Extrait du roman « Maria Chapdelaine » de Louis Hémon
Ils partirent presque de suite après la fin du repas pour faire son chemin en hiver. La neige fondue à la surface par les premières pluies et gelant de nouveau sous le froid des nuits était merveilleusement glissante et fuyait sous les patins du traîneau. Derrière eux les hautes collines bleues qui bornaient l’horizon de l’autre côté du lac Saint-Jean disparurent peu à peu à mesure qu’ils remontaient la longue courbe de la rivière.
En passant devant l’église, Samuel Chapdelaine dit pensivement :
— C’est beau, la messe. J’ai souvent bien du regret que nous soyons si loin des églises. Peut-être que de ne pas pouvoir faire notre religion tous les dimanches, ça nous empêche d’être aussi chanceux que les autres.
— Ce n’est pas de notre faute, soupira Maria, nous sommes trop loin !
La messe : un spectacle magnifique
Son père secoua encore la tête d’un air de regret. Le spectacle magnifique du culte, les chants latins, les cierges allumés, la solennité de la messe du dimanche le remplissaient chaque fois d’une grande ferveur. Un peu plus loin, il commença à chanter :
J’irai la voir un jour
M’asseoir près de son trône
Recevoir ma couronne
Et régner à mon tour…
Il avait la voix forte et juste et chantait à pleine gorge d’un air d’extase ; mais bientôt ses yeux se fermèrent et son menton retomba sur sa poitrine peu à peu. La voiture ne manquait jamais de l’endormir, et son cheval, devinant l’assoupissement habituel du maître, ralentit et finit par prendre le pas.
— Marche donc, Charles-Eugène !
Chemin en hiver : Charles-Eugène reprend le trot
Il s’était réveillé brusquement et étendait la main vers le fouet. Charles-Eugène reprit le trot, résigné. Plusieurs générations auparavant un Chapdelaine avait nourri une longue querelle avec un voisin qui portait ces noms, et il les avait promptement donnés à un vieux cheval découragé et un peu boiteux qu’il avait, pour s’accorder la satisfaction de crier tous les jours très fort en passant devant la maison de son ennemi :
— Charles-Eugène ; grand malavenant ! Vilaine bête mal domptée ! Marche donc, Charles-Eugène !
Depuis un siècle la querelle était finie et oubliée ; mais les Chapdelaine avaient toujours continué depuis à appeler leur cheval Charles-Eugène.
De nouveau le cantique s’éleva, sonore, plein de ferveur mystique.
Au ciel, au ciel, au ciel
J’irai la voir un jour…
* * *
Le chemin glacé
Puis une fois de plus le sommeil fut le plus fort, la voix retomba, et Maria ramassa les guides que la main de son père avait laissé échapper.
Le chemin glacé longeait la rivière glacée. Sur l’autre rive les maisons s’espaçaient, pathétiquement éloignées les unes des autres, chacune entourée d’une étendue de terrain défriché. Derrière ce terrain, et des deux côtés, c’était le bois qui venait jusqu’à la berge : fond vert sombre de sapins et de cyprès sur lequel quelques troncs de bouleaux se détachaient çà et là, blancs et nus comme les colonnes d’un temple en ruines.
De l’autre côté du chemin la bande de terre défrichée était plus large, et continue ; les maisons plus rapprochées semblaient prolonger le village en avant-garde ; mais toujours derrière les champs nus la lisière des bois apparaissait et suivait comme une ombre, interminable bande sombre entre la blancheur froide du sol et le ciel gris.
— Charles-Eugène : marche un peu !
Le père Chapdelaine s’était réveillé et étendait la main vers le fouet dans son geste habituel de menace débonnaire ; mais quand le cheval ralentit de nouveau après quelques foulées plus vives il s’était déjà rendormi, les mains ouvertes sur ses genoux et montrant les paumes luisantes de ses mitaines en cuir de cheval, le menton appuyé sur le poil épais de son manteau.
