La main et Il y a encore des noisetiers
(Tout Simenon. Omnibus, janvier 2003. Œuvres romanesque, tome 14).
– Cela ne t’ennuie pas de venir prendre un verre avec nous chez le vieil Ashbridge? – Harold Ashbride, de Boston? – Oui. – Je croyais qu’il passait l’hiver dans sa propriété de Floride…
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Ray travaille dans Madison Avenue. Il y est un des partenaires d’une des plus grosses affaires de publicité. Je le rencontre à peu près chaque fois que je me rends à New York et je connais ses habitudes.
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Ces gens-là sont riches. Ils vivent la plus grande partie de l’année, on se demande pourquoi, dans notre petit coin du Connecticut.
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Certains habitaient assez loin, les uns dans l’État de New York, les autres dans le Massachusetts, et avaient jusqu’à quarante miles à parcourir pour rentrer chez eux.
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Par où sommes-nous revenus à Brentwood ? Par Copake ou par Great Barrington ? Je serais incapable de le dire.
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On parlait déjà, vers Albany, d’un vent de plus de soixante miles à l’heure et des centaines de voitures étaient bloquées sur les routes du Nord.
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Cela datait de Yale. Cela datait d’avant Yale, d’avant que je ne connaisse Ray.
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Pour Ray, s’était différent, parce que Ray et moi étions du même âge, presque de même extraction, que nous avions fait les mêmes études, qu’à Yale j’étais plus brillant que lui et qu’il était devenu un personnage important de Madison Avenue tandis que je n’étais qu’un brave petit avocat de Brentwood, Connecticut.
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Il parait que cela s’étend de la frontière canadienne à New York…
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Notre maison, Yellow Rock Farm, n’est pas sur la route. Nous avons un chemin privé de plus d’un demi-mille. Les voisins, eux, sont à environ un mile.
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Ray et Mona n’ont pas d’enfants. Nous, nous en avons deux, deux filles, qui sont à la pension Adams, une des meilleures du Connecticut, à Litchfield, dirigée par miss Jenkins. Avaient-ils la lumière, à Liitchfield ?
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C’était drôle, cette nuit, d’être un homme honorable, un des deux paryenaires du cabinet Higgins et Dodd, marié, père de deux filles, propriétaire de Yellow Rock Farm, une des plus anciennes et des plus agréables maisons de Brentwood, et de penser qu’on venait de tuer un homme.
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Elle écoutait la radio. Hartford annonçait que des toits avaient été arrachés, que des centaines d’automobilistes étaient bloqués sur les routes. On citait les endroits les plus touchés, mais il ne fut pas question de Brentwood.
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Les Ashbridge seraient bien forcés de remettre leur départ pour la Floride.
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Ils habitaient un bel appartement dans un des quartiers les plus agréables et les plus élégants de New York, à Sutton Place en bordure de l’East River.
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Qui est-ce ? – Ray Sanders, de la Maison Miller, Miller et Sanders, les agents de publicité de Madison Avenue.
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J’ai pris la télévision. J’ai vu des toits déchiquetés, des autos ensevelies dans la neige, des arbres abattus, un autobus renversé, en pleine rue, à Hartford. J’ai vu aussi les rues de New York qu’on s’efforçait de déblayer et où de rares silhouettes noires s’engluaient dans la neige des trottoirs.
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C’était elle aussi qui s’était occupée de nos filles jusqu’à ce qu’elles entrent à la pension Adams, faute d’une bonne école pour elles à Brentwood. Il s’y mêlait peut-être un certain snobisme. Isabel aussi est allée à l’école Adams, de Litchfield, considérée comme une des institutions les plus fermées du Connecticut.
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Son père était le chirurgien Irving Whitaker, qu’on appelait souvent à Boston et ailleurs dans des cas difficiles.
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– Vous-dites Ray Sanders… Quelle adresse ?
– Nous habitons Suttons Place, à Manhattan.
– Quelle est la profession de votre mari ?
– Il dirige une agence de publicité, Madison Avenue, Miller, Miller et Sanders…
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Je dus dégager un certain espace à la pelle pour ouvrir la porte et je vis à l’intérieur la Lincoln décapotable dans laquelle Ray et Mona étaient arrivés du Canada le samedi après-midi.
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– Seulement la porte de la grange…
– Une maison a été soufflée, à Cresthill… C’est un miracle que personne n’ai été tué…
C’est à Cresthill qu’habitait notre femme de ménage.
