était un meublé de la place Maubert, que le commissaire connaissait bien et qui servait de domicile officiel à un certain nombre de clochards.

Il a repris connaissance ?

Elle voulut reprendre la carte d’identité que le commissaire glissait dans sa poche et elle bougonna :

– Ce n’est pas régulier… Le règlement…

– Keller est dans une salle privée ?

– Et quoi encore ?

– Conduisez-moi vers lui…

Elle hésita, finit par céder.

Après tout, vous vous arrangerez avec le professeur…

Les précédant, elle ouvrit la troisième porte, derrière laquelle on voyait deux rangs de lits, tous occupés. La plupart des malades étaient étendus, les yeux ouverts; deux ou trois, dans le fond, en costume de l’hôpital, se tenaient debout et bavardaient à voix basse.

Près d’un des lits, vers le milieu de la salle, une dizaine de jeunes gens et de jeunes filles en blouse blanche, coiffés de calots, entouraient un homme plus petit, râblé, les cheveux en brosse, vêtu de blanc aussi, et paraissant leur faire un cours.

– Vous ne pouvez pas le déranger pour le moment… Vous vouez bien qu’il est occupé…

Elle allait pourtant chuchoter quelques mots à l’oreille du professeur, qui jetait de loin un coup d’œil à Maigret et reprenait le cours de ses explications.

Il aura fini dans quelques minutes. Il vous prie de l’attendre dans son bureau…

Elle les y conduisit. La pièce n’était pas grande et il n’y avait que deux chaises. Sur le bureau, dans un cadre d’argent, la photographie d’une femme et de trois enfants dont les têtes se touchaient.

Maigret hésita, finit par vider sa pipe dans le cendrier plein de mégots de cigarettes et par un bourrer une autre.

Excusez-moi de vous avoir fait attendre, monsieur le commissaire… Quand mon infirmière m’appris que vous étiez là, j’ai été un peu étonné… Après tout…

Allait-il dire, lui aussi, qu’après tout il ne s’agissait que d’un clochard ? Non.

– … L’affaire est assez banale, je pense ?

– Je ne sais encore à peu près rien et c’est sur vous que je compte pour m’éclairer…

– Une belle fracture du crâne, bien nette, heureusement, mon assistant a dû vous le dire ce matin au téléphone…

– On ne l’avait pas encore radiographié.

– A présent, c’est fait… Il a des chances de s’en tirer, car le cerveau ne semble pas atteint…

– Cette fracture peut-elle avoir été produite par une chute sur le quai ?

– Certainement pas… L’homme a été frappé violemment avec un instrument lourd, un marteau, une clef anglaise, ou, par exemple, un démonte-pneus…

– Cela lui a fait perdre connaissance ?

– Il a tellement bien perdu connaissance qu’à l’heure qu’il est il se trouve dans le coma et qu’il pourrait y rester plusieurs jours. Tout comme, d’ailleurs, il peut revenir à lui d’une heure à l’autre.

Maigret avait devant les yeux l’image de la berge, de l’abri du toubib, de l’eau bourbeuse qui coulait à quelques mètres, et il se souvenait des paroles du marinier flamand.

Maigret et les vieillards

– À quoi pensez-vous, patron?

Janvier fut surpris de l’effet produit par cette question qu’il n’avait posée que pour rompre un assez long silence. On aurait dit que les mots n’atteignaient pas tout de suite le cerveau de Maigret, qu’ils n’étaient que des sons qu’il fallait arranger avant d’en démêler le sens.

Le commissaire regardait son compagnon avec des gros yeux vagues, l’air gêné, comme s’il venait de laisser découvrir un de ses secrets.

– À ces gens-là, murmura-t-il.

Évidemment, il ne parlait pas de ceux qui déjeunaient autour d’eau dans ce restaurant de la rue de Bourgogne, mais des autres, de ceux dont ils n’avaient jamais entendu parler la veille et dont ils avaient aujourd’hui pour tâche de découvrir la vie secrète.

Chaque fois qu’il achetait un complet, un pardessus, des chaussures, Maigret les portait d’abord le soir pour se promener avec sa femme dans les rues du quartier ou pour aller au cinéma.

– J’ai besoin de m’y habituer… disait-il à Mme Maigret qui se moquait affectueusement de lui.

Il en était de même quand il se plongeait dans une nouvelle enquête. Les autres ne s’en apercevaient pas, à cause de sa silhouette massive, du calme de son visage qu’on prenait pour de l’assurance. En réalité, il passait par une période plus ou moins longue d’hésitation, de malaise, voire de timidité.

Il devait s’habituer à un cadre étranger, à une maison, à un genre de vie, à des gens qui avaient leurs habitudes, leur façon de penser et de s’exprimer.

