
Au Royaume de la morue
Par Jean Flahault
La morue est une puissance… économique. Ce n’est pas, à vrai dire, une puissance de premier ordre, comme le charbon, le pétrole ou le sucre; c’est une puissance qui décline et si elle pouvait risquer, 11 n’y a pas encore bien longtemps, de soulever des conflits internationaux – se rappeler la question du « French Shore » à Terre-Neuve, – il semble bien qu’on ait réussi à l’écarter du terrain politique… si j’ose ainsi m’exprimer.
La morue, dans mon enfance, m’était profondément antipathique. Nous lui devions l’huile de foie de morue qui, en dépit de toutes les émulsions n’est jamais très appétissante. Nous lui devions aussi le cabillaud, la morue salée et d’autres aliments d’une valeur diététique indiscutable mais d’un attrait fort contestable. Si la démocratie, à la fin du XIXème siècle, utilisait largement les services de la morue, elle ne l’auréolait pas d’une grande popularité!
Avec Pierre Loti, la morue pénétra dans la littérature et, grâce à « Pêcheur d’Islande » on lui fit bon accueil. Par les lettres, elle acquit la noblesse de robe.
Et voilà que l’autre année, je suis allé la voir chez elle, pour ainsi dire. J’ai respiré à plein nez son parfum pénétrant, j’ai foulé des grèves où le flot raconte inlassablement, en roulant des têtes, des queues et des entrailles, le sort tragique d’innombrables morues; j’ai côtoyé les rangées de vignots où les victimes séchaient au soleil sous les insultes de nuées de mouches; j’ai glissé sur des foies épuisés; j’ai subi l’oppression de la morue comme on a, en Bretagne, l’obsession de la sardine. Bref, je suis allé en Gaspésie. Mais la morue y tient tant de place, qu’une description de la Gaspésie d’où elle serait absente, manquerait d’un trait essentiel: elle est la « couleur locale » de la Gaspésie, et la principale ressource de ses habitants.
Cela dit – non pas pour brosser le fond du tableau mais pour en reconstituer… l’atmosphère, – je vais essayer de vous décrire un paysage de Gaspésie.
De Québec à Sainte-Anne des Monts il y a, je crois, deux cent quatre-vingts milles. Le Gaspesia met un jour pour les franchir. Nul ne s’en plaint car on se trouve très bien à bord. Le temps est superbe, la nourriture convenable, le personnel obligeant et les passagers intéressants. La Cie Clarke en eût souhaité une liste plus longue mais notre égoïsme se félicite, légitimement sans doute, que la place, sur les ponts, très exigus, ne nous soit pas trop parcimonieusement mesurée.
Partis de Québec à sept heures du soir, nous avons vu tomber le crépuscule sur le fleuve majestueux et paisible. La nuit est venue avec son ciel étoile, et longtemps, dans l’obscurité, nous avons guetté, tout en causant, la lueur des phares et suivi des yeux sur la route qui longe la côte, les faisceaux de lumière des automobiles.
Le lendemain matin, nous avons vu de loin, Rimouski noyé dans des fumées grises; nous avons reconnu Pointe-au-Père et deviné Sainte-Luce-sur-Mer dont on nous a vanté la plage de sable. Le Gaspesia fait régulièrement son petit bonhomme de chemin; les heures passent calmes et liquides dans un doux farniente et l’on sent avec le repos, le bien-être se glisser dans nos veines, tandis que la brise tempère l’ardeur du soleil. Les heures glissent doucement et vont se perdre sans fracas dans notre passé. A la vérité l’on commence à se lasser un peu du paysage, assez uniforme des paroisses de la côte sud. Mais voici que le cap Chat, avec sa silhouette pittoresque d’animal accroupi, presque parallèle à la côte, la tête tournée vers l’ouest, vient marquer un changement de spectacle assez net; la falaise, plus tourmentée, avec des bosquets dévalant par endroits jusqu’au flot, les monts Nontre-Dame fermant l’horizon du côté de la terre, les vallées profondes s’enfonçant en serpentant vers l’intérieur font un tableau plus romantique que les terres cultivées de Sainte-Flavie ou de Sainte-Félicité; allongées toutes pareilles, perpendiculairement au fleuve, avec la ferme au bord de la route D’ailleurs, notre vapeur s’approche de la côte qui semble s’animer parce qu’on en voit mieux les détails. Il se produit en nous comme un réveil attendu: la Gaspésie commence, avec ses solitudes sauvages et quasi vierges, car on y trouve de population que sur le pourtour de la péninsule, le long du chemin maritime.

Des pêcheurs de morue. L`Action universitaire, mai 1935.
