Texte narratif, roman, conte, nouvelle
Le texte narratif se définit par la présence d’un narrateur qui régit les éléments d’une histoire dans un ordre spatio-temporel, les transformant ainsi en discours narratif. L’histoire constitue en quelque sorte, avant sa mise en forme par un narrateur, une matière encore brute.
Le narrateur
– La présence plus ou moins sensible d’un narrateur est le premier signe de reconnaissance d’un récit narratif. Le narrateur, instance qui raconte l’histoire, ne doit pas être confondu avec l’auteur, cette personne qui signe le récit. Une telle distinction entre auteur et narrateur est particulièrement nécessaire pour les récits à la première personne ou récits au je, quand le pronom « je » renvoie bien au narrateur et non à l’auteur, même si parfois il s’en approche comme dans l’autobiographie. (« Combien j’ai béni Dieu, ensuite, d’avoir suivi l’inspiration qui me portait vers mon père » (Angéline de Montbrun). Le pronom « je » désigne ici Angéline de Montbrun, le personnage-narrateur, et non Laure Conan, l’auteure.
– Dans le conte, le narrateur ou conteur et auditeur sont présents en tant que personnages sur la scène du récit. Prenons le cas de La Chasse-galerie. Joe, le narrateur, s’adresse à son auditoire en ces termes : « Pour lors que je vais vous raconter une rôdeuse d’histoire » (La Chasse-galerie. Bibliothèque québécoise). Cet auditoire se compose de bûcherons et la phrase qui suit les décrit : »Des lueurs rougeâtres qui tremblotaient en éclairant par des effets merveilleux de clair-obscur, les mâles figures de ces rudes travailleurs des grands bois ».
– Lors du passage de l’oral à l’écrit, le narrateur se retire en tant que personnage fictif, mais sa présence se laisse encore deviner à travers les différents points de vue ou modes de focalisation.
Les différents modes de focalisation
On appelle focalisation ou point de vue narratif, la position particulière qu’occupe un narrateur pour raconter une histoire. Le cinéma a fait ressortir cette idée que, loin d’être neutres, les différentes attitudes du narrateur par rapport à son récit, sont au contraire significatives. Gérard Genette distingue trois types de points de vue du narrateur, appelés focalisations. Il s’agit de la focalisation externe et de la focalisation zéro,
– Dans le cas de la focalisation interne, le lecteur ou la lectrice perçoit tout ce que l’entoure à travers le regard, les pensées d’un personnage. Souvent associé au récit à la première personne, la focalisation interne favorise l’introspection, l’exploration psychologique du personnage. « Mais, ce soir-là, quelque chose de solennel m’oppressait, je me sentais émue sans savoir pourquoi. » (Angéline de Montbrun).
– Quand il y a focalisation externe, le narrateur en sait moins que les autres personnages sur le déroulement de l’histoire. Les personnages sont alors perçus de l’extérieur. Le narrateur n’enregistre que leurs gestes et leurs paroles, il ne se permet aucune incursion dans leur conscience. Le récit est à la troisième personne. « Depuis deux à trois mois, un jeune homme avait fait l’acquisition d’une des plus belles plantations des environs de la ville de Matane. C’était un étranger. » (Une de perdue, deux de trouvées). Cet étranger est venu exclusivement de l’extérieur. S’en tenant strictement à son point de vue, le narrateur s’interdit toute plongée dans la conscience de l’autre.
– La focalisation zéro, enfin, suppose un narrateur omniscient : il sait tout, il voit tout. Contrairement aux deux premières focalisations, celle-ci ne se réduit pas à un seul point de vue fixé d’avance. En focalisation zéro, on peut aussi bien décrire, de l’extérieur comme de l’intérieur, un ou plusieurs personnages. Cette focalisation est exploitée dans la plupart des romans traditionnels. « Que ceux qui connaissent notre bonne cité de Québec se transportent, en corps ou en esprit, sur le marché de la haute ville, ne serait-ce que pour juger des changements survenus dans cette localité depuis l’an de grâce 1757, époque à laquelle commence cette histoire » (Les Anciens Canadiens, Bibliothèque québécoise). Le narrateur domine ici le récit, de la même manière qu’il domine du regard la ville de Québec.
