Littérature

Romancier regarde Montréal

Romancier regarde Montréal

Un romancier regarde Montréal

par Rex Desmarchais

Publié dans L`Action Universitaire, avril 1945, revue publiée par l’Université de Montréal.

« Cinq heures et quarante-cinq du soir. Le train de New-York vient de stopper à son quai de la gare Windsor. Des quinze wagons d’acier les voyageurs descendent, vont par grappes, se hâtent vers la sortie.

Des nègres en uniforme et coiffés de casquettes à visière portent les bagages avec leur éternelle obséquiosité des races esclaves.

Parmi les derniers voyageurs, un peu isolé, se détache un homme de haute taille, svelte, de tournure dégagée et élégante. Il porte un feutre noir, un complet gris fer de coupe précise, des souliers en cuir noir. Un nœud de cravate, noir également, accentue la sévérité de sa tenue.

Son bras gauche supporte négligemment un pardessus en léger tweed de nuance vert olive ; sa main droite se ferme sur la poignée d’un moyen sac de voyage en cuir brun aux initiales G. B. Sous le large bord rabattu du chapeau, on discerne mal le visage de l’homme. Assez toutefois pour voir qu’il s’agit d’un visage maigre, creusé sous les pommettes, orné d’un nez un peu long et légèrement busqué. Visage glabre, sauf le menton qu’une barbicheorne de sa fine pointe. De grosses lunettes en corne noire dissimulent les yeux. Il serait difficile de déterminer l’âge exact de cet homme : entre quarante et quarante-cinq ans. À coup sûr, pas plus de quarante-cinq et probablement moins.

L’homme longe sans se hâter les wagons d’acier, s’arrête un moment devant la gigantesque locomotive aérodynamique encore haletante de sa course. Puis, le dernier, il franchit la barrière, traverse le grand hall de la gare, s’immobilise sur le seuil, le nez au vent :

— Ma ville ! Est-ce bien ma ville ? murmure M. Georges Baker. Près de la gare, il reconnaît le vieux temple protestant ; plus loin, vers l’ouest et le nord, l’hôtel Windsor, la cathédrale Saint-Jacques parlent à sa mémoire un langage familier. Mais devant la cathédrale, la mastodonte de pierre qui domine, écrase tout de sa masse de cubes empilés le désoriente.

Et vers le nord, à l’angle des rues Sainte-Catherine et Windsor, il se demande quelle est cette autre masse de pierre qui bouche l’horizon. M. Baker est déconcerté, perdu dans la métropole qu’il explora et connut si bien autrefois. Il fait quelques pas, traverse la rue Windsor, s’engage dans une allée du square Dominion, tourne son regard vers l’est. Au loin il aperçoit, curieusement réduites, les tours jumelles de l’église Notre-Dame. Quatre ou cinq gratte-ciel sertissent dans l’azur leur orgueilleux calcaire et humilient de leur altitude indécente les tours qui régnaient sur la basse ville. M. Baker ignore que ces insolents vainqueurs au squelette d’acier et à l’épidémie de pierre se nomment le Bell, l’Architect, le Royal Bank, le Aldred, faibles imitations de leurs gigantesques frères new-yorkais.

– Hélas ! soupire M. Baker, on a voulu faire de ma ville une copie, une caricature de New-York ! Comment retrouverai- je demain les bons vieux quartiers ?

Que sera devenue leur vie pleine de pittoresque et de bonhomie ?

Et il s’attend à voir béer quelque part une noire gueule de métro, à apercevoir l’armature de fer du tramway aérien qui gronde avec un bruit infernal sur ses rails élevés.

M. Baker erre dans le square. Ce coin de sa ville, il le reconnaît et ne le reconnaît pas, c’est-à-dire que sa physionomie essentielle est demeurée la même alors que plusieurs aspects superficiels ont changé.

L’espace de deux décades semble n’avoir pas notablement touché quelques édifices : la gare et l’hôtel Windsor, le vieux temple protestant et, côté sud du square, des façades en pierre, en brique, forment des points de repère immuables.

