Un baptême, par Marcel Nadaud

Déniché dans La Canadienne. 1920, volume 1, numéro 1.

(L’aviatik – type d’avion allemand)

Un baptême (Par Marcel Nadaud) Un épisode de guerre qui garde son charme même en temps de paix.

– Messieurs, demain, réveil à quatre heures. Départ au petit jour. Nous prendrons notre hauteur sur Épernay. Puis, nous passerons les lignes ici, en évitant la forêt que vous voyez.

L’index du capitaine court sur la carte, i-t sur notre carnet nous notons les objectifs à bombarder.

– Cent vingt litres d’essence. Donnez des ordres à vos mécanos. Bonsoir.

Puis, sur le point de sortir et nous désignant un soldat qui l’avait accompagné :

– J’oubliais. Je vous présente le caporal pilote M. qui est arrivé ce soir de la Réserve Générale sur un appareil neuf. Il fait désormais partie de notre escadrille. À demain.

Nous serrons la main au nouveau venu, un jeune homme frêle, à l’air très doux, un peu trop « fillette » à notre gré.

Nous l’invitons à partager notre whiskey sans soda – hélas – et à prendre une place, à notre poker. Il s’y refuse courtoisement, avec des mots extrêmement aimables, mais très fermement.

– Encore un type à chichis! » ronchonne V, atrabilaire depuis qu’il a raté son dernier aviatik.

– Un fils a maman, qui va le faire à la pose, – murmure J. dont le froid a réveillé les rhumatismes, et qui a l’arthritisme particulièrement amer.

Pour couper court, nous nous mettons à jouer, et l’on n’entend plus que le froissement des cartes, le tintement des sous, – nous ne sommes pas millionnaires, – le pétillement d’un feu de pins qui sent bon et ta chanson de la bouilloire pour confectionner le grog aux grippés. Notre nouveau camarade s’est assis, a tiré, de sa poche un livre qu’il parcourt sans plus se soucier de nous.

Cette attitude nous irrite un peu. Nous sommes habitués aux camarades expansifs, qui, arrivant de l’arrière, sont heureux de déballer d’un seul coup tout ce qu’ils savent, tout ce qu’ils ont appris, de nous jeter en pâture les derniers potins de la Chambre et des coulisses, dont nous sommes si friands, et que nous dégustons en véritables gourmets.

– Pas rigolo le nouveau!… Sais-tu ce qu’il lit?

– Demande-le-lui. . Ça sera une façon comme une autre de prendre langue.

V. profite d’une halte de poker pour s’adresser a lui :

– Vous lisez sans doute le nouveau-né de René Benjamin ou Le sens de la Mort, de Bourget?

– Non, non. Un vieux livre – Le  chambre blanche, de Bataille… des vers.

– Des vers ! … vouz pouvez lire des vers a la guerre! S’éclaffe V. avec un mépris non dissimulé.

– Pourquoi pas?. D’ailleurs c’est la première fois que je viens au front… J’ai passé mon brevet militaire il y a trois semaines.

– Eh  bien! mon cher, vous n’avez pas choisi le filon de venir en escadrille de bombardement, ça n’est plus l’école… Fini Étampes… Avord ou Juvisy. Ici il y a les Boches, et ils nous sonnent, c’est un plaisir!

– Je ferai mon possible, – réplique le nouveau fermement.

Canon de l'île Ste-Hélène
Un canon du Fort Stewart sur l’île de Sainte-Hélène. Photo de GrandQuebec.com

Son assurance choque un peu. Faut-il l’avouer, les vieux pilotes, dont plusieurs ont fait la campagne depuis le début, apprécient le jeune pilote qui, dès l’arrivée, demande des renseignements, des tuyaux, les obligeant ainsi à raconter leurs aventures aériennes, quelquefois leurs exploits.

On a beau être modeste… on aime bien montrer qu’on n’a pas eu peur du danger; on se plait à décrire les péripéties d’un combat qui vous a valu votre palme.

II est énervant ce jeune camarade avec son mutisme, son jemenfichisme !… S’il était encore un vieux de ta vieille, une croix de guerre, mais un gosse – une classe seize au moins- qui sort de l’École, qui ne connaît pas les mystères du poker et méprise le whiskey! Sa presse est mauvaise, il n’y a pas à le lui dissimuler et c’est mollement que nous lui serrons la main en allant nous coucher.