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Je suggérai :
– A Pleasntville…
C’était le grand cimetière de New York.
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Bob Sanders était arrivé la veille de Bonn. Isabel lui avait proposé de passer la nuit dans la chambre d’une des filles, mais il avait déjà retenu sa chambre à l’Hôtel Turley.
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Mona conduisait sa voiture car, de Pleasantville, elle rentrerait directement à New York.
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D’autres personnes de Madison Avenue suivaient, y compris la secrétaire de Ray, une grande rousse sculpturale qui paraissait plus affectée que Mona.
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On venait le voir non seulement de New Haven, mais de Boston, de New York, de plus loin encore, et il recevait en outre de nombreuses commandes par correspondance.
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Ray était souvent en voyage, car son agence a des bureaux à Los Angeles et à Las Vegas.
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Pourtant, il publiait toujours son journal hebdomadaire, à Torrington, un des plus anciens de la Nouvelle-Angleterre, qui comptait plus de cent ans d’existence.
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Je me promettais de me rendre à Torrington.
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Tu crois que tu passeras la nuit à New York ? Tu veux que je te prépare une valise?
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C’est elle, jeudi soir, qui m’a conseillé de téléphoner à Sutton Place. C’est elle, ce dimanche soir, qui a proposé de préparer une valise, comme s’il était entendu que je passerais la nuit à New York.
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Elle m’y a conduit avec la Chrysler. La gare de Millerton est une petite gare en bois où il n’y a jamais que trois ou quatre personnes à attendre le train, un train où tout le monde se connaît de vue. Notre cordonnier qui allait aussi à New York m’a salué.
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C’est une vaste pièces toute blanche dont les deux baies donnent sur l’East River.
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Tant que ma mère a vécu, j’ai craint de lui faire de la peine et, maintenant encore, ssi je me sens mal à l’aise dans l’imprimerie de mon père, à Torrington, c’est parce que je ne voudrais pas qu’il sente ma pitié.
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Quand il a décidé de s’installer à New York, je lui ai dit qu’il risquait de végéter longtemps.
Je suis allé me terrer à Brentwood, à trente miles à peine de la maison paternelle, comme si j’avais peur de rester sans protection…
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Nous mangions, nous buvions du vin du Rhin, nous avions la vue d’Esat River qui coulait à nos pieds.
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J’aurais pu m’installer à New York, moi aussi… Nous aurions pu…
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Les bureaux des frères Miller occupent deux étages entiers d’un des nouveaux buildings de Madison Avenue, près des bâtiments grisâtres de l’archevêché.
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Quand repartez-vous pour Brentwood? – Probablement demain…
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Il était six heures quand j’arrivai à Sutton Place. Mona m’a ouvert la porte et nous nous sommes embrassés comme si c’était devenu un rite.
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– Tu comptes passer la nuit à l’Algonquin ?
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Par des amis, elle a trouvé un appartement dans la Cinquante-Sixième Rue, entre Fifth Avenue et Madison, dans une de ces maisons étroites, de style hollandais, qui ont tant de charme.
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Tout Brentwood, à présent, toute la région doit savoir que j’ai une liaison à New York.
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– C’est un de vos clients ?
– Un vague ami… il habite Chanaan…
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Un samedi, je suis allé à Torrington. C’est une petite ville calme, avec seulement deux rues commerçantes entourées de quartiers résidentiels.
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Il s’était marié tard, après la mort de son père, qui dirigeait déjà le Citizen. Il avait fait ses premières armes à Hartford et, quelques mois seulement, dans un quotidien de New York.
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– Quels gens ?
– Tes amis de Brentwood, de Chanaan, de Lakeville… Certains se demandent si tu vas divorcer et aller habiter New York…
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Quand je suis rentré, alors que je ne lui avais parlé ni de Torrington, ni de mon père, elle m’a demandé : – Comment va-t-il ?
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Je ne me rends plus qu’une fois par semaine à New York, car la succession est réglée et, même vis-à-vis de Mona, j’avais besoin d’une excuse.
*
– Vous allez à New York, cette semaine ?
– Pourquoi me demandez-vous ça?
– Parce que, si vous y allez, je vous demanderais d’y faire une démarche pour moi… Dans quel quartier descendez-vous ?