Pour certaines catégories d’hommes, c’était relativement facile, par exemple pour les clients plus ou moins réguliers ou pour ceux qui leur ressemblent.

Pour d’autres, il fallait, chaque fois, réapprendre, surtout qu’il se méfiait des règles et des idées toutes faites.

Dans le cas présent, il subissait un handicap supplémentaire. Il avait pris contact, ce matin, avec un milieu non seulement assez fermé mais qui, pour lui, à cause de son enfance, se trouvait placé sur un plan particulier.

Il se rendait compte que, tout le temps qu’il s’était trouvé rue Saint-Dominique, il n’avait pas montré son aisance habituelle ; il avait été gauche ; ses questions étaient réticentes, maladroites. Janvier l’avait-il remarqué ?

Si oui, Janvier n’avait certainement pas pensé que cela tenait à un lointain passé de Maigret, aux années vécues dans l’ombre d’un château dont son père était le régisseur et où, longtemps, le comte et la comtesse de Saint-Fiacre avaient été à ses yeux des êtres d’une essence particulière.

Les deux hommes avaient choisi, pour déjeuner, ce restaurant de la rue de Gourgogne, à cause de sa terrasse, et ils s’étaient vite aperçus que l’établissement était fréquenté par des fonctionnaires des ministères d’alentour, surtout de la présidence du Conseil, semblait-il, avec quelques officiers en civil qui appartenaient au ministère de la Guerre.

Ce n’étaient pas des employés quelconques. Tous avaient au moins le grade de chef de bureau et Maigret s’étonnait de les voir si jeunes. Leur assurance le surprenait aussi. A leur façon de parler, de se comporter, on les devinait sûrs d’eux-mêmes. Quelques-uns l’ayant reconnu et parlant de lui à voix basse, il s’irritait de leurs airs entendus et de leur ironie.

Maigret se trompe

Il était huit heures vingt-cinq du matin et Maigret se levait de table tout en finissant sa dernière tasse de café. On n’était qu’en novembre et pourtant la lampe était allumée. A la fenêtre, Mme Maigret s’efforçait de distinguer, à travers le brouillard, les passants qui, les mains dans les poches, le dos courbé, se hâtaient vers leur travail.

– Tu ferais mieux de mettre ton gros pardessus, dit-elle.

Car c’est en observant les gens dans la rue qu’elle se rendait compte du temps qu’il faisait dehors. Tous marchaient vite, ce matin-là, beaucoup portaient une écharpe, ols avaient une façon caractéristique de frapper les pieds sur le trottoir pour se réchauffer et elle en avait vu ^plusieurs qui se mouchaient.

– Je vais te le chercher.

Il avait encore sa tasse à la main quand la sonnerie du téléphone retentit. En décrochant, il regardait dehors à son tour, et les maisons d’en face étaient presque effacées par le nuage jaunâtre qui était descendu dans les rues pendant la nuit.

– Allô, le commissaire Maigret ?… Ici, Dupeu, du Quartier des Ternes…

C’était curieux que se soit justement le commissaire Dupeu qui lui téléphone, car s’était probablement l’homme le mieux en harmonie avec l’atmosphère de ce matin-là. Dupeu était commissaire de police rue de l’Étoile. Il louchait. Sa femme louchait. On prétendait que ses trois filles, que Maigret ne connaissait pas, louchaient aussi. C’était un fonctionnaire consciencieux, si anxieux de bien faire qu’il s’en rendait presque malade. Jusqu’aux objets, autour de lui, devenaient mornes, et on avait beaux savoir que s’était le meilleur homme de la Terre, on ne pouvait s’empêcher de l’éviter. Sans compter qu’été comme hiver il était habituellement enrhumé.

Je m’excuse de vous déranger chez vous. J’ai pensé que vous n’étiez pas encore parti et je me suis dit…

Il n’y avait qu’à attendre. Il fallait qu’il s’explique. Il éprouvait invariablement le besoin d’expliquer pourquoi il faisait ceci ou cela, comme s’il se sentait en faute.

… Je sais que vous aimez être sur place en personne. Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression qu’il s’agit d’une affaire assez spéciale. Remarquez que je ne sais encore rien, ou presque. Je viens juste d’arriver.

Me Maigret attendait, le pardessus à la main, et son mari lui disait tout bas, pour qu’elle ne s’impatiente pas :

– Dupeu !

L’autre continuait d’une voix monotone !

Je suis arrivé à mon bureau à huit heures, comme d’habitude, et je parcourais le premier courrier, quand, à huit heures sept, j’ai reçu un coup de téléphone de la femme de ménage. C’est elle qui a trouvé le corps en entrant dans l’appartement, avenue Carnot. Comme c’est à deux pas, je m’y suis précipité avec mon secrétaire.

