Visite du remmancheur

Visite du remmancheur (Extrait du roman « Maria Chapdelaine » de Louis Hémon)

Le père Chapdelaine, hors de lui, se mit à crier.

— Ce médecin-là n’est bon à rien, et je le lui dirai bien, moué. Il est venu icitte : il lui a donné un petit remède de rien dans le fond d’une tasse et il s’en est allé coucher au village comme s’il avait gagné son argent. Il n’a rien fait que fatiguer mon cheval ; mais il n’aura pas une cent de moi, rien en tout, rien…

Eutrope secoua la tête et dit d’un air grave.

— Je n’y ai point confiance non plus, aux médecins. Si on avait pensé à aller chercher un remmancheur, comme Tit’Sèbe de Saint-Félicien…

Tous les visages se tournèrent vers lui et les larmes s’arrêtèrent.

Invitation du remmancheur

— Tit’Sèbe…, fit Maria. Vous pensez qu’il est bon pour les maladies de même ?

Eutrope et le père Chapdelaine affirmèrent leur confiance en même temps.

— Tit’Sèbe guérit le monde ; c’est sûr. Il n’a pas passé par les écoles, lui ; mais il guérit le monde.

— Vous avez bien entendu parler de Nazaire Gaudreau, qui était tombé du haut d’une bâtisse et qui s’était brisé la taille… Les médecins sont venus le voir : ils n’ont rien su lui dire que le nom latin de son mal, et puis qu’il allait mourir. Alors on a été quérir Tit’Sèbe, et il l’a guéri.

Ils connaissaient tous de réputation le rebouteux, et l’espoir renaissait.

— Tit’Sèbe est un bon homme, et qui guérit le monde. Et pas difficile pour l’argent, avec ça. On va le quérir, on lui paye son temps, et il vous guérit. C’est lui qui a remmanché le petit Roméo Boilly après qu’il avait été écrasé par une waguine chargée de planches.

La malade retombée

La malade était retombée dans une sorte de torpeur et gémissait faiblement, les yeux fermés.

— J’irai bien le quérir, si vous voulez, proposa Eutrope.

— Mais avec quel cheval donc ? fit Maria. Le médecin a emmené Charles-Eugène à Honfleur.

Le père Chapdelaine eut un geste de rage et jura entre ses dents.

— Le vieux maudit…

Eutrope réfléchit quelques secondes et se décida.

— Ça ne fait rien : j’irai pareil. Je marcherai jusqu’à Honfleur et là je trouverai bien quelqu’un qui me prêtera un cheval et une carriole : Racicot, ou bien le père Néron.

C’est trente-cinq milles d’icitte à Saint-Félicien, et les chemins sont méchants.

— J’irai pareil.

Il part à la recherche

Il partit de suite et courut sur la neige, songeant au regard reconnaissant de Maria. Les autres se préparèrent pour la nuit, agitant dans leur esprit un nouveau calcul de distance… Soixante et dix milles aller et retour… et les mauvais chemins… La lampe resta allumée, et jusqu’au matin la malade se lamenta dans le silence, tantôt en plaintes aiguës, tantôt en un halètement affaibli.

Au milieu de la nuit Eutrope Gagnon arriva, ramenant Tit’Sèbe le remmancheur.

C’était un petit homme maigre à figure triste, avec des yeux très doux. Comme toutes les fois qu’on l’appelait au chevet d’un malade il avait mis ses vêtements de cérémonie, de drap foncé, assez usés, qu’il portait avec la gaucherie des paysans endimanchés. Mais les fortes mains brunes qui saillaient des manches avaient des gestes qui imposaient la confiance. Elles palpèrent les membres et le corps de la mère Chapdelaine avec des précautions infinies, sans lui arracher un seul cri de douleur, et après cela il resta longtemps immobile, assis près du lit, la contemplant comme s’il attendait qu’une intuition miraculeuse lui vînt.

Conseil d’appeler le curé

Mais quand il parla, ce fut pour dire :

— Vous avez-t-y appelé le curé ? Il est venu… Et c’est quand c’est qu’il doit revenir ? Demain : c’est correct.

Après un nouveau silence, il avoua simplement :

— Je n’y peux rien… C’est une maladie dans le dedans du corps, que je ne connais pas.

« Si ç’avait été un accident, des os brisés, je l’aurais guérie. Je n’aurais rien eu qu’à sentir ses os avec mes mains, et puis le bon Dieu m’aurait inspiré quoi faire, et je l’aurais guérie. Mais ça, c’est un mal que je ne connais pas. Je pourrais bien lui poser des mouches noires sur le dos, et peut-être que ça lui tirerait le sang et que ça la soulagerait pour un temps. Ou bien je pourrais lui donner une boisson faite avec des rognons de castor : c’est bon pour les maladies de même ; c’est connu. Mais je ne pense pas que ça la guérirait, ni la boisson, ni les mouches noires. »

Il parlait avec tant d’honnêteté, et si simplement, qu’il faisait sentir à tous ce que c’était que la maladie d’un corps humain : un phénomène mystérieux et terrible qui se passe derrière des portes closes et que les autres humains ne peuvent combattre que gauchement, en tâtonnant, se fiant à des signes incertains.

Mort certaine

— Si le bon Dieu le veut, elle va mourir.