Le square garde ses traits généraux : il affiche les mêmes monuments ; les mêmes arbres couronnent de leur feuillage or et rouille les gazons mordus par l’automne, les arabesques des allées au gravier battu des semelles, les bancs verts, hospitaliers à toutes les lassitudes et à toutes les somnolentes songeries des vaincus de la vie.

mtl moments

Montréal Moments. Regard sur Montréal. Image : © Megan Jorgensen.

M. Baker franchit la rue Dorchester et s’assoit sur un banc dans la partie ouest du square. Il pose son sac de voyage, allume un cigare, donne libre cours à ses évocations. Réminiscences toutes peuplées de doux et mélancoliques fantômes. Pour la première fois depuis son départ de Montréal, il y a vingt ans ce soir, l’homme s’abandonne aux souvenirs, est la proie des regrets et des remords. Après une si longue absence, il éprouve la pénétrante douceur de sa ville, H en respire l’air, qui n’est semblable à nul autre parce qu’il est l’air qu’d respirait adolescent et jeune homme.

Pourtant, sa ville, s’d en retrouve les lignes maîtresses, d voit que son visage porte l’empreinte de changements considérables. Les tramways, les automobiles ne cessent de circuler autour du square avec des ronrons et des grincements que l’oreille ne perçoit plus tant elle est faite aux bruits citadins. Presque toutes les façades des magasins de la rue Windsor ont renouvelé leur toilette, ont une mine de nouveauté et de fraîcheur. Les passants défilent sans fin, flots de sens contraires, dans les rues et dans les allées. Le soleil s’est retiré derrière le Mont-Royal. Tandis que la lumière bleue et dorée du ciel se dégrade, passe insensiblement au gris perle et au brun léger, l’ombre se lève de la basse ville pour sa prise de possession nocturne, monte du fleuve sous forme d’une brume insidieuse et conquérante.

C’est l’heure de « l’entre chien et loup ». Soudain, comme à un commandement magique, les réverbères clignotent, tâtent les ténèbres et fixent enfin leurs halos lumineux.

Les montres des magasins s’éclairent, rappelant à la vie un monde qui se perdait dans les ténèbres ; des traits multicolores, des dessins fantaisistes, de hautes lettres de néon multicolore éclatent au-dessus des trottoirs, devant les édifices, sur les toits. La nuit est presque venue mais toutes les variétés de lumières artificielles lui livrent un gai et triomphant assaut.

M. Baker demeure toujours sur son banc, immobile comme une statue. Il savoure son premier contact avec Montréal depuis une aussi longue séparation ; il s’enivre de sa ville retrouvée. Le visage caressé par une brise tiède, il songe les yeux clos : « Demain, je reprendrai mes anciennes explorations dans les quartiers de la ville, je découvrirai des secrets qui se révèlent à l’amour seulement. Ma ville je l’ai beaucoup aimée, il a fallu un éloignement de plusieurs années pour me faire comprendre, comme je le comprends ce soir, toute la force, toute la persistance de l’attachement que j’ai pour elle, du charme qu’elle exerce sur moi. C’est à la suite d’un long séjour à l’étranger que je me sens plus que jamais montréalais, citoyen de Montréal. Et si naïvement fier de l’être !… »

Les deux pages qu’on vient de lire forment le début d’une longue nouvelle que j’ai écrite sous le titre : « De minuit à l’aube ». Comme on le voit par mon départ, je mets en scène un personnage qui rentre dans sa ville natale après une absence ininterrompue de vingt années. M. Georges Baker est canadien-français et se nomme effectivement Georges Boulanger.

Il a anglifié son nom pour des motifs personnels, exposés dans le récit, et parce que cette transformation lui facilitait la vie dans une petite ville des États-Unis.

Mon dessein, en commençant cette nouvelle, c’était de peindre les paysages de Montréal et de tracer une carte de sa géographie humaine. Mon personnage reprenait contact avec sa ville après une longue séparation. Je l’aurais suivi pas à pas, examinant ses impressions et ses réactions, dans tous les lieux et tous les milieux sociaux où il avait vécu, qu’il avait fréquentés, observés, étudiés. En somme, c’était mon expérience personnelle des divers milieux de la métropole que je portais sur le plan de la fiction.

