Demain les chiens par Clifford Simak
Demain les chiens – Esope
Jenkins avait retrouvé sa jeunesse, sa force, son agilité de corps et d’esprit. Il marchait d’un pas vif sur les coteaux noyés de lune. Son oreille enregistrait avec précision le murmure des feuilles, le pépiement des oiseaux, et nat d’autres choses encore.
Ce corps était vraiment un bijou. Il était inoxydable, inaltérable.
Je n’aurais jamais cru qu’un nouveau corps me changerait tellement l’existence. Je ne me rendait pas compte du point de délabrement auquel était parvenu l’autre. Il n’avait jamais été extraordinaire et pourtant c’était ce qui se faisait de mieux à l’époque où on l’a fabriqué. C’est merveilleux ce qu’on arrive à faire maintenant.
C’était l’œuvre des robots, bien sûr. Des robots sauvages. Les Chiens s’étaient arrangés avec eux pour qu’ils fassent le corps. Chiens et robots sauvages n’avaient plus guère de rapports.Ils s’entendaient bien, mais précisément parce que les uns laissaient les autres tranquilles et que personne ne se mêlait des affaires d’autrui.
Un lapin s’agita dans son terrier, et Jenkins se sentit. Un raton laveur passa dans les parages et Jenkins se sentit aussi : il perçut la présence du petit cerveau curieux derrière les yeux fouineurs qui le fixaient au creux du buisson. Et sur la gauche, pelotonné sous un arbre, un ours dormait et rêvait en dormant : un rêve de glouton, plein de miel sauvage, de poisson pêché dans la crique, le tout assaisonné de quelques fourmis trouvées par hasard en retournant une pierre.
C’était ahurissant et cependant naturel. Cela semblait aussi naturel que de lever les pieds pour marcher, aussi naturel que d’entendre normalement. Mais c’était autre chose que voir ou qu’entendre. Sans que ce fût pourtant imaginer. Car Jenkins était sûr de la présence du lapin dans son terrier, du raton laveur dans le buisson et de l’ours endormi au pied de l’arbre.
C’est là, se dit-il, le genre de corps que possèdent les robots sauvages, car il est bien certain que s’ils peuvent en faire un pour moi, ils ne se sont pas privés d’en fabriquer pour eux-mêmes.
Ils ont fait du chemin, eux aussi, en sept mille ans. Mains nous n’avons pas fait attention à eux, voilà tout. Les robots allaient leur chemin, les Chiens suivaient le leur et personne n’interrogeait l’autre, ne se demandait ce qu’il faisait. Tandis que les robots construisaient des astronefs et cherchaient à atteindre les étoiles, tandis qu’ils fabriquaient des corps perfectionnés, qu’ils faisaient des recherches de mathématiques et de mécanique, les Chiens étudiaient les animaux, créaient une fraternité de tout ce qui du temps de l’Homme avait été traqué et réduit à l’état sauvage, ils écoutaient les horlas et découvraient, en fouillant les profondeurs du temps, que le temps n’existait pas.
Et si les Chiens et les Robots sont allés si loin, les Mutants ont dû aller encore plus loin. Et ils m’écouteront, se dit Jenkins, il faudra qu’ils m’écoutent, car je leur apporte un problème qui est exactement de leur ressort. Les Mutants, en effet, sont des hommes, quoi qu’ils en aient, ce sont les fils de l’Homme. Et ils ne peuvent plus garder de rancœur maintenant, car le nom de l’Homme n’est plus qu’une poussière qu’emporte le vent, que le bruissement des feuilles par un jour d’été.
Demain les chiens – Le paradis
Webster referma la fenêtre et revint à son bureau. Il se pencha, ouvrit un tiroir, plongea la main dedans. Sa main ressortit, serrant un instrument dont il n’avait jamais pensé se servir, une relique, une pièce de musée qu’il avait jetée là voilà des années.
Avec son mouchoir, il fit briller l’acier du revolver, en essaya le mécanisme d’une main tremblante.
Fowler était la clef de tout. Une fois Fowler mort…
Une fois Flower mort et les postes sur Jupiter démantelés, et abandonnées, les mutants seraient fichus. L’Homme se servirait de la philosophie de Juwain et suivrait son destin. L’expédition du Centaure s’en irait vers les étoiles. Les expériences biologiques se poursuivraient sur le Pluton. L’Homme suivrait la voie qu’il s’était lui-même ouverte.
