Romans à découvrir : Les Affinités, Rêves de gloire, L’échiquier des étoiles
Les Affinités – Une théorie de tous par Robert Charles Wilson
Damian, qui parlait à un Tau vancouverois, a posé le téléphone pour se lancer dans une brève et intense conversion avec Gordo. Je n’ai pas entendu ce qu’ils se disaient. Je ne m’intéressais encore qu’à Amanda.
Elle était assez consciente pour murmurer quelque chose sur la douleur. Sortant de sa trousse une seringue, Marcy a injecté une dose de morphine avec une efficacité qui dénotait une certaine expérience. Les yeux d’Amanda se sont presque aussitôt mis en berne. « Elle va s’en sortir, Adam, m’a dit Marcy par dessus son épaule. Je te le dis comme je le pense.
Il lui faut un hôpital.
– C’est en cours », a lancé Damian de l’autre bout de la pièce.
Il y avait deux médecins sur Pendet et un petit hôpital régional non loin de là sur l’île de Salt Spring, mais nous avions besoin de mieux et de plus rapide. Malgré l’heure, trois coups de téléphone ont suffi à Damian pour trouver un Tau qui gérait un service d’hélico-taxi depuis Tsawwassen. Vingt minutes plus tard, un Sikorsky S76 avait décollé, Damian ayant localisé près de Ladner un médecin tau qui avait accès à une clinique pourvue de tout l’équipement nécessaire. Le praticien a accepté d’examiner et de soigner Amanda sans signaler la blessure par balle, du moment qu’une opération chirurgicale complexe pouvait être évitée… et Marcy nous avait rassurés sur ce point.
Les affinités. Photo : ElenaB.
Pendant qu’on prenait ces dispositions, un des agents de Gordo, celui qui s’appelait Nelson, est monté sur la terrasse détrempée par la pluie en soutenant le tireur blessé. Damian l’a intercepté à la porte : « Pas à l’intérieur… il mettrait du sang partout. » Le tireur s’est effondré sur les planches de bois dur.
Plus tard, quand nous avons discuté des événements, c’est comme ça qu’on l’a appelé : le tireur. Parce qu’on avait entendu ce mot à la télé et dans les films. Mais ce n’est pas de cette manière que j’ai pensé à lui sur le moment. Pas alors qu’Amanda continuait à perdre du sang. Je le considérais plutôt comme le fils de pute qui avait essayé de détruire tout ce qui donnait de la valeur à mon existence.
J’ai suivi Marcy et Gordo sur la terrasse. Le tireur était un type maigre avec un de ces longs visages qu’on voit parfois aux gens très grands, comme si on avait tiré ses traits dans le sens vertical. Ses cheveux mouillés pendaient sur son front comme deux ailes noires. Il avait le regard inquiet mais vague. Marcy l’avait atteint à gauche sous les côtés. Le sang avait coagulé sur sa chemise en coton et décoloré son jean sur toute la cuisse gauche. Marcy l’a regardé. « Oh, mon Dieu, a-t-elle dit. Gordo…
– Je sais », a répondu Gord.
L’homme mourait sans que ni Marcy ni personne n’y puisse rien. C’est ce que j’ai conclu de leurs silences.
Je m’en suis réjoui.
La haine est une émotion purificatrice…

Rêves de Gloire par Roland C. Wagner
Au début, il a nié. Non. Ce n’était pas lui. Il était bien là le soir du nouvel an, et c’était bien lui qui avait la fiole de Gloire, mais il n’avait rien à voir avec les Cuistots, qui avaient simplement disparu un jour de 1966.
Puis, à force d’insister, j’ai fini par lui arracher un « peut-être » qui valait tous les « oui » du monde. Dès lors, il était cuit.
Bon, d’accord il avait fait partie des Cuistots. Mais il prétendait ne rien savoir de leur disparition. Alors j’ai continué à insister. Je peux me montrer obstinée, quand je veux.
Au bout du compte, il s’est tenu à sa version, à savoir qu’il était parti pour l’Ultime Expérience. Qui consistait à aller le plus au sud possible, loin dans le désert, et à y prendre de la Gloire. Ce qui l’avait quand même occupé pendant pas loin de quatre ans, si je comptais bien.
Cette idée, c’était un truc d’allumé, pas de problème… ou plutôt, si, il y en avait un de problème : ce n’était pas quelque chose de mystique. Fred n’était pas allé dans le désert pour y trouver Dieu ou un machin comme ça, mais pour y connaître le pur plaisir sensoriel de la synesthésie.