Si j’avais réalisé mon dessein initial, M. Georges Baker-Boulanger n’eût été que mon truchement et un moyen pour moi d’exprimer ma vision particulière de Montréal, les observations et les découvertes que j’ai faites en ses différentes zones, les expériences de tout ordre que j’y ai poursuivies – les unes menées à terme, les autres laissées en plan – en quête, toujours, du document humain, de la vérité humaine appréhendée sur le vif, d’une connaissance plus poussée de l’homme. Si l’on me demandait pourquoi je ne suis pas demeuré fidèle à mon projet primitif et pourquoi j’ai orienté dans un autre sens ma nouvelle, je serais assez embarrassé de répondre.

Pour être sincère, cette réponse, je m’en rends bien compte, comporterait chez moi l’aveu d’une espèce de faillite : soit un manque de courage, soit un manque de maîtrise artistique. Et les deux manques, probablement. Or il n’est jamais agréable de se livrer à ce genre d’aveu.

Il est bien plus flatteur pour la vanité de prétendre que ce n’est pas la difficulté du sujet qui nous a détourné de le traiter mais son insignifiance. Lorsque nous renonçons à un modèle qui décourage nos moyens, c’est une forte tentation que d’affirmer qu’il est indigne de notre attention et de notre effort. Reconnaître que nous lui sommes inférieurs, qu’il excède nos dons, c’est dur pour la vanité (dénommée aussi orgueil) qui sommeille en tout homme ! Un romancier regarde Montréal…

Le romancier, en l’occurrence, c’est moi. Je mesure l’ampleur, la profondeur du modèle, les difficultés internes qu’il recèle ; j’interroge mes moyens, je les éprouve et je me sens saisi d’une sorte de découragement.

J’imagine à peu près ce que pourrait être, ce que devrait être la fresque pour ne pas trahir le modèle, le transposer dans toutes ses dimensions, le traduire dans un ensemble harmonieux qui accorde leur place à tous les détails significatifs, le baigner d’un éclairage qui fait leur juste part aux clartés, aux ombres, aux dégradations de la lumière et des ténèbres…

L’entreprise n’est pas petite ! Je lève les épaules et je la renvoie à plus tard, je la remets à des jours ultérieurs où je disposerai d’une expérience plus complète, d’une maîtrise plus sérieuse de mon art. Je me dis, pour m’excuser et me consoler, que je ne suis pas mûr pour cette entreprise, que je risquerais de gâcher un beau sujet et de déshonorer un modèle qui mérite mieux. Je me réfugie dans les nouvelles et les romans qu’on dit de psychologie pure. L’étude de l’âme souffre tout et, comme personne n’a jamais vu l’âme, on peut croire l’avoir peinte fidèlement et décrite magistralement lorsqu’on a accumulé les traits quelconques, les notations d’une justesse approximative, toutes les divagations qui nous trottent dans la tête et que nous avons tendance à prendre pour des découvertes psychologiques capitales. L’âme étant un modèle invisible, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, on pourra toujours affirmer, sans craindre trop les contradicteurs, que la peinture qu’on en a faite est judicieuse et fidèle ; en tout cas, on pourra toujours soutenir, au pis aller, qu’on a peint non pas l’âme en général mais une âme particulière.

Et personne ne pourra protester contre cette allégation, car il s’agit ici du domaine de l’imagination et de la fantaisie individuelles où chacun peut élever toutes les prétentions et n’est même pas dans la nécessité de les justifier. Si je prétends avoir peint telle âme que je connais, la mienne par exemple, allez donc m’objecter que ma peinture n’est pas fidèle !

Je vous répliquerai par l’affirmation contraire et tout sera dit : lorsque le modèle est invisible ou qu’il existe autant de modèles que de personnes, il est évident que tout portrait pourra toujours se réclamer d’une fidélité scrupuleuse… et invérifiable.

Voilà pourquoi j’estime qu’il est plus difficile de peindre un bout de rue ou un simple poteau de télégraphe qu’une âme : le peintre du poteau peut être jugé mais non pas celui de l’âme ; une peinture prête à la discussion et l’autre y échappe.

Qu’on ne m’accuse pas ici de tomber en un abject matérialisme. Comme modèle pour le romancier, je ne préfère pas le bout de rue ou le poteau télégraphique à l’âme humaine. Je me borne à constater qu’il est plus facile de parler de l’âme que du poteau ; je ne dis pas qu’il est plus facile d’en parler avec pertinence et profondeur.