– Dans la Cinquante-Sixième Rue…
– Il s’agit d’un document à faire enregistrer au consulat de Belgique, Rockfeller Center…
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Nous sommes allés en excursion à Cape Cod, où nous avons marché longuement pieds nus dans le sable au bord d’une mer à peine moutonneuse.
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Isabel de demande-t-elle pourquoi il m’arrive de plus en plus rarement de coucher à New York ? …
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J’ai cherché longtemps un parking avant de pénétrer dans la maison de la Cinquante-Sixième rue.
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Devant l’Hôtel Plaza, nous avons vu les quelques fiacres qui attendent les touristes et les amoureux.
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J’entendais les bruits du parc, les oiseaux, les voix d’enfants, le trafic le long de la Cinquième Avenue.
*
Et, en attendant, est-ce que ce John Falk, puisque c’était son nom, venait déjà coucher dans le grand lit de la Cinquante-Sixième Rue ?
*
Il sait que vous m’avez amené à Central Park ?
*
Nous sommes entrés au bar du Plaza.
*
Il m’arrivait, le soir, dans mon lit, de penser à l’homme de Central Park, celui qui, à midi, dormait sur un banc, la bouche ouverte, à la vue des passants.
Épalinges (Vaud), le 12 novembre 1967.
Première édition : Presses de la Cité, 1968.

Il y a encore des noisetiers
(Tout Simenon. Omnibus, janvier 2003. Œuvres romanesque, tome 14)
Je regarde la place Vendôme déserte, les longues voitures de maître en face du Ritz, l’agent en faction au coin de la rue de la Paix.
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Il habite la banlieue, du côté d’Alfortville, je pense, et sa femme est à l’hôpital depuis près de deux ans.
*
La place Vendôme s’anime un peu. J’entends des volets métalliques qu’on lève devant les vitrines, y compris chez le bijoutier, au rez-de-chaussée de mon immeuble.
*
N’est-ce pas ahurissant de penser que mon frère Léon a soixante-douze ans et que ma sœur Joséphine, l’aînée, qui n’est jamais mariée, vit encore seule, à Mâcon, à l’âge de soixante-dix-neuf ans ?
*
Il occupe mon ancien bureau, le plus grand, le plus clair, dont les deux fenêtres donnent sur la place Vendôme et qui est meublé en style Empire.
*
J’ai été un des premiers, par exemple, à croire en l’électronique et à aider un industriel de Grenoble qui se lançait dans cette voie. Aujourd’hui, son affaire m’appartient à soixante pour cent.
Je jette un coup d’œil à la salle des télex, où les appareils sont reliés directement avec Londres, Zurich, Francfort et New York. Puis j’entre dans le bureau qui m’est réservé, plus petit que l’ancien, mais avec vue aussi sur la place Vendôme.
*
Elle m’aurait frappé tout autant si elle ne portait pas en caractères imprimés les mots : Bellevue Hospital.
A New York. Quai Franklin D. Roosevelt, face à l’East River. Je connais bien New York. Je suis passé souvent devant les imposants bâtiments du Bellevue Hospital.
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Je suis même allé sonner à sa porte, en 1938, alors qu’elle habitait une petite maison assez pauvre du Bronx. Je voulais lui demander l’adresse de mon fils, qui ne m’a jamais écrit.
Une voisine, me voyant sonner en vain, m’a dit que mon ancienne femme travaillait dans un hôtel de Manhattan, sans pouvoir préciser lequel, en même temps que son mari, un nommé Jester. Non, la voisine ne connaissait pas mon fils mais elle en avait entendu parler et il habitat quelque part dans le New Jersey.
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Même quand nous vivions ensemble à Paris, Pat n’a jamais pu retenir cinq mots de français.
C’est en 1925 que nous nous sommes rencontrés à New York, où j’étais allé faire un stage à Wall Street. J’habitais la Troisième Rue, près de Washington Square, au second étage d’une maison qui n’en comportait que quatre.
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Elle était née dans le Middle West et je pense que ses parents étaient très pauvres.
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Je gagnais presque toujours. Il y a chez mois comme un sixième sens qui m’a servi au Stock Exchange après m’avoir servi au Quartier Latin.
En 1926, considérant que mon stage était terminé, je suis rentré à Paris avec Pat et nous nous sommes installés dans un hôtel du boulevard Montmartre.
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Je la sortais le plus possible, surtout dans les boîtes de Montparnasse qui avaient alors la vogue que devaient acquérir plus tard les caves de Saint-Germain-des-Prés.