Plus vite que jamais. Plus vite qu’on n’avait jamais rêvé.
Deux grands pas en avant : la renonciation à la violence, et la véritable compréhension qui donnait la philosophie de Juwain. Deux grandes réalisations qui hâtaient la marche de l’homme vers le but qui l’attendait au terme de sa route.
La renonciation à la violence et la…
Webster regarda le revolver qu’il tenait à la main et entendit le mugissement de la tempête que se levait dans son cerveau.
Deux grandes réalisations, et il allait anéantir la première. Depuis cent vingt-cinq ans, pas un homme n’avait tué son semblable; depuis plus de mille ans le recours au meurtre était considéré comme désuet et dépassé.
Mille ans de paix qu’une seule mort pourrait faire cesser. Un coup de feu dans la nuit pourrait faire crouler tout l’édifice, faire retomber l’homme dans ses vieilles pensées bestiales.
Si Webster a tué, pourquoi pas moi? Après tout il y a des hommes qui ne méritent pas de vivre. Webster a bien fait, mais il n’aurait pas dû s’en tenir là. Je ne vois pas pourquoi on le pend; on devrait le décorer. Il faudrait commencer par les mutants. Sans eux…
Voilà ce qui diraient les gens…
C’est cela, la tempête qui rugit dans mon crâne, pensa Webster.
L’étrange panneau lumineux allumait sur les murs des reflets fantomatiques.
Fowler voit cela, se dit Webster. Il regarde et, de toute façon, j’ai le kaléidoscope.
Il va venir ici et alors nous nous assiérons et nous discuterons. Nous discuterons…
Il lança le revolver dans le tiroir et se dirigea vers la porte.
Demain les chiens – Les passe-temps
Jenkins, le vieux robot, passa sur le métal de son menton ses doigts métalliques. Il faisait toujours cela quand il était plongé dans de profondes méditations : c’était une manie idiote qu’il avait gardée de son long contact avec la race humaine.
Son regard revint au petit chien noir assis par terre devant lui.
Alors, le loup était dans des dispositions amicales, dit Jenkins. Il t’a donné le lapin.
Ebenezer, très excité, se trémoussa sur son derrière :
C’était un de ceux que nous avons nourris l’hiver dernier. La meute qui est venue à la maison et que nous avons essayé d’apprivoiser.
– Tu le reconnaîtras, ce loup ?
Ebenezer acquiesça :
– J’ai encore son odeur dans les narines, dit-il. Je me souviendrai de lui.
Mentor s’avança d’un pas traînant ;
Écoutez, Jenkins, pourquoi ne lui donnez-vous pas une taloche? Il aurait dû être à écouter et il est allé courir les bois. Il n’avait pas à chasser le lapin…
C’est vous qui mériteriez une correction, Mentor, dit Jenkins sévèrement. Pour votre attitude. Vous êtes assigné à Ebenezer, vous devriez être une partie de lui-même. Vous n’êtes pas un individu : vous êtes simplement les mains d’Ebenezer. S’il avait des mains, il n’aurait pas besoin de vous. Vous n’êtes pas son directeur de conscience, mais simplement ses mains. Ne l’oubliez pas.
– Je m’en irai, dit Mentor d’un ton belliqueux.
– Rejoindre les robots sauvages, je suppose, dit Jenkins.
– Ils seront très contents de m’avoir, acquiesça Mentor. Ils font des choses. Ils ont besoin d’aide.
– Ils vous enverraient à la casse, fit Jenkins d’un ton mordant. Vous n’avez aucun entraînement, aucune spécialité qui les intéresse. (Il se tourna vers Ebenezer : – Nous avons d’autres robots.
Ebenezer secoua la tête :
– Mentor est très bien. Je peux parfaitement m’en accommoder. Nous nous connaissons. Il m’empêche de devenir paresseux; il est toujours sur mes talons.
– Parfait, fit Jenkins. Alors, filez vous deux. Et si jamais, en chassant le lapin, tu tombes à nouveau sur le loup, tâche de cultiver cette relation.
Les rayons du soleil couchant pénétraient par les fenêtres, baignant la vieille pièce de la chaleur du printemps finissant.
Jenkins resta assis dans le fauteuil, tendant l’oreille aux bruits du dehors : le finement des clochettes des vaches, l’aboiement des chiots, le bruit sourd d’une cognée fendant des bûches.