Ça c’est autre chose ! Sur l’ensemble prodigieux de romans psychologiques purs qu’offre la seule littérature française, faites le compte de ceux qui sont vraiment réussis, c’est-à-dire qui apportent une contribution notable à la connaissance de l’homme intérieur, qui projettent quelques lueurs sur cette âme qu’on fusille de millions de prétendus jets lumineux et qui demeure toujours si cachée, si mystérieuse, si déconcertante dans ses manifestations !

avenue kennedy

Avenue Kennedy. Image : © Megan Jorgensen.

Faites le compte et vous serez étonnés de l’énormité du déchet, des quelques titres de romans qui valent d’être retenus parce qu’ils parlent bien de l’âme et éclairent réellement un peu les abîmes de l’homme intérieur, l’univers chaotique qu’est l’être humain – ce point de soudure incompréhensible et mal soudé peut-être de la matière et de l’Esprit.

Comme personne n’a exploré le fond de l’âme, n’importe qui est toujours justifiable de soutenir qu’il y a discerné n’importe quoi. Et comme l’homme a une formidable faculté d’oubli, des phénomènes psychologiques, vus et décrits, peuvent aisément passer pour des nouveautés et des découvertes surprenantes lorsqu’on les présente de nouveau. Il faudrait une impossible culture et une mémoire surhumaine pour distinguer, dans le domaine de la psychologie, entre les vieilleries remises à neuf et les nouveautés authentiques.

Plus on lit attentivement de romans psychologiques français, par exemple, plus on se rend compte que certaines pseudo découvertes psychologiques des romanciers d’aujourd’hui ne sont, en réalité, que de pauvres redites et que ces découvertes furent faites, il y a un siècle ou deux, par leurs prédécesseurs – qui n’étaient peut-être pas eux-mêmes les véritables découvreurs.

Tout ceci pour dire que, s’il est bien tentant de se livrer au roman de psychologie pure et de peindre l’âme, il ne faudrait pas croire que le portrait que nous en ferons constituera une merveille de nouveauté et d’importance ; encore moins un chef-d’œuvre d’exactitude. Il importe de se rappeler que l’âme humaine est tout ce qu’on voudra et qu’elle n’a de limites pour chacun que les bornes de sa propre imagination.

Il importe également de ne pas oublier qu’on a écrit sur elle un nombre fantastique de choses où quelques aperçus intéressants émergent d’un océan de divagations, de sottises et de niaiseries, répétées d’âge en âge et présentées, à chaque âge, comme des découvertes et des conquêtes sur l’inconnu de la psychologie.

Si l’humanité, d’un siècle à l’autre, se souvenait de ses acquisitions les plus précieuses, elle aurait atteint à un stade plus élevé de civilisation. « L’homme, a dit Charles Maurras, est un civilisé parce qu’il est un héritier ». Je cite cette lumineuse parole du grand essayiste français au risque de passer pour un damnable fasciste (ou fachiste) et d’encourir les foudres des enragés démocrates. J’aime fort les démocrates mais je déteste les enragés et je vois mal comment la rage se concilie avec une conception démocratique du monde.

« L’homme est un civilisé parce qu’il est un héritier. » Il faudrait se souvenir de cette parole-phare lorsqu’on ose aborder le roman de psychologie pure. Ne pas perdre de vue l’héritage afin de s’épargner des travaux inutiles : il s’agit d’ajouter au capital (si l’on peut) et non pas de brasser stérilement, à l’infini, les biens qui le composent, les richesses acquises.

* *

Je demande pardon à mon lecteur : je me suis amusé à une longue digression et j’espère qu’il s’y est amusé avec moi. J’adore la digression surtout lorsqu’elle me permet d’éloigner le moment cruel d’en venir à un propos difficile, à un sujet que j’ai eu l’imprudence d’annoncer et que j’ai promis implicitement de traiter. Mon sujet, il est évidemment contenu en germe dans mon titre et je me dois de ne pas trahir (pas trop) mon titre. Donc :

