
Thériault, le conteur. Texte par René Lapierre, publié dans le journal Le Devoir, le 27 mars 1982.
Évidemment vous connaissez déjà Thériault : vous avez lu Agaguk ou Aaron au cours de vos études, et il n’y a pas si longtemps encore un ami vous prêtait Kestern ou Agoak, reédité en livre de poche chez Stanké. En trente-huit ans, Yves Thériault a publié à lui seul plus de quarante titres différents, sans compter les traductions; plus, en fait, que n’en contiennent les catalogues généraux de bien des éditeurs. Le romancier figure déjà parmi les classiques de la littérature québécoise, et il est effectivement celui dont l’oeuvre semble avoir gardé depuis le commencement le plus de continuité, de constance, de tenue. (Bon, vous dites-vous, un panégyrique; mais attendez, attendez.)
Thériault est beaucoup mieux connu comme romancier que comme conteur. Exception faite d’œuvre de chair, paru en 1975, aucun recueil ne s’insère entre les Contes pour un homme seul (l’Arbre, 1944) et la Femme Anna et autres contes (VLB, 1981); or voici qu’à quelques mois d’intervalle VLB rapplique avec un second recueil de contes, un volumineux ouvrage qui forme le second volet des «contes, nouvelles et récits» de Thériault: Valére et le grand canot, (l). Mais je sors perplexe de la lecture de ce livre. Peut-être un peu déçu; mais non, pourtant, pas exactement. Plutôt incertain. Bien sûr, on reconnaît facilement ici du travail d’écrivain, en témoignent l’aisance des dialogues, la netteté des images, la maîtrise du récit, bref, tout le métier de Thériault. Victor-Lévy Beaulieu ne manque pas de le souligner dans sa préface, en reproduisant quelques passages du recueil. Celui-ci, par exemple, extrait du conte intitulé «La tour»: «Pendant cinq ans, Dorothée habite le minuscule village à peine nommé, accroché à un flanc de montagne, invisible sauf son clocher, sous une gaine d’arbres verts, immobile et ne respirant qu’au rythme du ciel, un rythme large, patient, lent, presque trop profond.»
(Curieuse préface par ailleurs que celle-là, qui tient par rapport aux textes de Thériault une espèce de conte parallèle et autobiographique — typiquement véelbien — célébrant le conteur mais oubliant de parler de ses contes. Une sorte de lyrisme un peu rustique, façon poêle à bois, avec des accents de grand aïeul: moi aussi, dans mon jeune temps, à Trois-Pistoles… Mais passons.) De tels passages en effet possèdent toute la sobriété, la solidité profonde et émouvante des premiers contes de Thériault. «La tour», ou «Valére et le grand canot» (le conte éponyme), sont par exemple de fort beaux textes, denses et captivants. D »autres ’autres (comme «L’arbre». arbre», «Valéda». «Valéda», «Le fils ide Yaweh») constituent eux aussi ce que l’on pourrait appeler des réussites; mais en général ce sont les textes les plus longs, comme «Valére» et «La tour», qui présentent le plus d’intérêt. Comme s’il n’y avait que là que le talent de Thériault se soit donné suffisamment de champ, comme si toutes les significations du conte n’avaient pu jouer suffisamment que là, dans une certaine épaisseur de récit; le conteur alors retrouve toute sa liberté, il redevient capable de moduler à sa guise les accents de son histoire, de produire avec finesse des effets.
Lesquels? Il est assez difficile de le préciser. Dans ses meilleurs textes Thériault procède par raccourcis efficaces, saisissant d’un seul trait ce qui nous apparaît subitement comme une sorte de vérité du conte. Il peut alors proposer des finales en taille-douce, des fins de récit où justement le récit ne finit pas mais se dépose doucement, comme sans en avoir l’air, au niveau de l’habituel, au seuil de la vie de tous les jours. Pas de finale bruyante, pas de «punch», mais un simple retour du merveilleux ou de 1 étrange au quotidien: une rentrée en douceur dans l’ordinaire de ce qui reprend après le conte et qui n’appelle plus le commentaire. La vie, comme on dit.
On s’attendrait, avec l’intransigeance coutumière du lecteur, à ce que cela se reproduise avec chaque récit, à ce que chaque conte refasse la boucle. Malheureusement de ce point de vue l’unité du recueil n’est pas très grande La technique de l’atténuation, l’effet de sourdine qui permet aux contes dont je viens de parler de se dénouer simplement, dans une réserve toute sobre, détermine au contraire en d’autres endroits un affadissement pur et simple du message, un fléchissement important de la signification des textes. Certains récits qui pourtant s’annonçaient bien («La robe de laine», «Le disque de Caruso», «Le gué dans le torrent») se retirent ainsi peu à peu vers une région où l’ambiguïté essentielle du conte ne se manifeste plus.
Comme si par endroits la complexité du sens s’amenuisait, se réduisait jusqu’à l’univoque, jusqu’à l’évidence d’une signification trop soulignée par le conteur, trop éclairée tout à coup pour conserver de la profondeur Cette insistance se rencontre en particulier dans des textes courts, à l’intérieur desquels le narrateur semble à l’étroit: trop pressé d’appeler un jugement, de fixer une morale. La plupart des contes du dernier quart du recueil (entre autres «La robe déchirée», «Mon ami Lubianski», «La télévision», «La fille Eva») ont ainsi l’air d’entrer dans une espèce de lassitude, comme si à la fin la machine à raconter se fatiguait et se contentait de retenir une dimension seulement de chacune des histoires. Les narrateurs se mettent alors à user de facilités, de conventions morales; leur rire, qui se voudrait complice, parfois égrillard, commence à sonner faux La vraie voix de Thériault, son art consommé de conteur, semblent à ce moment se noyer dans ce que j’appellerais un standard folklorique, quelque chose en somme d’assez neutre, d’entendu. Ce sont peut-être les personnages féminins (comme dans «La fille Éva») qui souffrent le plus de ce ravalement; le traitement particulier du désir, de l’ambition des femmes devant la grande fatigue des époux asservis ou dominés par le lien conjugal devient à la fin rigide, parfois caricatural. Je ne veux pas insister.
Peut-être le choix des textes aurait-il dû être fait plus sévèrement? Peut-être se trouve-t-il là certains textes plus anciens que d’autres, qui auraient pu être revus avant publication? Peut-être encore le temps a-t-il manqué? Je ne sais pas. Mais il reste que dans ce recueil quelque chose fonctionne mal, et je trouve dommage que l’éditeur (ou l’auteur) ne s’en soient pas avisés. Il est vrai que c’était là le centième ouvrage publié chez VLB.
Ça se fête, se sera-t-on dit.
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