Le chemin escalade une côte
Au bout de deux milles le chemin escalada une côte abrupte et entra en plein bois. Les maisons qui depuis le village s’espaçaient dans la plaine s’évanouirent d’un seul coup, et la perspective ne fut plus qu’une cité de troncs nus sortant du sol blanc. Même l’éternel vert foncé des sapins, des épinettes et des cyprès se faisait rare ; les quelques jeunes arbres vivants se perdaient parmi les innombrables squelettes couchés à terre et recouverts de neige, ou ces autres squelettes encore debout, décharnés et noircis. Vingt ans plus tôt les grands incendies avaient passé par là, et la végétation nouvelle ne faisait que poindre entre les troncs morts et les souches calcinées. Les buttes se succédaient, et le chemin courait de l’une à l’autre en une succession de descentes et de montées guère plus profondes que le profil d’une houle de haute mer.
Maria Chapdelaine ajusta sa pelisse autour d’elle, cacha ses mains sous la grande robe de carriole en chèvre grise, et ferma à demi les yeux. Il n’y avait rien à voir ici ; dans les villages les maisons et granges neuves pouvaient s’élever d’une saison à l’autre, ou bien se vider et tomber en ruines ; mais la vie du bois était quelque chose de si lent qu’il eût fallu plus qu’une patience humaine pour attendre et noter un changement.
Le cheval
Le cheval resta le seul être pleinement conscient sur le chemin. Le traîneau glissait sur la neige dure, frôlant les souches qui se dressaient des deux côtés au ras des ornières. Charles-Eugène suivait exactement tous les détours, descendait au grand trot les courtes côtes. Il remontait la pente opposée d’un pas lent, en bête d’expérience tout à fait capable de mener ses maîtres au perron de leur maison sans être importunée de commandements ni de pesées des guides.
Quelques milles encore, et le bois s’ouvrit de nouveau pour laisser reparaître la rivière. Le chemin dévala la dernière butte du plateau pour descendre presque au niveau de la glace. Sur un mille de berge montante trois maisons s’espaçaient. Mais celles-là étaient bien plus primitives encore que les maisons du village. Derrière elles on ne voyait presque aucun champ défriché, presque aucune trace des cultures de l’été, comme si elles n’avaient été bâties là qu’en témoignage de la présence des hommes.
Chemin en hiver : La nappe blanche
Charles-Eugène tourna brusquement sur la droite, raidit ses jambes de devant pour ralentir dans la pente et s’arrêta net au bord de la glace. Le père Chapdelaine ouvrit les yeux.
— Tenez, son père, fit Maria, voilà les cordeaux.
Il prit les guides, mais avant de faire repartir son cheval resta immobile quelques secondes, surveillant la surface de la rivière gelée.
— Il est venu un peu d’eau sur la glace, dit-il, et la neige a fondu.
Le cheval flaira la nappe blanche avant de s’y aventurer, puis s’en alla tout droit. Les ornières permanentes de l’hiver avaient disparu. Les jeunes sapins plantés de distance en distance qui avaient marqué le chemin étaient presque tous tombés et gisaient dans la neige mi-fondue. En passant près de l’île la glace craqua deux fois, mais sans fléchir. Charles-Eugène trottait allègrement vers la maison de Charles Lindsay, visible sur l’autre bord. Pourtant lorsque le traîneau arriva au milieu du courant, au-dessous de la grande chute, il dut ralentir à cause de la mince couche d’eau qui s’étendait là et détrempait la neige. Lentement ils approchèrent de la rive. Il ne restait plus que trente pieds à franchir quand la glace commença à craquer de nouveau et ondula sous les pieds du cheval.
Chemin en hiver : Neige semi-liquide
Le père Chapdelaine s’était mis debout, bien réveillé cette fois. Les yeux vifs et résolus sous son casque de fourrure.
— Charles-Eugène : Marche ! Marche donc ! cria-t-il de sa grande voix rude.
Le vieux cheval planta dans la neige semi-liquide les crampons de ses sabots et s’en alla vers la rive par bonds, avec de grands coups de collier. Au moment où ils atterrissaient une plaque de glace vira un peu sous les patins du traîneau. Elle s’enfonça, laissant à sa place un trou d’eau claire.
Samuel Chapdelaine se retourna.
— Nous serons les derniers à traverser cette saison, dit-il.
Et il laissa son cheval souffler un peu avant de monter la côte.
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