Des chaloupes assez larges, bien assises sur la vague, munies de moteurs à pétrole, se détachent de la côte et viennent à notre rencontre. Nous stoppons ; on mouille l’ancre. Les cabestans se mettent à tourner; les marchandises sortent des cales, les poulies grincent et chaque embarcation reçoit sa part des colis de toutes sortes que nous apportons. Les hommes qui montent ces « barges » sont jeunes, forts, bien découplés; ils ont le regard franc et l’air dégourdi; ils plaisantent un moment avec l’équipage, en majeure partie recruté dans ces parages, puis tour à tour ils regagnent la terre. Le Gaspesia, en guise d’adieu, fait entendre sa sirène; on relève l’ancre et nous nous dirigeons sur Sainte-Anne des Monts, à dix milles de là.
Sainte-Anne des Monts est un assez gros bourg qui possède une jetée où notre bateau peut accoster. Nous franchissons allègrement la passerelle pour faire à terre une courte promenade. Les cloches sonnent la fin d’un ofifice; un flot d’hommes et de femmes, des groupes de jeunes gens et de jeunes filles sortent de l’église; ils s’attardent un instant au bord de l’eau, éblouis par la splendeur du soleil couchant. La mer est sanglante; les collines rougeoient; les vitres de la Seigneurie renvoient la lumière incandescente et la maison qui se pare de ce nom de « Seigneurie », un tantinet prétentieux pour ses dimensions, semble un instant la proie des flammes. Cet incendie sans fumée s’éteint vite.
Le soleil a disparu derrière l’horizon; le ciel se décolore, des teintes grises l’envahissent; elles s’assombrissent: c’est le crépuscule. Le flot bat doucement la grève; les mouettes qui s’étaient posées sur l’eau, un peu à l’écart comme pour se reposer, s’envolent brusquement en poussant des cris rauques.
C’est que le Gaspesia vient, d’un coup de sirène, de déchirer le silence. On nous appelle. Nous pressons le pas. A peine sommes-nous à bord qu’on largue les amarres; l’hélice tourne… Nous partons.
Il ferait bon, semble-t-il, s’attarder dans ce havre paisible, remonter la rivière, courir les bois, gravir les pentes, communier avec ce terroir, en découvrir les vertus cachées. Nous n’y avons guère passé qu’une heure, et déjà Sainte Anne des Monts nous a charmés. Les campagnes nous ont paru accueillantes, compatissantes, avec un délicate réserve que marquait le mystère des montagnes élevées aperçues à l’arrière-plan et qu’on voit mieux maintenant que nous avons repris le large.
Il me faut maintenant me contenter de nommer quelques escales : Mont-Louis, deviné dans la nuit, au pied des hauteurs ténébreuses qui paraissent nous encercler; Grande-Vallée nous présentant ses maisons proprettes au grand matin; Grand-Étang où l’on ne voit presque rien que la nature sauvage; la Pointe à la Renommée avec son phare et ses dépendances, bâtiments coquets, pimpants, faisant contraste avec de sordides cabanes de pêcheurs, groupées sur la côte au pied d’une falaise inhospitalière; Cloridorme, au nom étrange.
Pas une voile en mer: toutes les barques sont à moteur!
– « Maman, les p’tits bateaux qui vont sur l’eau, ont-il des jambes?
– Mais non, petit bêta, ils ont des moteurs… que l’on ne voit pas ».

Village d’été des pêcheurs. L`Action universitaire, mai 1935.
Si la morue règne en Gaspésie, il y a près du domaine royal, de grands fiefs où elle n’exerce pas sa souveraineté. Les plus importants, à ce qu’on m’a dit, sont le bassin de Gaspé où le saumon rêve d’autonomie – et le baie des Chaleurs où le homard lutte pour la défense de ses droits. Homard, saumon, morue, quelles que soient leurs aspirations particulières, ont un ennemi commun, puissant et perfide, l’homme, ingénieux et rapace, qui, non content d’exploiter le sol et le sous-sol des continents, veut encore soumettre à son tribut les profondeurs de la mer.
Je ne décrirai pas le célèbre bassin de Gaspé ni la blanche plage d’Haldimand, pas plus que je n’ai dépeint la grève noire de Rivière-aux-Renards ni que je ne dessinerai le rocher de Percé, les Trois Sœurs et la Table à Roland, ou plus loin, faisant face au Nouveau-Brunswick, la rouge arène de Carleton aux pieds des monts Tracadigèche.
Faire un beau voyage, c’est chose charmante; le raconter, besogne ingrate. En lire le récit, c’est parfois une épreuve que l’on souhaite courte. Laissez-moi dire, en terminant, qu’assurément la Gaspésie vaut la peine d’être vue, sans hâte, – et vous souhaiter de l’aller voir bientôt, si vous ne la connaissez pas encore.
Jean Flahault
(L`Action universitaire, vol.2, numéro 6, mai 1935)
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