Histoire de Téo et Marie-Ange

Histoire de Marie-Ange Lafontaine et Téo Sparvieri

(Extrait du roman « Monica la Mitraille » de Georges-Hébert Germain).

Téo Sparvieri et Marie-Ange Lafontaine s’étaient connus au cours de l’hiver 1937, sur la patinoire du petit parc Fullum. Marie-Ange, à seize ans, était très certainement la plus belle et la plus croquable fille du Faubourg-à-Mélasse. Elle dansait à merveille toutes les danses connues, de la valse au fox-trot en passant par le charleston, et elle était capable, si un bon danseur l’accompagnait, d’improviser sur n’importe quel rythme. Elle avait même remporté des prix lors des grands concours de danse dont les finales se tenaient à la salle Saint-Denis.

Ses parents n’aimaient pas qu’elle fréquente ce genre d’endroit. Elle y allait quand même. Elle dansait soit avec son frère Julien, soit avec un gars du quartier, Jean-Marie Gauthier, que tout le monde appelait Tapette et qui ne s’en formalisait aucunement. C’est avec lui qu’elle patinait, un soir plutôt doux de janvier, lorsque Téo l’aperçut pour la première fois. Il fut vite séduit par tant de grâce et de beauté, ces yeux d’un bleu très foncé, ces cheveux caramel dont les mèches bouclées sortaient du capuchon bordé de lapin blanc, ce sourire. Téo avait vingt ans et déjà une assez bonne expérience avec des femmes, un bagou à tout casser, un charme puissant qu’il mit tout entier au service de son entreprise de séduction. Deux jours plus tard, le foudre avait éclaté dans le cœur de la belle Marie-Ange.

Ils se sont mariés à l’automne, au grand désespoir des parents Lafontaine. Téo Sparvieri n’avait pas de vrai métier. Et même si la crise économique et le chômage s’étaient considérablement résorbés au cours de la dernière année, il n’avait toujours pas de travail.

Et il semblait évident qu’il n’en cherchait pas. Mais Marie-Ange ne voulait rien entendre, ni les pleurs de sa mère ni les menaces de son père. Ils ont vite compris qu’ils n’avaient pas le choix. S’ils refusaient, elle aurait fugué. Elle était amoureuse, brûlant d’un amour total, dévorant.

Le père Lafontaine était couvreur. Armand Lafontaine : couvreur, goudron et gravier, bardeaux de cèdre et d’asphalte, métal en feuilles. Il proposa à son gendre de s’associer à lui, il l’équipa (outils, tablier, bottes et gants) et, malgré la méfiance naturelle qu’il éprouvait à son égard, lui avança quelques semaines de salaire. Il allait découvrir que Téo était remarquablement habile de ses mains. Il savait tout faire, naturellement, avec une déconcertante facilité. Tous les métiers manuels, depuis le le pliage de la tôle jusqu’au tricot. Il savait fixer les bardeaux ou les tuiles aux voliges, préparer les feuilles de cuivre pour les adapter aux solins, étendre le goudron sans bavure, biseauter les bardeaux, etc.

Le matin de ses noces, il avait même recousu le bas de la robe d’Hélène, la petite sœur de Marie-Ange. Il savait instinctivement travailler le métal, le bois, même les os des animaux et des gens… Il était capable de déboîter un chat et de le remettre sur pattes sans que celui-ci en souffre le moindrement. Il s’était acheté un livre illustré et connaissait le nom latin de la plupart des os du corps humain. Les gens du quartier faisaient souvent appel à lui pour replacer un membre démis, soigner une foulure, une fracture. Après chacune de ses interventions, on lui demandait : « Combien je te dois, Téo? », et il devait répondre : « Rien », parce qu’il n’avait pas le droit de pratiquer. Et on lui donnait ce qu’on pouvait, un ou deux dollars, une pièce de vingt-cinq cents, de dix cents, ou rien.

Mais bien qu’il fût plus qu’agréablement surpris, le père Lafontaine ne s’est jamais réellement pris d’amitié pour son gendre. Quelque chose en lui, qu’il ne pouvait nommer, lui déplaisait. Peut-être, cette trop grande assurance qu’avait Téo en toutes choses, cet air d’avoir toujours tout compris. Peut-être aussi tout simplement le fait qu’il lui avait ravi sa fille aînée. Mais celle-ci était si heureuse et, depuis quelque temps, Téo semblait si sérieux et persévérant que le beau-père décida, envers et contre lui-même, de tout faire pour l’aimer comme un fils. Il lui offrait de temps en temps une bière, lui prêtait son camion quand il voulait sortir avec Marie-Ange, le payait bien, lui parlait comme à un ami, un confrère, l’intéressait à ses projets.