– Crime?
– Cela pourrait à la rigueur passer pour un suicide, mais je suis persuadé que c’est un crime.
-Qui ?
– Une certaine Louis Filon, dont je n’ai jamais entendu parler. Une jeune femme.
– J’y vais.

Dupeu se remit à parler, mais Maigret, feignant de ne pas s’en apercevoir, avait déjà raccroché. Avant de partir, il appela le Quai des Orfèvres, se fit brancher sur l’Identité Judiciaire.

Mœurs est là ? Oui, appelez-le à l’appareil. Allô ! C’est toi, Mœurs ? Veux-tu te rendre avec tes hommes avenue Carnot ? Un crime, je serai là-bas.

Il lui donna le numéro de l’immeuble, endossa son pardessus et quelques instants plus tard, il y avait une silhouette sombre de plus à marcher à pas rapides dans le brouillard. Ce ne fut qu’au coin du boulevard Voltaire qu’il trouva un taxi.

Les avenues, autour de l’Étoile, étaient presque désertes. Des hommes ramassaient les poubelles. La plupart des rideaux étaient encore fermés et, à quelques fenêtres seulement, on voyait de la lumière.

Maigret en meublé

Il préféra téléphoner de son appartement, qui lui paraissait presque étranger. Non seulement il s’y trouvait tout seul, sans personne à qui parler, mais il n’avait pas l’habitude, sauf le dimanche, d’y être à cette heure-là.

Il avait ouvert les fenêtres toutes grandes, s’était servi un petit verre de prunelle et, en attendant la communication, fourrait du linge et des objets de toilette dans sa vieille valise de cuir.

C’est dans un hôpital aussi qu’il atteignit enfin Mme Maigret, car elle avait obtenu d’y garder sa sœur qui entrait en convalescence.

Sans doute parce qu’elle se sentait loin, qu’elle craignait qu’il ne l’entendît pas, elle adoptait une vois aiguë qu’il ne lui connaissait pas et qui faisait vibrer l’appareil.

Mais non, il ne m’est rien arrivé. Je te téléphone pour dire de ne pas m’appeler ici ce soir. Et pour t’expliquer pourquoi tu n’as pas trouvé hier soir au bout du fil.

Ils avaient convenu qu’elle l’appellerait chaque soir vers onze heures.

Janvier a été blessé. Oui, Janvier… non. Il est hors de danger. Allô. Mais, afin de poursuivre son enquête, je suis obligé de m’installer rue Lhomond. C’est une maison meublée. J’y serait très bien. Mais si! Je t’assure. La propriétaire est charmante.

Il n’avait pas fait exprès d’employer ce mot là, qui le fit sourire.

Tu as un crayon et du papier ? Prends note du numéro. Dorénavant, appelle-moi un peu plus tôt, entre neuf et dix heures, afin de ne pas réveiller toute la maisonnée, car l’appareil se trouve dans le corridor du rez-de-chaussée. Non, je n’ai rien oublié. Il fait presque chaud, Je t’assure qu’on n’a pas besoin de pardessus.

Il fit encore une visite au buffet, où on rangeait le carafon à bord doré, et sortit enfin de chez lui, sa lourde valise à la main, referma la porte à clef, avec un peu l’impression qu’il commettait une sorte de trahison.

Était-ce seulement pour l’enquête qu’il s’installait rue Lhomond, ou parce qu’il avait horreur de rentrer dans un appartement vide ?

Mlle Clément se précipita à sa rencontre, tout excitée, ses gros seins remuent dans son corsage à chaque mouvement comme de la gélatine.

Je n’ai rien touché dans la chambre, puisque vous me lavez recommandé ; j’ai seulement changé les draps et mis des couvertures neuves.

Vauquelin, assis dans un fauteuil près de la fenêtre, dans la pièce de devant, une tasse de café à portée de la main, s’était levé et insista pour monter la valise du commissaire.

C’était une curieuse maison, qui n’entrait exactement dans aucune catégorie de meublés. Bien que vieille, elle était d’une propreté étonnante et surtout elle respirait la gaieté. Les papiers peints, partout, avec des fleurettes, sans rien de vieillot ou de conventionnel. Les boiseries., polies par le temps, avaient des reflets tremblotants et les marches, sans tapis, sentaient bon la cire.

Les chambres étaient plus grandes que dans la plupart des hôtels meublés. Elles rappelaient plutôt les bonnes auberges de province, et presque tous les meubles étaient anciens, les armoiries hautes et profondes, les commodes ventrues.

Mlle Clément avait eu l’attention imprévue de mettre quelques fleurs dans un vase au milieu de la table ronde, des fleurs sans prétention, qu’elle avait dû acheter à une petite charrette en faisant son marché.

Voir aussi :

Cerises de Toronto. Photo de Megan Jorgensen.
Cerises de Toronto. Photo de Megan Jorgensen.

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