Le tueur des crocodiles

Le tueur des crocodiles

Par Tom Harrison

Avant de raconter mon histoire — une de celles que je connais au sujet des crocodiles — je dois expliquer un peu des choses qui lui donneront du sens.

Quand on parle de Bornéo, si vous n’y êtes jamais allé, je pense que vous commencez en premier lieu par penser aux chasseurs de tètes, aux serpents cobra et aux crocodiles. Port heureusement, les chasseurs de tête ont changé d’occupation, et, en douze ans de séjour je n’ai vu un cobra que deux fois. C’est une toute autre chose cependant quand il s’agit des crocodiles. Le seul moyen de visiter la plus grande partie de cette lie est de remonter le cours de ses rivières.

Toujours cachés

Tout le long des milliers de rivières qui sillonnent Bornéo, de la mer à l’intérieur du pays, il y a des crocodiles. Non pas qu’ils se laissent voir. Ce n’est pas leur genre. Occasionnellement, vous en voyez un qui se chauffe au soleil, sur une rive sablonneuse, mais les crocodiles s’ingénient à cacher leur présence. Ce qui les rend d’autant plus dangereux, tellement dangereux qu’il n’est jamais prudent de traverser une rivière à la nage.

La plupart des habitants de Bornéo vivent le long des rivières, près de la côte, dans des villages, toutes les familles vivant sous un seul toit, dans une série de chambres arrangées en ligne.

Les gens de Bornéo sont très propres. Ils se baignent le long des rivières* d’où les femmes tirent l’eau qu’il leur faut pour la cuisson, pour le boire et pour le lavage. Elles transportent cette eau dans des tubes de bambou et des gourdes.

Dés leur enfance on enseigne aux jeunes à se méfier des crocodiles qui sont toujours à l’affût.

De temps en temps, un crocodile réussit à attraper un baigneur ce qui en fait l’équivalent des tigres mangeurs d’hommes.

De l’habileté

L’une des besognes qui exigent le plus d’habileté dans Bornéo est celle du tueur de crocodiles Une foule d’hommes gagnent leur vie à capturer des crocodiles à l’année longue, pour en vendre la peau. La viande du crocodile n’est mangée que par les membres de quelques tribus. Ils disent que cette viande est aussi bonne que celle du python.

Tout en chassant les crocodiles pour leur peau, les spécialistes de cette chasse sont toujours appelés quand un crocodile a réussi à attraper un être humain pour le manger.

C’est le ressentiment, la haine et la colère, plutôt que l’anxiété et Ta crainte, qui tournent ainsi tout le village contre le crocodile tueur d’hommes.

L’approche terrible de la bête hypocrite, dont la longueur peut atteindre dix pieds, ou plus, et sa manière dégoûtante de manger par un crocodile le cadavre et d’en garder parfois des parties, produisent la même sorte d’antagonisme vicieux et de violence que les marins malais montrent à l’égard des requins.

Souvenirs tragiques

Un crocodile dangereux avait pu aussi à rester en liberté et à tuer plusieurs personnes d’un village, le long d’une rivière que nous allons désigner sous le nom de Batang, pour éviter de rappeler de tristes souvenirs aux familles éprouvées.

Éventuellement, un homme que nous nommerons Ali fut appelé à la rescousse, parce que personne d’autre ne pouvait mettre le monstre une fois pour toutes à la raison. Ali avait une réputation unique s’étendant Je long de plusieurs rivières et vallées.

Ali décida de sortir des méthodes ordinaires, qui placent des appâts de poulets et de chiens flottant à la surface des eaux, attachés à des piquets de bois dont le rôle est d’entrer dans la gorge du crocodile et de s’y fixer; on guette le crocodile, on étudie ses habitudes et on le tire au fusil quand il remonte à la surface des eaux. C’est un travail difficile et dangereux.

Ali décida de ne pas employer les appâts ni la carabine. Son appât devint un chant et sa carabine se transforma en flèche. Ali se souvenait que chaque crocodile a son propre signal d’appel. Bien plus, chaque crocodile a son propre nom. Il s’agit de trouves les notes musicales auxquelles répond un crocodile pour qu’il vienne a vous chaque fois qu’il entend le signal auquel il est habitué. Le crocodile présente alors une cible facile au chasseur qui n’a qu’à lui lancer’ une flèche dans le cou.

