La fin du quartier Red-Light de Montréal

Les derniers jours du quartier Red Light de Montréal

Dans une certaine manière, les vœux de l’oncle Alfonso étaient en train de se réaliser, non par le feu du ciel, comme il l’avait souhaité si fort et annoncé si souvent, mais sous l’action des bulldozers qui avaient minutieusement démoli des quartiers entiers de la vieille ville. Dans l’Ouest déjà, boulevard Dorchester, on avait construit l’hôtel Reine-Elizabeth, et, juste à l’est de l’édifice de la Sun Life, on allait édifier une tour immense, un chef-d’œuvre de fer, d’aluminium et de verre, la Place-Ville-Marie, phare et symbole, la marque étonnante et indélébile, au sein de la Grande Noirceur, d’une nouvelle génération de gens d’affaires, d’une bourgeoisie industrielle canadienne-française s’affirmant avec force.

Dans le grand quadrilatère formé par les rues Ontario, Saint-Denis, Dorchester et Jeanne-Mance, presque tous les logement seraient bientôt détruits. On disait que Montréal, métropole incontestée, allait devenir la Manhattan du Nord. Tout le Québec avait alors une furieuse envie de vivre de grands changements. Saut peut-être les petits gens du Red Light et des minables quartiers du Centre, qui savaient bien qu’ils resteraient à jamais des étrangers dans un monde de plus en plus étrange où ils n’auraient rien à dire, où ils seraient parqués sans ménagement.

Le 17 mai 1957, moins de trois mois après le mariage de Michael et de Monica, la Ville de Montréal avait enfin acheté toutes les maisons du secteur résidentiel situé immédiatement à l’est de la Main, jusqu’à la rue Sanguinet, entre les rues Sainte-Catherine et Ontario. On allait enfin réaliser le fameux plan Dozois, dont on parlait depuis si longtemps. Et construire des habitations à loyer modique, des tours. On disait que ce projet allait créer de nombreux emplois et redonnerait au petit monde du Red Light d’autres valeurs, une dignité renouvelée.

Les abords du marché Bonsecours, la rue Saint-Paul, tout le quartier du Bord-de-l’Eau, pratiquement laissé à l’abandon depuis une vingtaine d’années et décrété insalubre avait été inventorié, mesuré. Un formidable désordre y régnait. On disait que la Ville allait acquérir d’immenses terrains et y construire des maisons pour les pauvres. Des maquettes avaient été publiées dans les journaux. Les gens ne reconnaissaient plus leur quartier.

Le petit peuple du Red Light était inquiet. Il avait compris que ses jours étaient comptés et qu’il allait subir, impuissant, écrasé, éclaté, une profonde mutation. Des rumeurs affolantes couraient. On disait même que tout serait démoli au sud de la rue Sherbrooke, depuis l’avenue De Lorimier jusqu’à la rue De Bleury et même plus à l’ouest. Que tout serait rasé, anéanti, « comme à Hiroshima ». Et qu’il y aurait bientôt, à la place de leur monde, une ville neuve, étrangère, avec de gros buildings de fer et de ver, des esplanades. Certains croyaient que les habitants seraient déportés dans des camps en dehors de la ville. Ou, pire encore, éparpillés aux quatre coins du Québec. Et alors, ils se perdraient de vue. Beaucoup de gens n’étaient jamais sortis de ce quartier de toute leur vie. Pas même une fois. L’ailleurs leur apparaissait comme une vie, un au-delà terrifiant, la mort presque assurée.

Peu à peu, dans le tissu urbain, apparurent des trouées, des vides. Des rues entières de maisons furent fermées, débranchées, elles attendaient le coup de grâce, sans électricité, sans eau, leurs fenêtres placardées ou laissées béantes. Des épaves de maisons soigneusement pillées que même les rats et les coquerelles abandonnaient peu à peu, car elles n’avaient plus de chaleur, plus d’âme. Le Bord-de-l’Eau avait changé. Depuis qu’on avait entrepris la construction de la Voie maritime du Saint-Laurent, l’activité avait considérablement diminué. La plupart des petits restaurants et des tavernes autrefois si animés, certains de nuit comme de jour, étaient maintenant fermés. Le Faubourg-à-Mélasse, situé un peu plus à l’est, de part et de l’autre de la rue Frontenac, faisait partie de ce grand ensemble de misère, mais il serait épargné.

Téo, pour sa part, considérait avec tristesse cette vaste entreprise de démolition. À ses yeux, il était illusoire de penser construire en détruisant. Il aimait ces maisons de briques rouges qui formaient le paysage du Red Light, presque toutes pareilles, trois étages, avec les lucarnes là-haut, les hautes fenêtres, les mansardes, les frises, les combles brisés.

La Ville s’était engagée à reloger les gens du quartier dans les habitations qu’elle allait construire sur le site des démolitions. On leur avait montré des maquettes de carton où l’on voyait les tours de dix-neuf étages et les immeubles qu’on érigerait entre les rues Saint-Dominique et Sanguinet. L’artiste avait ajouté ça et là des arbres avec leurs ombres et des figurines minuscules représentant des gens par petits groupes qui discutaient ou jouaient dans des parcs bien aménagés. En réalité, il n’y avait déjà plus un seul arbre dans le quartier. Dès l’acquisition du quartier par la Ville, on avait commencé à les couper, sous prétexte qu’il fallait faciliter le travail de démolition qui devait commencer au cours de l’été suivant.

(Extrait du roman de Georges-Hébert Germain, « Monica la Mitraille », éditions Libre Expression, 2004.)

Pour en apprendre plus :

Coin des rues Sainte-Catherine et Saint-Laurent au début du XXe siècle. Image de l'époque.
Coin des rues Sainte-Catherine et Saint-Laurent au début du XXe siècle. Image de l’époque.

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