Maria se mit à pleurer doucement ; le père Chapdelaine resta immobile et muet, la bouche ouverte, ne comprenant pas encore, et le remmancheur ayant prononcé son verdict, baissa la tête et regarda longuement la malade de ses yeux compatissants. Ses mains brunes de paysan, inutiles, reposaient sur ses genoux ; voûté, un peu penché en avant, doux et triste, il semblait poursuivre avec son dieu un dialogue muet, disant :

— Vous m’avez donné le don de guérir les os brisés, et j’ai guéri ; mais vous ne m’avez pas donné le don de guérir les maux comme ceux-ci : alors je suis obligé de laisser cette femme mourir.

Pour la première fois les marques profondes que la maladie avait creusées sur le visage de la mère Chapdelaine parurent à son mari et à ses enfants être autre chose que des signes passagers de douleur – l’empreinte définitive de la dissolution qui venait. Les soupirs profonds, et en vérité pareils à des râles, qui sortaient de son gosier, devinrent non plus une expression consciente de souffrance, mais la dernière protestation instinctive d’un organisme que déchirait l’approche de la mort. Et une peur nouvelle leur vint à tous, presque plus forte que leur peur de la perdre.

— Vous ne pensez pas qu’elle va mourir avant que monsieur le curé ne revienne ? demanda Maria.

Les doutes

Tit’Sèbe eut un geste d’ignorance.

— Je ne peux pas dire… Si votre cheval n’est pas trop fatigué, vous feriez bien d’aller le chercher dès qu’il fera jour.

Les regards se tournèrent vers la fenêtre, qui n’était encore qu’une plaque noire, et de là revinrent vers la malade. Une femme forte et courageuse, qui avait toute sa santé et toute sa connaissance cinq jours plus tôt… sûrement elle n’allait pas mourir aussi vite que cela… Mais maintenant qu’ils savaient l’issue triste, inévitable, chaque coup d’œil révélait un changement subtil, quelque signe nouveau qui faisait de cette femme couchée, aveuglée et gémissante, une créature toute différente de leur femme et de leur mère qu’ils avaient connue si longtemps.

Derniers moments

Une demi-heure passa : le père Chapdelaine se leva brusquement, après un nouveau regard vers la fenêtre.

— Je vas atteler, dit-il.

Tit’Sèbe hocha la tête.

— C’est correct : vous ferez aussi bien d’atteler ; le jour va venir. De même monsieur le curé sera icitte pour midi.

— Ouais : je vais atteler, répéta le père Chapdelaine.

Mais au moment de partir il semblait se rendre compte tout à coup qu’il se préparait à remplir une mission lugubre et solennelle, en allant chercher le Saint-Sacrement, qui annonce la mort, et il hésitait un peu, comme au seuil d’une étape irrémédiable.

— Je vas atteler.

Il se balança d’un pied sur l’autre, jeta un dernier regard sur la malade, et sortit enfin.

Le jour vint, et bientôt après le vent se leva et commença à mugir autour de la maison.

— Voilà le norouâ qui prend : il va y avoir une tempête, dit Tit’Sèbe.

Le remmancheur est triste

Maria tourna les yeux vers la fenêtre et soupira.

— Et justement il a neigé il y a deux jours : ça va poudrer, certain ! Les chemins étaient déjà méchants ; son père et monsieur le curé vont avoir de la misère.

Le remmancheur secoua la tête.

— Ils auront peut-être un peu de misère en route ; mais ils arriveront pareil. Un prêtre qui apporte le Saint-Sacrement, c’est fort !

Ses yeux doux étaient remplis d’une foi sans borne.

— C’est fort, un prêtre qui apporte le Saint-Sacrement, répéta-t-il.

Une histoire racontée

« … Voilà trois ans passés, on m’avait appelé pour soigner un malade en bas de la rivière Mistassini ; j’ai vu de suite que je pouvais pas le guérir, alors j’ai dit qu’on aille quérir un prêtre. C’était la nuit et il n’y avait pas d’homme dans la maison, vu que c’était le père qui était malade de même et que les garçons étaient tous petits. Alors j’y ai été moi-même. Il fallait traverser la rivière pour revenir ; la glace venait de descendre – c’était au printemps – et il n’y avait quasiment pas un seul bateau à l’eau encore.

Nous avons trouvé une grosse chaloupe qui était restée dans le sable tout l’hiver, et quand nous avons essayé de la mettre à l’eau elle était si enfoncée dans le sable, et si pesante, qu’à quatre hommes nous n’avons seulement pas pu la faire grouiller. Il y avait là Simon Martel, le grand Lalancette de Saint-Méthode, un autre que je ne me rappelle plus, et moi, et à nous quatre, hâlant et poussant à nous briser le cœur en pensant à ce pauvre homme qui était en train de mourir comme un païen de l’autre bord de l’eau, nous n’avons seulement pas pu grouiller cette chaloupe-là d’un quart de pouce.

« Eh bien monsieur le curé est venu ; il a mis sa main sur le bordage… rien que mis sa main sur le bordage, de même… “ Poussez encore un coup ”, qu’il a dit ; et la chaloupe est partie quasiment seule et s’en est allée vers l’eau comme une créature en vie. Cet homme qui était malade a reçu le bon Dieu comme il faut et il est mort en monsieur, juste comme le jour venait. Oui, c’est fort, un prêtre ! »

Voir aussi :

Comment trouver un bon remmancheur
Comment trouver un bon remmancheur. Photo de GrandQuébec.com.

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