C’était la première fois que je rencontrais quelqu’un qui voyait la Gloire avant tout comme une expérience physique agréable. Chacun réagit à sa manière, en fonction du lieu et du moment. Il avait bien de la chance.
« Mais pourquoi tu as fait ça?
– l’Ultime Expérience?
– Oui.
– Parce que ça m’a paru la chose à faire sur le moment.
– Tu connaissais quelqu’un qui l’avait déjà vécue?
– Non, c’était juste une expression qui traînait, qui flottait dans l’air de la casbah. Ça m’étonne que tu ne l’aies jamais entendue. Les gens en parlaient, mais la situation en Algérie les dissuadait d’essayer.
– Mais pas toi.
– Ben non. Tu vois, je connais le désert, j’y passé presque tout mon service…
– Tu étais en Algérie pendant la guerre?
– Oui, entre 59 et 61.
– Et…?
– J’aime le désert. Ma compagnie était basée dans le Mzab la première année. Un pays magnifique.
– Alors tu n’as pas vraiment combattu.
– Si, deux ou trois fois, lors de l’interception d’une caravane de contrebandiers. Ça avait un côté très colonial : des dromadaires contre des automitrailleuses.
– Et ensuite?
– Ça s’est gâté. »
Il n’a pas voulu dire un mot de plus.
J’adorais vraiment le parfum de mystère qui se dégageait de lui, mais en même temps ça m’agaçait. Pourquoi ne me disait-il rien? Ne me faisait-il pas confiance?
Mon attention a été distraite de son passé par ses projets. Des projets dont je n’avais jamais soupçonné l’existence.
« Ça te dirait de jouer un sale tour aux trafiquants de blanche?
– Et comment! Tu as une idée?
– Quelque chose comme ça. J’en ai déjà parlé à plusieurs personnes, il est temps que je te mette au courant.
– Au courant de quoi?
– Un chargement de blanche a été intercepté à New York, dans une voiture, une américaine qui venait d’Alger.
– Les « narcs », les flics des stups de là-bas, ne sont pas très contents. Alors ils ont envoyé quelqu’un ici pour donner un coup de main à nos flicaillons de province. Je me propose d’informer ce type.
– Comment.
– J’ai un contact aux États, il n’est pas exactement proche des « narcs », mais il peut s’en rapprocher si besoin est. Je songe à lui faire passer un message, mais je voulais ton avis.
– Fais-le. »
Je n’ai jamais su ce qu’il y avait dans le message en question, et pendant pas mal de temps, on n’a pas vu la différence. Jusqu’au printemps 70, où les deux principaux réseaux de trafiquants sont tombés en même temps. La plus grosse opération antidrogue jamais organisée en France. Trente-sept malfrats sous les verrous. Des centaines de kilos de blanche saisis.
Et, pour ainsi dire tout de suite, une pénurie totale de blanche.
Mais à la fin de l’année 69, je ne me doutais pas de ça.
D’ailleurs, à partie de la mi-octobre, j’avais l’esprit trop occupé pour songer à la blanche et à ceux qui la produisaient. Et pareil pour Fred, ou quel que fût son nom.
C’est toujours comme ça, avec l’argent. Quant tu n’en as pas, tu y penses souvent, mais quand tu en as, tu y penses tout le temps.
Et là, de l’argent, il y en a eu un paquet.
L’Échiquier des étoiles par Paul Carta
Un tournoi, c’est un système dans lequel les chances sont égales ; qui laisse la possibilité d’une marge d’erreur, et celle d’une marge de progression. Dans un tournoi de football ou de tennis, on ne s’affronte pas au hasard : il y a des classements qui président au tirage au sort, la désignation de têtes de séries…
Je lui jetai un regard entendu : Ici, et vous le savez bien, tout est régi par le hasard. Je n’ai même pas la possibilité de jouer deux parties, et une belle éventuelle, contre mon adversaire. Si je tombe sur un Sasanganien avec les noirs…
Il écarta les bras en signe d’impuissance.
– Et si je perds, continuai-je en baissant la voix, ce sera parce que tout votre bel édifice intellectuel, tout votre plan machiavélique n’aura servi à rien : il se sera effondré, et si les conséquences sur Terre sont telles que vous me les avez envisagées, ce ne sera certainement pas ma faute.
Il me jeta un regard un peu surpris, soutenant mon regard ; puis murmura :
— On ne vous reprochera rien…
Je le fixai décontenancé. Il y avait eu une étrange lueur ; une expression fugitive dans son regard, comme si une résolution venait d’être prise, un nouveau plan de se mettre en branle. Quelque chose de dur et de triste à la fois…
Il y eut un sifflement plus fort, et la barge s’arrêta, coupant mes réflexions. Nous descendîmes lentement, retrouvant le sol et des sensations dans nos jambes. Je regardai Li Wong, mais il paraissait maintenant aussi impassible que d’habitude. Peut-être avais-je rêvé…
— Vous venez, Eric ? m’interpella Roman : on a encore un bout de chemin à faire à pieds.