Il voulait grossir. Bientôt, ses deux garçons, Julien et Laurent, pourraient se joindre à eux. Ils iraient alors décrocher de plus gros contrats. Peut-être même qu’ils pourraient couvrir les toits de la maison des sœurs du Bon-Pasteur, rue Fullum, et de la prison des femmes, qui avaient tous deux bien besoin d’être retapés, comme celui de l’église Saint-Vincent-de-Paul, rue Sainte-Catherine. Téo, qui parlait bien, qui n’avait pas froid aux yeux, pourrait aller rencontrer les religieuses et les gros clients, pour négocier.

Le père Lafontaine, rêveur et vaillant, parlait peu. Il préférait souvent ronger son frein en silence plutôt que de dire tout haut ce qu’il pensait, car il cherchait trop longtemps ses mots et, après coup à, n’était jamais satisfait de ce qu’il avait dit. Il était, en fait, tout le contraire de son gendre Téo, hâbleur incorrigible, possédant du charme et de l’entregent comme pas un.

Téo allait régulièrement à la taverne Frontenac, où il ne commandait jamais à boire. Il parlait, allait d’une table à une autre, faisait rire tout le monde, jusqu’à ce que l’un ou l’autre de ses compagnons lui offre un verre, que Téo finissait par accepter après s’être fait un peu prier, avoir laissé sentir à l’autre que c’était bien pour lui faire plaisir. Et l’autre, le lendemain, se jurait que c’était la dernière fois qu’il payait à boire à Sparvieri, jusqu’à ce que, quelques jours plus tard, Téo revienne à la taverne avec ses grands airs, son sourire, son mystère, le charme indéfinissable et irrésistible qui émanait de lui. Qu’il ait séduit et marié la plus belle fille du quartier ajoutait bien sûr à son aura.

On disait qu’il parlait sept langues, dont le latin. Qu’il avait fait ses études de médecine auprès d’une vieille Amérindienne d’Oka qui pouvait tout guérir avec des herbes, des feuilles et des racines. Qu’il avait voyagé sur les trains jusqu’à Vancouver et Portland, dans la Main. Quand on l’interrogeait sur ses faits et gestes, il ne démentait jamais rien, il faisait filer les rumeurs, la légende se tisser autour de lui.

La première année de mariage de Marie-Ange et Téo fut une véritable fête. Ils s’étaient installés dans un petit logis juste à côté de chez les beaux parents, face aux grands arbres qui bordaient, de l’autre côté de la rue Parthenais, les jardins potagers de la prison des femmes. Il y avait de jolis rideaux, quelques bibelots, cadeaux de noces, de bons meubles, que Téo avait trouvés chez sa mère, qui avait l’habitude de ramasser des vieilleries, et qu’il avait rafistolés à la perfection.

Ils sortaient beaucoup, pour aller au cinéma ou à la salle de danse. Téo n’aimait pas danser, mais il était de toutes les fêtes. Il adorait chanter, en français, en italien. O sole moi, L’Homme rouge qui passe, Santa Lucia. À la salle Saint-Denis, pendant que Marie-Ange dansait avec Tapette, son frère Julien ou quelque ami d’enfance, il restait à l’écart près de la fontaine où il devisait, debout, les mains dans les poches, avec les voyous du bas de la ville.

La mode, en ses temps encore marqués par la crise économique, n’était pas très portée sur l’élégance et les raffinements vestimentaires. Mais Téo aimait bien paraître. Il avait plusieurs casquettes, deux chapeaux mous trois paires de souliers, toujours bien cirés, des chemises rayées ou à pois…

(Extrait de « Monica la Mitraille », roman de Georges-Hébert Germain).

Voir aussi :

Faubourg de Mélasse dans les années trente du XXe siècle. Photo de l'époque, image libre de droit.
Faubourg à mélasse (Faubourg à m’lasse) dans les années trente du XXe siècle. Photo de l’époque, image libre de droit.

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