Un romancier regarde Montréal… Allons ! Comme dit le Poète : Le vent se lève !… Il faut tenter d’écrire ! J’ai beaucoup regardé Montréal depuis environ vingt ans. Regarder, observer, noter ses observations, consigner ce qu’on a compris (ou cru comprendre) dans un carnet, dans un nombre infini d’articles, dans quelques paragraphes fugitifs de romans, c’est une tâche relativement facile et peu compromettante. Mais d’écrire, peindre un visage complet, en rendre rigoureusement l’ensemble en tenant compte de tous les détails et de toutes les particularités qui se marient et se fondent pour composer le tout harmonieux, précis et satisfaisant, c’est autre chose, bien autre chose ! C’est une besogne écrasante, une entreprise redoutable qui exige non seulement une faculté d’observateur aigu mais un don de poète car il ne s’agit de rien moins que d’une recréation poétique qui ne trahisse pas la vérité ou réalité.

Autrement dit : le Montréal matériel, social et psychologique existe et il s’agit pour son romancier de le transposer sur le plan littéraire, de lui conférer l’existence poétique.

boulevard rené lévesque

Boulevard René-Lévesque. Image : © Megan Jorgensen.

Transposition est fidélité sans être copie servile ; elle est synthèse qui doit se préoccuper de tous les éléments dégagés et fournis par l’analyse. Les analyses se sont multipliées en raison du nombre des paysages et des milieux. Il s’agit, dans le travail de synthèse, d’examiner les résultats de chacune, de les faire entrer comme composants de l’œuvre ou de les rejeter comme négligeables ou peu signifiants.

Quels détails ont un sens, quels sont insignifiants ou n’importent guère ? C’est proprement l’art du romancier, sa culture, son goût et son intuition esthétique qui décident. Ce choix des éléments, cette élection des éléments valables et cette élimination des éléments sans valeur, puis leur disposition heureuse qui forme, en définitive, un ouvrage fidèle à la vérité, satisfaisant pour la logique et agréable pour le goût, cela concerne le romancier, dépend de la vigueur de son esprit, de la trempe de son caractère, de la sûreté de son goût.

* *

Un romancier regarde Montréal… Il hésite à entreprendre la peinture du modèle, à brosser la fresque. Il doute de sa force, de ses dons, de son jugement ; il redoute le jugement de ses concitoyens ; il peut redouter les condamnations d’un certain moralisme qui sévit en notre milieu, paraît parfois sommeiller, sort la griffe et montre les dents lorsqu’on le croyait endormi.
Les difficultés inhérentes à l’entreprise lui apparaissent.

* *

Littérairement, Montréal n’existe pas. Si nous disons que notre ville renferme certaines beautés, a du pittoresque et dégage une poésie particulière, nous devons supporter seuls le poids de nos affirmations et de nos jugements. Aucuns témoignages autorisés, nulles affirmations séculaires et consacrées ne nous prêteront leur rassurant appui. Il n’est guère audacieux de parler de la beauté, des charmes et du pittoresque de Paris et des illustres capitales et grandes villes européennes : elles ont une existence littéraire vénérable, reconnue, magnifiée en un grand nombre de livres. Si nous les célébrons, nous n’avons qu’à emboîter le pas à de glorieux devanciers, à suivre une tradition qui guide, inspire, étaye nos appréciations et nos jugements.

Mais que dire de Montréal ? À qui et à quoi nous référer ? Si nous décrivons le parc Lafontaine, on nous objectera que ce n’est pas le Bois de Boulogne ; si nous écrivons qu’à certaines heures de soleil et vu d’un certain point le boulevard Saint-Joseph déroule une belle perspective, on ricanera qu’il n’a rien des Champs-Élysées. Si nous peignons nos églises, nos monuments, nos rues, nos quartiers populaires, notre milieu interlope, notre société ou notre pègre, on nous opposera tous les lieux fameux et tous les trésors artistiques incontestables et incontestés des grandes villes d’Europe et même des États-Unis. Les villes célèbres d’Europe, ce sont ces villes elles-mêmes plus la littérature qui les auréolent et les glorifient. Montréal… ce n’est que Montréal.

