Le destin des dinosaures

(Extrait de « Notre-Dame des sauropodes »)

Dinosaures… Dans les premières lueurs de l’aube, j’ai vu la forme géante du grand brachiosaure femelle dressée comme une montagne de l’autre côté d’Owen River.

Je suis attirée vers elle. J’ai comme une envie de me prosterner devant elle. De puissantes vibrations émanent de son vaste corps. C’est elle l’amplificateur. C’est par elle que nous sommes tous connectés. Notre sainte mère à tous. De son énorme masse jaillissent de puissantes impulsions cicatrisantes…

Nous voilà face à face. Sa tête s’élève a une quinzaine de mètres au-dessus de la mienne. Ses petits yeux sont indéchiffrables. Je lui fais confiance et je l’aime.

Des brachiosaures plus petits se sont rassemblés derrière elle sur la berge. Plus loin se trouvent des dinosaures d’une demi-douzaine d’autres espèces, immobiles, silencieux.

Je me sens remplie d’humilité en leur présence. Ce sont les représentants d’une race pleine de force, supérieure, qui, n’eût été un cruel l’accident cosmique, régnerait encore aujourd’hui sur la terre, et je viens leur rendre hommage.

*

Rendez-vous compte : ils ont duré cent quarante millions d’années avec une vigueur toujours renouvelée. Ils ont relevé tous les défis de l’évolution, sauf celui d’un changement climatique aussi brutal que catastrophique, contre lequel rien n’aurait pu les protéger. Ils se sont multipliés, ont proliféré se sont adaptés, dominant la terre, la mer et les airs, occupant la totalité du globe. Nos misérables ancêtres n’étaient rien à côté d’eux. Qui sait ce que ces dinosaures auraient pu accomplir, si cet astéroïde en perdition ne les avait pas privés de leur lumière? Quelle ironie! Des millions d’années de suprématie s’achèvent en une seule génération à cause d’un nuage de poussière et du refroidissement consécutif. Mais jusque-là… quel prodige… quelle grandeur !

Rien que des bêtes, dites-vous ? Comment pouvez-vous en être sûr? Nous ne connaissons qu’un fragment de ce que fut réellement le mésozoïque, qu’une tranche, rien que les bouts d’os, littéralement. Le passage de cent millions d’années peut effacer toute trace de civilisation. Supposant qu’ils aient eu un langage une, poésie, une mythologie, une philosophie ? Des rêves et des aspirations? Qu’ils aient connu l’amour ? Non, dites-vous, ce n’étaient que de grosses bêtes, lourdaudes et stupides, qui vivaient aveuglement des vies bestiales.

*

Et moi je réponds que nous autres, les gringalets velus, n’avons aucun droit de leur imposer nos propres valeurs. Le seul type de civilisation qui nous pouvons comprendre est celui que nous avons construit. Nous avons imaginé que nos pauvres réalisations constituent le fin du fin en matière de civilisation, que les ordinateurs, les vaisseaux spatiaux et les saucisses grillées sont des miracles qui nous placent au pinacle de l’évolution. Mais il y a à présent une autre vision des choses. L’humanité a accompli des merveilleux exploits, certes, mais nous n’aurions même pas eu droit à l’existence, si la plus grande de toutes les races s’était vue accorder la possibilité d’aller jusqu’au bout de son destin.

…Pourquoi nos autres, petites créatures velues, sommes-nous venues à l’existence? Je le sais à présent. C’était pour que nous puissions, grâce à notre technologie, rendre possible le retour des grands parmi les grands. Ils ont péri injustement. Grâce à nous les voilà ressuscités à bord de ce petit globe flottant dans l’espace.

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Dinosaures. Illustration par Copilote.

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