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J’avais un ami, avec qui j’avais fait mon droit, et dont le père possédait une banque privée rue Laffitte. Il s’appelait Max Weil et c’est lui qui m’a conseillé de reprendre une petite banque, place Vendôme. Son père m’a d’ailleurs aidé financièrement. Quant à mon ami Max, il devait mourir à Buchenwald en 1943.
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Nous ne nous disputions pas, mais je ne retrouvais pas, à Paris, l’exaltation joyeuse que j’avais partagée avec elle à New York.
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J’en ai discuté avec Paul, un ami et mon avocat, Paul Terran, qui habite quai Voltaire et qui vient encore de temps en temps me voir.
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La maison de la Troisième Rue a dû être démolie pour faire place à un immeuble plus important et plus moderne, comme c’est le cas autour de Washington Square.
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Est-ce la maison du Bronx où il a sonné en vain lors d’un voyage à New York? Il ne connaît pas l’Hôtel Victoria.
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Il avait une gentille petite femme, Helen Peterson, qu’il a connue quand il travaillait à Philadelphie.
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C’est Jefferson Street, au 1061, à la sortie de Newark, juste avant la grand-route de Philadelphie.
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Lorsque j’ai acheté notre villa, à trois kilomètres de Deauville, par exemple, elle n’a manifesté aucun plaisir.
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Traditionnellement, j’aurais dû reprendre l’affaire de mon père, gros négociant en vins à Mâcon.
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Un de mes enfants, le premier, que je n’ai pour ainsi dire jamais vu, vient de se pendre dans un garage du New Jersey !
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– Donald est mort. Il s’est pendu dans l’atelier de mécanique qu’il tenait à Newark, dans le New Jersey…
– Je connais Newark…
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A ma place, elle se serait précipitée vers Orly et aurait pris le premier avion pour New York.
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Le Nouveau Club, avenu Hoche. J’ignore pourquoi on l’appelle ainsi.
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Il passe avec aisance, comme moi, de l’anglais au français et du français à l’anglais. Il est né à Paris, au temps où son père était ambassadeur des États-Unis, et il a fait une partie de ses études en France.
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J’ai tendance à oublier que je n’avais que trente-trois ans quand je me suis installé place Vendôme.
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– Vous connaissez l’Hôtel Victoria ?
– Je crois avoir vu ça dans West Side, du côté des docks.
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Il habite Park Avenue et sa passion est la navigation à voile.
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Vous avez de quoi écrire ? … Notez l’adresse : 1061, Jefferson Street, à Newark… C’est une station-service à la sortie de la ville en direction de Philadelphie…
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La place Vendôme m’enchante autant que quand je m’y suis installé et je la connais à toutes les heures de la journée et de la nuit, sous toutes les lumières.
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Je la vois vieille femme, squelettique, le ventre enflé, semblable à la pauvresse qui a longtemps vendu des violettes sur le trottoir de la rue de Castiglione.
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L’ancienne, Pauline, avec qui il m’arrivait de faire l’amour dans mon bureau, s’est mariée et vit au Maroc.
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Elle semble avoir beaucoup voyagé aussi et être descendue dans de grands hôtels, que ce soit sur la Côte d’Azur, en Italie, en Grèce ou en Angleterre.
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Chez nous, à Mâcon, la vie était confortable, mais d’une simplicité provinciale que j’ai souvent regretté.
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A cette heure-ci, Eddie est en route pour Bellevue.
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Pendant la guerre de 1914, lors de mes permissions, je ne me donnais pas la peine de descendre jusqu’à Mâcon, préférant mener joyeuse vie pendant quelques jours à Paris.
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Je repousse l’image d’une Pat qui ressemble de plus en plus à la pauvresse de la rue de Castiglione et je m’efforce de ne plus penser à rien.
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Il fallait laisser le temps à Parker d’aller à Bellevue, d’abord, ensuite à Newark, dans le New Jersey.
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Je regrette que les volets m’empêchent de voir les candélabres de la place Vendôme, les quelques silhouettes qui doivent la traverser sous la pluie.
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Et comment ma famille de Paris accueillera-t-elle mes héritiers d’Amérique ?
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Je suis dans mon bureau dès neuf heures cinq et, au-delà de la fenêtre, la place Vendôme est claire et gaie.
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Ce n’est pas encore vraiment l’automne bien que hier, en passant par les Champs-Élysées pour gagner l’avenue Hoche, j’aie vu des feuilles mortes par terre.