Je regardai autour de moi : nous étions dans une espèce d’agora ; plusieurs couloirs, larges et hauts, se ramifiaient dans un espace circulaire. Au-dessus de nous, une coupole vitrée donnait directement sur l’espace et ses myriades d’étoiles. Je suivis la petite troupe dans un des couloirs ; les parois étaient faites d’une sorte de métal râpeux ; du crépi qui aurait brillé comme du mica. Le sol lisse et plein luisait comme de l’ardoise ; il était traversé de lignes brillantes, rouges, jaunes et bleues, qui semblaient couler sous la surface, comme des ruisseaux colorés. Une barge telle que celle que nous venions de quitter passa lentement, suivant la paroi opposée : à l’intérieur, une demi-douzaine de créatures bizarres se tenaient debout ; elles ressemblaient à des chenilles aux corps tubulaires et annelés, avec des points noirs autour de la tête, qui auraient pu être des yeux ; elles avaient aussi des membres, fins et longs comme des baguettes, qui partaient d’une collerette située aux deux tiers du corps, dans la partie supérieure, et traînaient jusqu’à terre. Il y eut comme un pépiement quand la barge passa…
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Je regardai autour de moi, guettant une réaction, de Li Wong ou de Roman ; mais ils regardaient la « chose » foncer vers nous ; une forme blanche, floue et brillante, flottant en suivant la paroi droite du tunnel. Le sifflement atteignit un point culminant, puis disparut, remplacé par une sorte de bruit blanc, comme si tout écho avait été aspiré ; un peu comme les vibrations des rails à l’approche d’un train s’éteignant dans le fracas de la rame pénétrant dans la gare. Mais ici, le fracas était dans le registre hypersonique : l’air semblait vibrer, comme sous l’effet d’ondes de chaleur. Et le temps de constater la disparition de ce sifflement, l’objet se matérialisa contre la paroi, sans même avoir ralenti avant de s’arrêter, mais projetant sur nous une vague de poussière tourbillonnante qui nous fit tourner la tête et nous protéger les yeux : c’était une sorte de plateau aux bords relevés, flottant à quelques dizaines de centimètres du sol, sans moteur, clavier, volant, ou quoi que ce soit de mécanique visible ; ça ressemblait plutôt à un de ces plats en plastique pour fours à micro-ondes. En tout cas, le genre d’objet dans lequel on n’a pas envie de prendre place.
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Je regardai Li Wong pendant que le soldat montait à bord pour inspecter les lieux : allions-nous monter dans cet engin de mort, visiblement téléguidé par on ne sait qui, et sans même un pare-brise pour nous protéger ? Il ne releva pas, mais me donna une pichenette sur l’épaule pour m’inviter à grimper. Avec un soupir, je suivis le mouvement, constatant l’absence de sièges : en fait, tout le monde se tenait debout, regardant le lointain. Quelques secondes plus tard, l’espèce de barge se remit en mouvement, sans à-coup ni choc de départ : en fait, je ne ressentis rien, mais quand je regardai les parois, je m’aperçus qu’elles se perdaient dans une brume colorée ; le sol lui-même était rendu indistinct par la vitesse : on aurait tout aussi bien pu survoler une mer grisâtre et sans vagues. Et pourtant, je ne sentais pas de déplacement d’air, et je ne ressentais aucune accélération ; nous aurions tout aussi bien pu être immobiles, debout sur un plateau au milieu d’un tunnel ; passablement ridicule comme position ! Quand je regardai derrière moi, je vis toutefois que les plafonniers s’éteignaient derrière nous, l’un après l’autre. La porte de l’ambassade avait disparu.
– Vous avez eu le temps d’étudier le règlement ? demanda Li Wong avec une désinvolture qui me donnait envie de le gifler.
— Le déroulement des parties est tel que vous l’aviez prévu : pas de pendule, pas de nulle… Et le Tournoi est bien à élimination directe, répondis-je. Tout le reste ne concerne que la gestion des temps de repos en fonction des races impliquées dans une partie.
– C’est bien ce que l’on avait préparé, n’est-ce pas ? commenta-t-il satisfait. Il n’y a que cet étrange système de tournoi de tennis qui soit… un peu perturbant ?
— Je peux m’en accommoder ; je n’ai pas tellement envie de moisir ici.
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