Cinq  heures. Le terrain de départ. Vent du Nord, gelée blanche. Nous battons la semelle. Les phares à acétylène braqués sur les appareils éclairent les mécanos occupés aux derniers préparatifs.

Le ciel pâlit, blanchit vers l’Est, vers les Boches. Le capitaine descend de son auto :

– Notre escadrille partira la première; chacun par grade et ancienneté comme d’habitude…

– Et moi, mon capitaine?

C’est notre jeune et peu communicatif camarade qui a parlé.

– Vous? Mais vous allez faire quelques vols d’essai, puis quelques bombardements de lignes. Alors vous pourrez prendre part aux grands raids.

– Mon capitaine, je vous serais reconnaissant de m’accorder la faveur de partir aujourd’hui avec l’escadrille, ça sera pour moi le meilleur des apprentissages.

Un temps d’arrêt; le capitaine le dévisage, puis:

– A votre aise. Je ne puis vous refuser d’aller vous battre. Votre appareil est prêt?

– Oui, mon capitaine…

Le jour se lève… Devant nous, nos oiseaux sont al lignés comme pour une parade; celui de notre camarade le dernier. Tout à coup nous regardons tous et nous pouffons… Sur  le devant  de  sa   carlingue s’étale en  lettres dorées un nom de femme: « Berthe ».

II faut dire que nos chefs nous laissent la latitude de baptiser nos coucous. Nous avons à l’escadrille le clan des fantaisistes avec: Madeleine-Bastille, Mais j’vais piquer. Pan…dans l’œil, celui des sérieux avec: Quand même !, Alsace, La Revanche, mais bien que souvent nous ayons été tentés de mettre nos appareils sous la protection d’un nom chéri, nous n’avions jamais osé.

Le capitaine fronce les sourcils et bourru :

– Berthte ! Berthe ! Si chaque pilote colle le nom de sa bonne amie sur sa carlingue, ça n’est plus une escadrille que j’aurai l’air de commander! Vous m’avez compris!

Puis narquois:

– Eh bien! Allez donc la faire baptiser votre « Berthe. » Messieurs les Boches ne manqueront pas de vous envoyer les dragées d’usage. Nous exultons, satisfaits que le nouveau ait reçu une bonne leçon.

C’est un petit crâneur! Il ne doute de rien. Ça n’a jamais survolé les lignes et ça se permet d’inscrire le nom de sa poule sur son oiseau!

Le jour s’est levé, blafard, livide, comme s’il avait passé une bien mauvaise nuit; là-bas, il se farde légèrement de rosé. Il a raison de se refaire une beauté.

Départ. Un peu avant le capitaine m’a appelé et m’a confié :

– Pendant le raid, veillez sur le nouveau. Je lui ai donné un vieux bombardier, mais ça ne fait rien. Ayez-le à l’œil. Il est idiot, ce gamin, avec sa « Berthe », mais ça n’est pas une raison pour le laisser dans l’embarras.

– Compris.

Quelques minutes plus tard, en compagnie de V., mon fidèle bombardier, nous volions dans le   sillage du nouveau. Vent de côté gênant, quelques remous au-dessus des bois.

– Pas maladroit, « Berthe ».

– Qui… virages corrects…

La traditionnelle montée… 2,400 mètres… Fusée… Nous passons les lignes. Canonnade …Flocons blancs, flocons noirs. Ils nous serrent de près aujourd’hui leurs artilleurs, mais nous ne pensons guère au danger… Nous regardons « Berthe » qui tient le coup superbement.

Il n’a pas les foies! – Ah! le bougre!… Il sait en tâter !

Arrivée sur l’objectif… Repérage… lâchage de bombes… en route pour la France!

Le nouveau nous épate littéralement; un sang-froid remarquable qui se traduit par une tenue parfaite de la ligne de vol.

Nous sommes confondus et un peu dépités, si confondus et si dépités que nous ne voyons un aviatik qui nous a pris en chasse qu’après avoir entendu et reçu la première salve de sa mitrailleuse. Conversation rapide et animée « chez-nous. »

– Nous sommes propres!

– Tu ne l’as donc pas vu?