Pauvre petit diable, songea Jenkins. Qui file chasser le lapin quand il devrait être à écouter. Je suis allé trop loin… trop vite. Il faut faire attention. In ne faut pas qu’ils ne puissent plus suivre le train. À l’automne, je leur donnerai une semaine ou deux de vacances et nous organiserons des chasses au rat d’eau. Cela leur fera le plus grand bien.
Je sais qu’un jour viendra où il n’y aura plus de chasse au rat nit au lapin, le jour où les chiens auront fini par tout apprivoiser, où tous les animaux sauvages seront des créatures pensantes, parlantes et qui travailleront. C’est un rêve fou et lointain, se dit Jenkins, mais pas plus fou ni plus lointain que certains rêves de l’homme.
Demain les chiens – Un moyen bien simple
Il y a si longtemps, se dit Jenkins. Il est arrivé tant de choses. Bruce Webster commençait juste ses expériences sur les chiens, il venait à peine d’ébaucher son rêve de chiens parlants et pensants qui descendraient le chemin du destin la patte dans la main de l’Homme… ignorant que quelques siècles plus tard, l’Homme se disperserait aux quatre vents de l’éternité et laisserait la Terre aux robots et aux chiens. Ignorant que le nom même de l’Homme allait disparaître sous la poussière des ans, et que l’on finirait par désigner la race humaine sous le nom d’une seule famille.
Et pourtant, songea Jenkins, si l’on devait choisir une famille, c’était bien les Webster. Je me souviens d’eux comme si c’était hier. En ce temps-là, je me considérais comme un Webster moi aussi.
Dieu sait que j’ai fait ce que je pouvais. Quand les hommes sont partis je suis resté avec les chiens, et comme les derniers survivants de cette race humaine insensée étaient trop encombrants j’ai fini par les entraîner dans un autre monde pour laisser le champ libre aux Chiens… pour que les Chiens puissent façonner la Terre à leur idée.
Et maintenant ces derniers survivants eux-mêmes sont partis… partis quelque part, je ne sais où. Si seulement je le savais! Ils se sont enfuis dans quelque rêve de l’esprit humain. Et ceux qui sont sur Jupiter ne sont même plus les hommes, mais quelque chose d’autre. Et Genève est fermée… coupée du monde.
Ce ne peut pourtant pas être plus loin ni plus coupé du monde que l’univers dont je viens. Si seulement je pouvais savoir comment j’ai fait le trajet de retour depuis le monde horla jusqu’à la Maison Webster, alors, peut-être parviendrais-je à entrer en contact avec Genève.
Une nouvelle faculté, se dit-il. C’est cela, une nouvelle faculté s’est développé en moi, sans que je n’en rende compte. Quelque chose que tous les Chiens peut-être pourraient posséder s’ils savaient.
Mais peut-être est-ce mon corps qui m’a permis cela… ce corps dont les Chiens m’ont fait cadeau pour mon sept millième anniversaire. Un corps qui en fait plus qu’un corps de chair n’a jamais fait. Un corps capable de savoir ce que pense un ours, à quoi rêve un renard, capable de percevoir ce qu’éprouvent les joyeuses petites souris dans l’herbe.
C’est comme l’accomplissement d’un souhait. C’est la réponse à ces besoins étranges, irrationnels qu’on a de choses qui arrivent rarement, et qui même presque toujours ne peuvent pas être. Mais qui en fait sont toutes possibles pourvu que L’on sache, pourvu que l’on puisse développer ou greffer sur soi cette nouvelle faculté qui amène le corps et l’esprit à exaucer un souhait.
Tous les jours, je me promenais sur la colline, je m’en souviens. Je me promenais là parce que je ne pouvais pas m’éloigner, si forte était ma nostalgie, et je faisais effort pour ne pas regarder de trop près car je ne voulais pas voir certaines différences.
Je me suis bien promené là un million de fois et il a fallu tout ce temps pour que je trouve en moi une force assez grande pour me ramener.
Car j’étais prisonnier. Le mot, la pensée, le concept qui m’avaient fait passer dans le monde horla, c’était un billet simple, par un aller et retour. Mais il existait une autre méthode, que j’ignorais. Que j’ignore même encore.
– Vous disiez qu’il existait une méthode, insista Homer.
– Hein ?
– Qui, une méthode pour arrêter les fourmis.
Jenkins acquiesça :
– Je vais tâcher de la retrouver. Je vais partir pour Genève.