Matière littéraire vierge et qui semble redoutable dans la mesure justement où elle est vierge. Elle sollicite le romancier avec un sourire énigmatique et inquiétant :

« Comment me trouves-tu ? Qu’oseras-tu dire de moi ? Personne ne m’a jugée. On a parfois souligné mes laideurs et mes difformités évidentes. C’était là besogne facile et à laquelle des esprits ordinaires trouvaient une petite réputation d’esprits raffinés. Mais personne n’a publié l’inventaire de mes richesses secrètes, de mes trésors cachés, de mes réserves variées et profondes d’humanité. Personne ne s’est hasardé à peindre mes paysages et mes décors, à décrire la diversité de mes quartiers, à dégager les caractéristiques de mes rues, à analyser toutes les catégories sociales que je renferme dans mon sein.

Je rassemble en moi de vifs contrastes et je suis un microscope du monde. Je suis la grande ville à la tête de l’Amérique du Nord et des Amériques. Je ne suis pas n’importe quelle grande ville : ma population se partage entre deux nationalités aux génies nettement distincts et ce partage me confère une physionomie particulière, originale. Je suis le creuset où deux peuples mijotent et refusent de se fusionner et se fusionnent quand même peu à peu à leur insu. N’est-ce pas là un sourd et tragique conflit ?…

Comment me peindras-tu et me décriras-tu, ô romancier, et me jugeras-tu, car ta peinture et ta description seront une façon de me comprendre et de m’exprimer, un jugement ?»

Décrire, peindre, c’est formuler un jugement. Et c’est pour le romancier montréalais, « se mettre au blanc » suivant l’expression populaire, sans le recours possible à des jugements antérieurs : il n’y a aucun risque à prendre Paris, Rome, Vienne, Venise, Madrid pour cadre d’un roman ; il y a tous les risques à prendre Montréal. C’est une ville qui n’est pas fondée en littérature.

* *

À toutes les heures du jour et de la nuit, j’ai exploré tous les quartiers de la ville, tous les faubourgs de la périphérie et de la banlieue. Voici plus de quinze ans que je poursuis cette exploration et je suis loin d’avoir atteint au terme de mes découvertes et de mes surprises.

Chaque retour dans un milieu, chaque nouvelle plongée que j’y fais me révèlent des aspects que je n’avais pas aperçus les fois précédentes. Le romancier à la recherche de l’humain et qui veut connaître tout l’homme ne doit pas s’arrêter aux préjugés, aux convenances et aux exclusivismes qu’on pourrait appeler bourgeois : l’humanité de Montréal ne vit pas que dans les salons des cottages de Westmount et d’Outremont.

J’ai rencontré des types humains intéressants dans les quartiers ouvriers les plus ingrats, dans les milieux interlopes, dans les endroits que les bourgeois nomment avec horreur et effroi les bouges. Pour ne citer qu’un illustre exemple, Paris a, de Villon à Carco, ses poètes et ses romanciers de la pègre.

La pègre parisienne a une existence littéraire, et une existence vivante, haute en couleur. Le monde de la bohème se rattache par des liens subtils au monde de la pègre. Notre bohème et notre pègre n’ont pas plus leurs écrivains que notre bourgeoisie et ce qu’on veut bien appeler notre élite n’ont les leurs. Sur le plan de la littérature romanesque. Outremont n’est pas plus favorisé que le Griffintown, ni la rue Sherbrooke plus que la rue Wolfe ; Notre-Dame-de-Grâce et Côte-des-Neiges sont aussi négligés que le redlight et le bord des quais ; les églises, les monuments, les musées, les bibliothèques, les parcs, les buildings, les grands magasins, les restaurants, les cabarets, les tavernes attendent mélancoliquement leur sacre littéraire. Ils attendent le romancier qui les appellera à la vie littéraire en les prenant pour cadre de son ou de ses romans.

Notre ville a plus de trois siècles d’existence et elle compte un million deux cent mille habitants. Métropole du Canada, espèce d’aimant par rapport au Québec, elle est la plus grande ville au nord des Amériques. Sa population présente cette originalité de se partager principalement entre Canadiens d’origine française et Canadiens d’origine anglaise. Partage qui engendre de perpétuels conflits et d’incessantes fusions, une confrontation quotidienne de deux idéaux de vie.

Balzac n’aurait pas demandé plus que pareille source d’inspiration. Ce n’est pas la source d’inspiration qui est insuffisante.

C’est Balzac qui manque. Mais il est plus consolant pour nous de dire que la source ne vaut rien.

L’Action Universitaire, avril 1945.

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *