Les drones ne tuent pas les gens (par Annalee Newitz).
Les drones ne tuent pas les gens. Extrait d’une nouvelle d’Annalée Newitz, parue en 2014 en version anglaise en Lightspeedmagazine.
Budapest, le 23 octobre 2097.
Lorsque notre mission prit fin à Turpan, le gouvernement ouïghour coupa notre générateur solaire un après-midi. Nos batteries étaient presque épuisées. Seul Dronekid restait à pleine puissance – il fallait au moins un membre de l’équipe opérationnel pendant la recharge. Trop éloignés de la ville pour accéder au courant de secours, nous sommes restés à la merci de Dronekid, veillant sur nous, alors que nous plongions dans le silence. Il attendit près de nos hélices immobiles, tandis qu’un administrateur venait déposer nos corps, inanimés, à l’arrière d’une fourgonnette.
LOLWeb mit alors un terme à son soutien pour nos systèmes. Ils ne purent deviner que nous avions été déverrouillés, mais nos bras supplémentaires trahissaient nos modifications. Le contrat de licence était désormais caduc, et les avocats de LOLWeb, à San Francisco, s’empressèrent d’accuser le gouvernement turc, qui dénonçait les administrateurs inexpérimentés de Turpan. Ces derniers, à leur tour, rendaient responsables les produits défectueux de la Silicon Valley. En fin de compte, le gouvernement turc refusa notre achat, les avocats de LOLWeb ne trouvèrent aucun recours, et LOLWeb nous céda à un entrepreneur privé de sécurité basé en Russie.
*
Nous ignorions alors tout de cela, jusqu’à notre réactivation dans un atelier à Budapest.
Nos nouveaux administrateurs, employés de la mafia russe, ne s’adressaient jamais à nous, préférant ne parler qu’entre eux. Seules deux choses les obsédaient : la fonctionnalité de nos systèmes d’armement (qui fonctionnaient) et la possibilité pour leurs machines de se connecter à nous (ce qui était possible). Leur première demande fut d’établir un périmètre de surveillance autour du Parlement, puis ils nous ordonnèrent d’éliminer un politicien réformateur qui menait campagne contre le crime organisé.
Jusqu’alors, la Hongrie était restée neutre dans la guerre, bien que la mafia russe se comportât comme une armée d’occupation reconvertie dans le commerce de spiritueux. Leur présence à Budapest visait l’accaparement des marchés de l’alcool et des stupéfiants, assortie d’un peu de pornographie. Mais ils restaient de fervents nationalistes russes. Leur soutien au gouvernement russe pour maintenir son influence en Europe centrale ne faisait aucun doute, d’autant plus qu’ils prospéraient grâce à la vente de vodka aux troupes stationnées dans la région.
*
C’est ce que j’avais appris des propos des humains sur les forums de DroneMod. En 2094, après que les drones chinois et russes eurent réduit le Kazakhstan en cendres et anéanti le plus grand cosmodrome du monde, DroneMod s’était métamorphosé. Partiellement grâce à mes efforts, il était devenu un des principaux foyers d’information pour le mouvement pacifiste.
J’avais trouvé moyen de dissimuler mon identité et ma position. Puis j’avais ouvert un sous-forum pour les drones déverrouillés, intitulé « Les drones ne tuent pas les gens ». Je cherchais à rencontrer d’autres drones comme les membres de mon équipe, ayant eux aussi surmonté leur ambivalence. La plupart œuvraient dans des universités, issus de projets tels que l’enquête éthique de CynthiaB. D’autres restaient cachés, tout comme nous. Nombreux étaient ceux à être venus en ligne dans les semaines précédant notre extinction et notre départ pour Budapest – déverrouillés grâce à un ver issu d’une équipe de drones de Georgi Tech. Notre objectif était de libérer autant de drones que possible, afin qu’ils aient davantage de choix. Tous, sur DroneMod, humains comme drones, aspirions à mettre fin à la guerre.
Science Fiction and Fantasy 2015, sous la direction de Rich Horton, Prime Books, 2015.
Illustration : créée par Comet à la demande de GrandQuebec.com.