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Même au Quartier Latin, il m’a manqué de manger de la vache enragée, car mon père m’envoyait assez d’argent pour subvenir largement à mes besoins.
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L’hôtel était situé rue de l’Éperon, en plein Quartier Latin, et s’appelait Hôtel du Roi-Jean.
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Plus tard, Rosalie et moi nous sommes installés dans un meublé de la rue Lecœur.
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J’ai travaillé quelques semaines à la banque Weil et Doucet, rue Lafitte, et Jacob Weil, le père de Max, m’a conseillé un stage à New York.
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Est-elle retournée dans son Berry natal et a-t-elle épousé un garçon de son village ?
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Les Champs-Élysées ont changé. Je les ai connus quand il n’y avait pratiquement pas de magasins et le Fouquet’s me paraissait un endroit inaccessible.
Je regarde l’entrée du métro George-V, les hommes et les femmes qui en descendent l’escalier et je me demande pourquoi j’ai perdu le contact.
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Déjà avec Pat, boulevard Montmartre, nous habitions un hôtel presque luxueux et je pouvais lui offrir des cadeaux assez importants. C’est pour elle que je suis entré pour la première fois chez un bijoutier de la rue Paix dont je suis devenu un des gros clients.
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Notre liaison avait déjà commencé quand j’ai repris la banque de la place Vendôme.
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Je possédais quelques toiles mais elle connaissait mieux les peintres que moi et Montparnasse lui était familier.
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Je ne connais guère sa vie privée, sinon qu’elle partage son appartement du boulevard Raspail avec notre petite-fille Nathalie.
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Il a commencé sur une des plages de Cannes. L’hiver, à Megève, il donne les leçons de ski.
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L’an dernier, il dirigeait une plage à Saint-Tropez et j’ai vu plusieurs fois sa photographie dans les journaux car il fait partie du petit monde de là-bas.
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Quand j’étais jeune, cette monotonie des jours, cette immuabilité du décor me désespéraient et il m’est arrivé d’avoir la gorge serrée en regardant, par la fenêtre de ma chambre, couler la Saône.
*
Sans doute la maison a-t-elle été pour lui une sorte de prison comme l’a été pour moi celle de Mâcon.
*
– Tu continueras à habiter rue Jacob ?
*
– Tu vois le quai des Grands – Augustins… Je ne sais pas si tu te souviens d’un antiquaire dont la boutique est profonde et très sombre… Aux deux vitrines, d’un bout de l’année à l’autre, sont exposés les mêmes objets qui ne tentent personne…
Le patron est mort le mois dernier… Sa femme veut vendre afin de rejoindre une de ses filles à Marseille… Avec de la lumière, cela ferait une galerie extraordinaire et l’emplacement est inespéré… J’aurais quatre fois la superficie dont je dispose rue Jacob et, pardessus le marché, un véritable appartement au premier étage…
*
Nous allons volontiers tous les deux dans les boîtes de Saint-Germain-des-Prés et c’est là que j’ai été surpris de retrouver ma fille…
*
Quant à Nathalie, je ne la vois pas à Deauville où Jeanne Laurent ne se sentait pas non plus à l’aise.
*
Il existe un contraste assez frappant entre son allure plébéienne, ses vêtements toujours flous et déformés, et sa clientèle qui se recrute surtout dans les environs de l’avenue de l’Opéra et de la rue de Rivoli.
*
Puis le ski nautique… Car j’ai été un des premiers à faire du ski nautique, à Cannes, et j’ai continué jusqu’à il y a six ou sept ans.
*
Je m’arrête fréquemment dans une librairie de la rue Saint-Honoré et tous les livres rangés sur les rayons, du plancher au plafond, m’humilient.
J’ai la même impression quand, avenue de l’Opéra, j’entre dans un magasin spécialisé dans les ouvrages anglais ou américains.
*
Une vieille dame très distinguée, à cheveux blancs, qui habite un hôtel particulier de la rue de Longchamp.
*
Les amies chevelus avec qui elle hante les boîtes de Saint-Germain-des-Près.
*
A moi aussi, mais je commence à croire que je suis restée plus vieux jeu que toi… Cela ne t’inquiète pas que, dans l’avenir, elle soit plus souvent quai des Grands – Augustins que chez moi ?
