Roger Lemelin, homme exceptionnel

Roger Lemelin : Un homme exceptionnel

Par Roger D. Landry, président et éditeur de La Presse, texte publié le 18 mars 1992

Roger Lemelin est décédé le 16 mars 1992 à l’Hôtel-Dieu de Québec. Il aurait eu 73 ans le mois suivant. L’auteur des Plouffe s’est éteint à la suite d’une longue maladie. Atteint d’un cancer de poumon, son était avait nécessité son hospitalisation au cours des derniers jours.

Lorsque j’entrai à la Presse en décembre 1980, dans la perspective de devoir assumer à brève échéance la direction administrative et éditoriale de cette institution, j’y rencontrai un homme exceptionnel. Grand, bien fait, soigneux de sa personne, cultivé, poli et ouvert, il m’accueillit non pas comme un remplaçant, mais comme un héritier auquel il allait céder une succession à la fois lourde et honorable.

Cet homme, c’était Roger Lemelin. Et pour en avoir lui-même pris la charge de dix ans auparavant, in connaissait, de cette succession, toute l’ivresse du prestige qui auréole, mais aussi toutes les responsabilités qui en sont l’inévitable attribut, qui y sont chevillées comme l’âme l’est au corps et sans lesquelles le titre de Président et éditeur du « plus grand quotidien français d’Amérique » se vide de son sens comme de sa valeur, de sa signification.

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De tout cela nous nous sommes souvent et longuement entretenus, dans ces rencontres qui venaient ponctuer, comme autant d’oasis de repos, les heures laborieuses que je consacrais à me familiariser avec les rouages de l’entreprise et à apprendre à connaître ceux qui faisaient mouvoir ces rouages.

Roger Lemelin me fut à cet égard un mentor de premier ordre. Au-delà de ce caractère primesautier qu’il tenait de son état de romancier, il entretenait un sens de l’humain d’une grande finesse, une connaissance profonde des individus et de leurs motivations et une sagesse, je dirais innée, à l’égard des adversités comme des erreurs commises de bonne foi. « C’est humain », disait-il à ce dernier sujet, avec ce sourire qui excusait tout, sauf la malveillance et la lâcheté.

Un grave accident en aura fait un écrivain

Adolescent, Roger Lemelin, qui restera comme l’un de nos grands romanciers populaires, s’était d’abord destiné à une carrière d’athlète.

Pour un garçon sans éducation, issu d’un milieu modeste – le faubourg ouvrier de Saint-Sauveur, à Québec, où il naquit en avril 1919 – fils aîné d’une famille de dix enfants, le sport était une façon idéale de se distinguer. Mais au moment des essais olympiques, un grave accident de saut à ski broie la cheville du jeune homme alors âgé de 18 ans et anéantit ses espoirs.

D’abord confiné au fauteuil roulant, puis obligé de se déplacer à l’aide de béquilles pendant six ans, parce que sa famille n’a pas les moyens de lui payer une intervention chirurgicale, Roger Lemelin, qui a découvert les joies de la lecture à huit ans, se met alors à écrire, sans toutefois penser à faire une œuvre.

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Mais son premier livre publié, en 1964, Au pied de la pente douce, connaît immédiatement un très vif succès, est traduit en plusieurs langues et marque le paysage littéraire québécois. L’accueil fait à ce livre incite Lemelin, prolifique, à poursuivre son œuvre. Les Plouffe paraît en 1948, suivi, en 1949, d’un recueil de nouvelles peu connu, Fantaisies sur les péchés capitaux, et de Pierre le Magnifique. En 1952.

Les obligations familiales déjà présentes – Roger Lemelin aura cinq enfants – le travail à la télévision, la carrière d’hommes d’affaires et ensuite de président et éditeur de La Presse feront que le romancier se taira ensuite pendant plus de deux décennies.

Mais d’abord, de 1948 à 1952, Roger Lemelin, comme son personnage Denis Boucher, devient journaliste, pour les prestigieuses publications américaines Tome, Life et Fortune.

Au cinéma, en 1952, il scénarise L’Homme aux oiseaux, court métrage comique réalisé par Bernard Devlin et qui contribuera à l’affirmation des cinéastes francophones.

roger lemelin
Roger Lemelin dans les années 1980. Portrait de l’époque, image libre de droits.