– Je regardais le nouveau…

– Droit dessus…

– Attention… Je piquerai brusquement pour passer dessous…

– Ce coup-ci, je ne te rate pas…

– Amen!

Manœuvre sous les balles… Je pique. L’aviatik est au-dessus de nous et reçoit en passant une salve bien soignée de V.; il paraît touché dans ses œuvres vives, car il plonge en vitesse.

– Il en tient!… Il en tient, – hurle V. qui entame un cake-walk de réjouissance, puis brusquement:

– Zut!Un autre!

– Quoi?

– Un autre aviatik!… Ah! Je ne joue plus! Ils exagèrent!

Ça commence a être moins drôle. Beaucoup moins  drôle. La manœuvre pour faire face à l’aviatik nous a séparés des camarades. Enfin, allons-y.

Nouvelle manœuvre, qui réussit V., encouragé par son récent succès, vise soigneusement, comme au stand. Tac… tac… tac.., tac… tac…, puis il s’arrête. « Tire… mais tire donc, animal!… Elle c’est enrayée!

Ça va de moins en moins bien… Je me cramponne au manche et commence un série de virages excentriques pour dérouter l’adversaire, tandis que V. délaissant sa mitrailleuse inutile, continue courageusement la lutte à coups de carabine, mais elle est par trop inégale: nous sommes  encore  à une quinzaine de kilomètres des lignes; c’est au minimum dix minutes à tenir, dix siècles !

– C’est pour aujourd’hui, le pain KK! crie V., blême de rage; puis, subitement:

-Un copain!… Un copain!… Ils ne nous ont pas encore!…

– Un monoplan?

– Non, un biplan! Il a le vent pour lui… Il arrive!… Il arrive! Ah! chic!… chic!.

À notre gauche, un biplan vient à tout allure à notre secours. A un mille mètres, il engage déjà, le combat, l’aviatik nous abandonne et se porte au-devant du nouvel adversaire.

Combat, merveilleux combat, auquel nous assistons presque impuissants. Les mitrailleuses crépitent. Cocardes tricolore contre croix noires. Nous sommes angoissés, haletants. Bravo ! Hurrah ! Le Boche est touché ! Il vire de bord, à moitié déséquilibré, et fuit comme un oiseau blessé.

Impossible de le poursuivre: nous sommes encore sur les Boches qui recommencent à nous arroser sans crainte de toucher leur avion. Belle journée! Deux ennemis en déroute, mais nous ne pensons pas à la victoire.

Nos cœurs vont à ceux qui nous ont sauvés, dans un élan de reconnaissance et d’admiration.

Qui est-ce ? Nous nous rapprochons de sa carlingue. Je regarde.

– Berthe ! C’est Berthe ! C’est le « nouveau » qui nous a sauvés.

V. et moi, nous échangeons un long regard sans parler, mais nous nous sommes compris : le remords. Un remords immense nous étreint, et c’est l’oreille basse qui nous regagnons notre atterrissage.

À l’arrivée, en deux mots, les camarades sont mis au courant. Stupeur, puis enthousiasme débordant, et quand le « nouveau » vient se poser, le capitaine en tête, nous nous portons à sa rencontre au pas gymnastique.

V. et mot escaladons sa carlingue et sans façon l’embrassons, mais lui, avec un charmant sourire, nous écartant doucement :

– Faites attention, messieurs, je suis légèrement blessé, – et il nous désigne ton bras gauche d’où coule un mince filet de sang.

Son bombardier explique d’une voix hachée :

– Merveilleux!… Il est merveilleux! Vous entendez, C’est un as ! C’est lui qui  vous a vu en danger, et qui d’autorité, a mis le cap sur vous. Blessé, il a gouverné sans une défaillance. C’est un as.

Avec d’infinies précautions nous l’enlevons de son appareil, et son bras blessé vient, en frôlant l’extérieur de la carlingue, laisser une trace sanglante sur « Berthe » sur ce nom que nous avions tellement blagué, et le capitaine avec émotion :

– Vous venez de le baptiser avec votre sang, mon jeune camarade. Son nom lui restera . Vous l’avez gagné. Ça fera plaisir à votre petite amie !

Et le « nouveau », avec un sourire de fillette, un peu crispé par la douleur :

– Ça fera surtout plaisir à ma maman, mon capitaine, car « Berthe », c’est le prénom de ma maman!

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