Demain les chiens – Épilogue
Les souris, songea-t-il. Les souris et la Maison Webster. Et, pour compléter le tableau, le vaisseau posé sur la prairie. Est-ce que cela allait s’arrêter là ? Il essaya de réfléchir : était-ce le souvenir qui s’effaçait ? Ou bien, avait-il payé sa dette? Épuisé toutes les réserves de dévouement qui subsistaient en lui ?
Il a d’autres mondes là-bas, continuait Andrew, et sur certains la vie existe. Même une certaine forme d’intelligence. Il y a quelque chose à faire…
De toute façon, il ne pouvait pas aller sur la planète habitée par les Chiens. Il y avait longtemps, tout au commencement, les Webster étaient partis justement pour permettre aux Chiens de créer librement leur propre culture. Pour que les hommes ne s’en mêlent pas. Et lui, Jenkins, ne pouvait faire moins : il était, lui aussi, un Webster. Il n’était pas question de les importuner de s’immiscer dans leurs affaires.
Il avait essayé l’oubli, faisant comme si le temps n’existait pas, et, évidemment, ça n’avait pas marché puisque aucun robot n’a le pouvoir d’oublier.
Il aurait cru que les Fourmis n’avaient jamais compté pour lui. Leur présence l’avait irrité, il les avait même détestées, par moments, car, sans elles, les Chiens seraient toujours là. Mais désormais, il avait conscience que toute forme de vie était importante.
Restaient les souris. Mais il valait mieux les laisser tranquilles : c’étaient les derniers mammifères à vivre sur la Terre, et on n’avait pas à s’occuper d’elles. Elles n’avaient besoin de rien ni de personne, et se débrouilleraient bien ainsi. Elles seraient les artisans de leur propre destin, et si cela consistait à demeurer de souris, et rien de plus, il n’y avait rien à redire.
– Nous passions simplement, dit Andrew. Nous n’aurons peut-être plus d’occasion de repasser.
Deux autres robots avaient émergé du vaisseau et arpentaient la prairie. Puis un autre pan de mur s’écroula, entraînant dans sa chute une nouvelle portion de toit. D’où il se trouvait, le bruit des éboulements lui arrivait amorti, semblant provenir de loin.
Ainsi, la Maison Webster était tout ce qui le retenait ici, et elle n’était rien de plus que le symbole de la vie qu’elle avait autrefois abritée. Rien de plus que de la pierre, du bois, du métal. Sa seule raison d’être, se dit Jenkins, se trouvait dans sa propre imagination, c’était un concept destiné à un seul usage.
Poussant la logique jusqu’au bout, il lui fallut admettre l’ultime et douloureuse évidence. Ici, plus personne n’avait besoin de ses services. S’il souhaitait rester, c’était simplement pour des raisons personnelles…
– Nous avons de la place pour vous, dit Andrew, nous avons besoin de vous.
Tant qu’il y avait eu des Fourmis, il n’y avait pas eu de problèmes. Seulement maintenant, les Fourmis avaient disparu. Et alors? De toute façon, il ne les avait jamais aimées!
Jenkins se retourna, marchant comme un aveugle. Il quitta le patio en trébuchant, et franchit la porte d’entrée de la maison. Alors, les murs résonnèrent de cris. Et des voix surgirent du passé. Il resta à les écouter et fut alors frappé par une chose étrange. Les voix étaient bien là, mais il n’entendait pas les mots qu’elles prononçaient. Il y avait eu des mots autrefois, et voilà qu’ils avaient disparu. Pourquoi pas aussi les voix? Qu’est-ce que ce sera, se demanda Jenkins, quand la maison sera vide, désertée totalement, quand toutes les voix se seront tues et tous les souvenirs envolés? Pourtant, il savait bien qu’ils s’étaient évanouis depuis longtemps : ils n’étaient plus aussi nets, aussi aigus. Ils s’étaient effacés au fil des ans.
Autrefois, il avait connu la joie, mais il ne restait plus que la tristesse. Et il savait bien que ce n’était pas seulement celle qu’on éprouve devant une maison vide : C’était la tristesse de toutes choses, celle de la Terre, celle des échecs et des triomphes sans gloire.
Avec le temps, le bois finirait bien par pourrir, et le métal par s’effriter. Avec le temps, la pierre tomberait en poussière. Il n’y aurait alors plus de maison de tout, mais seulement à la place une sorte de tertre glaiseux pour indiquer où elle se dressait.
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