Nombreux honneurs

Es honneurs particulièrement nombreux, se succèdent rapidement au début, mais vont s’échelonner sur toute la carrière de l’écrivain. Juste avant la parution des Plouffe, il est boursier des fondations Guggenheim et Rockefeller, et il reçoit l’important prix David en 1946. Il sera aussi, à 30 ans, le plus jeune membre élu de la Société royale du Canada. Son œuvre est couronnée par l’Académie française et a aussi reçu le grand prix de Paris. En 1965, il sera tout étonné, parce qu’il ne publie pas à ce moment, de recevoir la médaille de la langue française de l’Académie française.

Avec fougue, Roger Lemelin se portera d’ailleurs souvent à la défense de la langue française, fustigeant en maintes occasions le « joual », notamment lorsqu’il sera admis à l’Académie Goncourt en 1974 à titre du membre étranger. Cet autodidacte qui a dû quitter l’école en huitième année a reçu deux doctorats ès lettres honorifiques. L e premier de l’Université de Sudbury en 1976, et le second de l’Université Laval le 20 juin 1992. L’année suivante, il est élu au Temple de la renommée de la presse qui reconnaît les mérites exceptionnels dans le domaine des communications.

En 1980, il reçoit le titre de Compagnon de l’Ordre du Canada, la plus haute distinction civile du pays pour son importante contribution à la littérature canadienne et l’année suivante, l’Association des écrivains canadiens lui remet un parchemin pour honorer sa contribution à la littérature canadienne.

En 1989, pour son apport exceptionnel au développement de la société québécoise, on lui décerne l’Ordre national du Québec. Finalement, en 1990, on le fait Chevalier de la Légion d’honneur, en hommage à sa contribution à la culture française.

Les Plouffe

En s’inspirant de ses deux premiers romans, les plus connus, Roger Lemelin écrira l’équivalent de 100 pièces de théâtre en trois actes. C’est pour l’immensément populaire série télévisée Les Plouffe. Elle tiendra l’antenne à la fois en français et en anglais à travers tout le Canada pendant six ans. Un exploit, après avoir été d’abord présentée à la radio pendant trois ans.

Dans les années 1950, plus de 4,4 millions de téléspectateurs suivront chaque semaine les péripéties de la vie quotidienne d’une famille québécoise typique de la classe ouvrière.

Un autre téléroman au début des années 1960, gardant plusieurs personnages des Plouffe, s’intitule justement En remontant la pente douce. Sous le titre Viva Valdez, on adapte les Plouffe aux États-Unis en 1975. Cette version met en scène une famille mexicaine.

En 1973, on rendra publique la destruction des enregistrements des Plouffe. Ce fait fera grand bruit. Roger Lemelin était déjà au courant depuis quelques années, mais il déplore : « C’est un peu comme détruire des vieux films de Chaplin. En fait ces émissions appartenaient aux archives de l’histoire de la télévision canadienne ».

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Au début des années 1980, le tournage du film de Denis Héroux et du réalisateur Gilles Carle, qui collabore avec Roger Lemelin, pour le scénario, relance l’intérêt pour les Plouffe. Le film, très ambitieux, au budget de plus de 5 millions, alors le plus important de l’histoire cinématographique du Québec, remporte beaucoup de succès.

Ce retour de célèbre famille incitera d’ailleurs Roger Lemelin à écrire, en s’inspirant d’un fait divers, la suite de son roman, 35 ans après la partition des Plouffe et 20 ans après son plus récent roman.

Ce sera, en 1982, Le crime d’Ovide Plouffe, dont l’action commence en 1948. Dans une série de 14 émissions, à Radio-Québec en 1984, Roger Lemelin commentait, pour un auditoire d’étudiants, ce dernier roman qui a lui aussi été l’objet d’une adaptation cinématographique et également l’objet d’un mini-scandale.

Homme d’affaires averti, Roger Lemelin frappe en effet un grand coup en offrant à rabais son nouveau livre dans les supermarchés Provigo, au grand déplaisir des libraires. Mais le livre se vend à plus de 50 000 exemplaires.

En 1980, il y aura aussi eu un livre de souvenirs épars, La culotte en or, et un recueil de texte divers, billets, articles, éditoriaux et conférences, Les voies de l’Éspérance, composés depuis juin 1972, c’est-à-dire depuis le moment où M. Lemelin devenait président et éditeur de La Presse, poste qu’il devait occuper jusqu’en 1981, en créant entre autres un prix littéraire important décerné pendant quelques années.

plouffe Roger Lemelin
Les Plouffe. Roman. Couverture.

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