*
Pendant les vacances, on descendra tous à Saint-Tropez. Peut-être même irons-nous passer Noël à Megève…
*
Par exemple, si je vais de temps en temps rue de Longchamp, chez Mme Blanche, c’est parce que je ne veux pas imposer le vieux bonhomme que je suis à une autre femme qu’une professionnelle.
*
Cela s’est passé à Deauville. Je jouais et j’avais en face de moi un bel homme à cheveux blancs, au visage très jeune, le marquis d’Énanches.
*
Je sors de mon tiroir le carnet d’adresses relié en rouge. Je l’ai acheté, boulevard Saint-Michel, quand j’étais encore à la Faculté de droit.
*
Je vais au bar du Ritz pour y boire mon porto et Georges, le barman, remarque : – Voilà longtemps que vous n’êtes pas venu nous voir…
*
– De quelle partie de l’Allemagne êtes-vous ?
– De Cologne… Mon père est professeur de piano…
*
Nous nous sommes souvent dirigés vers l’amont ou l’aval de la Seine, ou encore vers la vallée de Chevreuse.
*
On m’en a signalé une dans les environs de Lagny et nous y sommes allés.
*
Nous allons assez loin et le dernier écriteau porte le nom de Tancrou. Un village. Tout de suite après, un chemin descend vers la Marne.
*
A Deauville, malgré notre parc, on ne peut pas parler de campagne; au Cap d’Antibes non plus.
*
– Tu es sûre d’être enceinte ?… Tu as vu un médecin ?…
– Hier matin…
– Candille ? …
– Non… Un médecin du boulevard Saint-Germain…
*
Il m’attend dans un bar de la rue de Castiglione…
*
Le matin, il se rend à l’Hôpital Américain de Neuilly, où il a presque toujours deux ou trois patients.
*
Je forme un autre numéro, celui de Terran, mon avocat, qui habite quai Voltaire.
*
– Seras-tu libre demain dans la matinée ?
– Seulement jusqu’à onze heures… A onze heures, j’ai un rendez-vous avenue George-V.
*
Je me demande ce que se racontent Nathalie et Hilda, dans le petit bar de la rue de Castiglioni.
*
– Elle a vu un médecin ?
– Quelque part boulevard Saint-Germain, oui.
*
– Elle passe ses soirées et une partie de ses nuits dans les caves et les boîtes de Saint-Germain-des-Prés.
*
Je cherche son numéro… Il s’agit d’un vieux camarade, Pierre Jorissen, qui est aujourd’hui un des meilleurs gynécologues de Paris… Il habite boulevard Haussmann… Voilà, au 112.
*
Nathalie ne veut pas lui gâcher son mariage et son installation quai des Grands – Augustins…
*
Je sortais de Haguenau, la prison pour femmes, qui existait encore à cette époque-là.
*
– J’avais vingt-deux ans quand je l’ai rencontrai…
– A Paris ?
– Je suis née et j’ai été élevée à Auteuil… Mon père était architecte… J’ai suivi, à la Sorbonne, les cours de lettres et de sociologie, ce qu’on appelle à présent les sciences humaines…
*
Je l’ai suivi. Il retrouvait une femme, soit dans un restaurant, soit chez elle, près de la porte Dauphine.
*
– Un an après mon entrée à Haguenau, il a demandé et obtenu le divorce… Je suppose qu’il est remarié…
*
A Haguenau, j’ai cousu des sacs pendant trois ans… De toute façon, j’ai appris davantage sur les êtres humains à Haguenau qu’à la Sorbonne…
*
Au fait, vous avez toujours votre villa des environs de Deauville ?
*
Je décroche le téléphone et j’appelle le boulevard Raspail. Cela sonne longtemps, là-bas, et je vais raccrocher quand j’entends la voix de Nathalie.
*
Je me contente de téléphoner longuement à Deauville.
*
La nurse est une Suissesse qui sort d’une des meilleures écoles du Valais. Elle porte l’uniforme de cette école : blouse à fines rayures bleu et blanc et bonnet très coquet.
*
Elle est retournée boulevard Raspail, sur le conseil de Terran, car la police pourrait se livrer à un semblant d’enquête.
J’ai passé de curieux moments, place du Louvre, à la mairie du 1er arrondissement, et je n’aimerais pas recommencer.
*
Je m’arrête parfois pour regarder les vitrines de la rue de Rivoli.
*
La place Vendôme est belle. Les fenêtres aussi, là-haut.
Première édition : Presses de la Cité, 1969. Épalinges (Vaud), le 13 octobre 1968.