Le temps romanesque
Le temps est un des aspects essentiels du genre romanesque. Il indique aussi bien les changements qui s’opèrent dans une société donnée que la transformation des personnages. Ainsi, dans la Terre paternelle, Patrice Lacombe décrit, par l’évolution dans le temps, la déchéance du père après le legs de sa terre à son fils. Dans Angéline de Montbrun, de Laure Conan, la dégradation psychologique d’Angéline, après la mort de son père, suit le rythme des saisons.
La nouvelle et le conte se distinguent du roman par un traitement différent des éléments temporels. Le rythme se veut plus rapide et tend vers un sommet, un paroxysme; la fin arrivera abruptement (Retour à Val d’Or).
– Dans un roman, la narration peut toutefois adopter plusieurs rythmes, selon que le récit est condensé ou étendu : un fait relativement court peut être raconté en détail, alors qu’un autre, plus long, ne sera qu’effleuré. Il convient donc de faire la distinction entre le temps de l’histoire et le temps du récit.
– Le temps de l’histoire (ou temps de la fiction) est la durée du déroulement de l’action, c’est-à-dire la suite chronologique des faits. Euchariste Moisan, le héros de Riguet dans Trente arpents, est un tout jeune homme au début du roman (1887). On le suit, tout au long de l’histoire, jusque dans la crise économique (1932).
– Le romancier aura à réorganiser le temps qu’il accordera à chacun des événements qui se sont produits dans l’histoire : c’est le temps du récit (ou le temps de la narration. Cette appellation renvoie plus généralement au temps où se situe e narrateur en regard des événements qu’il raconte : il sera antérieur, synchrone ou postérieur à l’histoire). Il confiera ce travail au narrateur qui, selon l’écrivain français Michel Butor, devra « s’attarder sur l’essentiel » et »glisser sur le secondaire ».
Parmi les étapes essentielles que distingue le critique Gérard Genette en ce qui a trait au temps du récit, nous retenons l’ordre et la durée.
– L’ordre constitue la latitude que prend le narrateur avec la chronologie. Comme le temps racontant (le récit) n’est pas toujours parfaitement parallèle au temps raconté (l’histoire), le narrateur aura recours à la rétrospection ou retour en arrière (Kamouraska) et à la prospection ou anticipation (Nord-Sud).
– On détermine la durée en comparant le temps qu’est censé durer une action et le temps qui lui accorde le narrateur. Quatre cas se présentent fréquemment : suspension du temps ou la pause (description, réflexions, etc.); l’omission d’une portion du temps ou l’ellipse; la coïncidence entre le temps de l’histoire et le temps du récit ou la scène (les dialogues entre autres). Le dernier cas englobe deux possibilités : le temps du récit est plus long ou plus court que le temps de l’histoire. Ulysse de James Joyce (romancier, poète, nouvelliste irlandais, 1882-1941, considéré comme l’un des piliers de la littérature contemporaine) qui décrit en plus de sept cents pages les agissements d’un seul personnage au cours d’une journée, illustre bien la première possibilité. Le second cas, que l’on rencontre plus souvent, peut condenser en une seule phrase une journée, voir des années entières : c’est le résumé. Laure Conan nous en fournit un bel exemple : « Quand je pense à cette journée du 19! Quelles heureuses folles nous étions, Mina et moi! » (Angéline de Montbrun). Angéline ne retient de cette journée qu’un sentiment de bonheur.
Mikhaïl Bakhtin : Esthétique et théorie du roman (traduction de Daria Olivier : Le roman, c’est la diversité sociale de langages, parfois de langues et de voix individuelle, diversité littérairement organisée. Ses postulats indispensables exigent que la langue nationale se stratifie en dialectes sociaux, en maniérismes d’un groupe, en jargons professionnels, langages des genres, parler des générations, des âges, des écoles, des autorités, cercles et modes passagères, en langages de journées (voir des heures) sociales, politiques (chaque jour possède sa devise, son vocabulaire, ses accents); chaque langage doit se stratifier intérieurement à tout moment de son existence historique. Grâce à ce plurilinguisme et à la plurivocalité qui en est issue, le roman orchestre tous ses thèmes, tout son univers signifiant, représenté et exprimé.
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