Ali devient très nerveux quand il se lance à la poursuite d’un crocodile. Il se promène sur les rivières, dans un mauvais canot, en chantant, le solo mystique avec lequel il tente d’attirer l’animal qu’il poursuit, sous un ciel éclaire seulement par la lune.

Étrange habileté

Ali tenait cette habileté curieuse de son père, qui avait été, avant lui, un habile tueur de crocodiles.

Mais ceux qui les avaient vus tous deux à l’œuvre déclaraient qu’Ali était plus dangereux que son père et qu’il avait apporté à son art une perfection que l’auteur de ses jours n’avait pas.

Cela provenait, disait-il, de l’implacable haine qu’il portait aux crocodiles:, comme classe, parce que son pore un jour, en lançant une flèche, avait mal jugé son lancer et il avait été arrache à son canot par un crocodile plus vif que lui.

Devenu un athlète splendide, Ali ne parlait plus que de venger son père et il détestait tellement les crocodiles qu’il en parlait dans ses rêves. Il était, dès lors, toujours prêt à répondre à un appel comme celui-là de la part des gens vivant dans la région de Batang. À ce moment, il avait tué lui-même environ 500 crocodiles et il savait ce qu’il faisait en partant, cette nuit-là, pour tuer le meurtrier des gens de Batang.

Je ne peux pas vous raconter par le détail cette nuit de vigile au cours de laquelle il tentait d’attirer à lui l’animal carnassier.

Tout ce que je sais, c’est qu’au petit jour, il revint en annonçant qu’il l’avait tué.

Dans ces circonstances, celui qui tue un crocodile a droit à une récompense qui peut atteindre 10 livres sterling, ne s’empare pas de la carcasse ni de la peau qu’U laisse aux pauvres du district.

Un cadeau

Au retourna à ses affaires. La région de Batang était débarrassée d’une terrible menace. C’est alors que j’ai reçu, à titre de curateur du musée de Sarawak, le seul musée de Bornéo — un cadeau.

Les crocodiles partagent avec quelques autres animaux un défaut interne qui est plutôt embarrassant.

Ils ne sont pas capables de digérer des cheveux, de même que d’autres parties du corps de leurs victimes. Ces matières non digérées restent dans leur estomac. Puis, avec les années, un crocodile accumule une grasse boule de cheveux dans son estomac. Quelques-uns réussissent à faire leur vie avec ces déchets dans l’organisme, mais dans le cas de l’animal qu’Ali avait tué, cette boule de cheveux était la plus grosse qu’on ait jamais trouvée.

Comme notre musée est renommé dans tout Bornéo où le peuple respecte les anciennes choses, adore les affaires curieuses, et souvent rend hommage à l’inexplicable, cette boule nous fut envoyée.

Aussi grosse qu’un boulet de canon, elle fut exposée à l’admiration du public, dans une armoire construite spécialement. À part sa grosseur, cette boule présentait une sorte de boursoufflure sur un côté. En examinant bien cette excroissance, on se rendit compte qu’il s’agissait de dents postiches.

Admirable comportement

Un an ou deux plus tard, une jolie femme, bien vêtue, arborant un châle de soie et portant un sarong de soie coloriée, vint me voir dans mon bureau. Elle me déclara, avec force détails, que les dents postiches encastrées dans la boule de cheveux, était celles de son défunt mari qui avait été mangé par un crocodile. Elle était la mère d’Ali.

C’est cette femme qui m’a raconté la substance de cette histoire. Naturellement, pour la satisfaire. je fis enlever les dents et les lui donnai.

Comme résultat des renseignements fournis par la mère d’Ali, je me suis mis à admirer Ali et j’ai été fort peiné d’apprendre récemment qu’il avait pris le chemin de la plupart des chasseurs de crocodiles et qu’il avait été mangé par l’un d’eux.

Le père d’Ali calcula mal son lancer et fut projeté à bas de son radeau par un crocodile. Illustration de Megan Jorgensen.

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