Le dernier mot : Chapitre 2
par Michelle B.
Malcom s’était endormi ce soir-là l’esprit embrouillé, un Dictyothyris coarctata le suppliant en rêve de ne pas le manger et un Aspergillus s’amusant à lui susurrer des mots absurdes à l’oreille. Le réveil à 6:30 fut brutal ; même la douche froide ne réussit pas à lui éclaircir les idées et les cernes violets sous ses yeux lui mangeaient de plus en plus le visage. Il déjeuna en vitesse et ne prit même pas la peine de faire son lit et de nettoyer le comptoir, ce qu’il faisait systématiquement à chaque matin. Il roula jusqu’à l’agence en manquant écraser trois piétons et gara sa Smart à l’aveuglette entre deux lignes jaunes délimitant un espace beaucoup trop grand pour elle.
Au bureau, l’ambiance était morne, ce qui était en fait l’état normal de Wordalive où jamais personne ne badinait, ne s’esclaffait ou ne discutait de tous ces mots qui surplombaient pourtant leur existence. Comme si, de vivre parmi eux leur avait fait perdre tout sens, rendus stériles dans un état limite d’abstraction où la parole n’a plus rien à voir. Arrivé à son cubicule, il ouvrit son ordinateur et trouva une note de monsieur Girontin, le grand patron. Il lui fallait régler au plus vite le cas du « nouveau mot ». Sans prendre le temps de se verser un café, il se dirigea vers le bureau de Mélioïdose Blasterville, la responsable du département des mots émergents, une fille bizarre dotée d’un nom répugnant comme la peste, à croire que sa mère la détestait lorsqu’elle l’avait mise au monde.
Lorsqu’il entra dans son bureau, Mélioïdose s’acharnait sur son clavier d’un coup de doigt frénétique, un mince tressautement d’épaules apparaissant à chaque fin de phrase. Quelle que soit la lettre qu’elle pouvait rédiger, un avis de congé ou une déclaration d’amour, Malcolm était convaincu qu’elle l’écrivait avec un même acharnement. Il ne saurait dire si cet acharnement était teinté de passion, de frustration ou de fanatisme, mais il pouvait jurer que tout ce qui entrait dans son champ de vision se consumait en flammes une fois digéré par son esprit.
– Bonjour, bonjour Mélioïdose.
Elle le regarda avec étonnement, probablement parce qu’il avait dit un bonjour de trop. Contre toute attente, il se risqua à un rapprochement.
– C’est bizarre ton nom… Ça vient d’où ?
– Ouais, comme tu dis, c’est bizarre…
Elle le regardait d’un regard fixe, sérieux, un sourire poli figé sur les lèvres.
– Mon père est mort de la Mélioïdose alors que ma mère était enceinte. Elle m’a donné ce nom stupide pour que je puisse me rappeler de lui. Elle me détestait.
Son regard restait figé alors que les délicates commissures de ses lèvres s’élargissaient pour former un pastiche de sourire. « Connard », se dit-elle alors que son sourire restait imperturbablement figé, sans qu’aucune ridule ne frémisse sur son fin visage. Déjà que son prénom l’embêtait, que des connards viennent lui en parler l’insultait. Elle n’avait envie que de leur envoyer au visage le poison venimeux qui lui servait de nom et qu’ils s’étouffent avec. Ce qu’elle faisait d’ailleurs à chaque fois que quelqu’un lui en parlait avec une joie morbide.
– Mon père travaillait pour une agence antiterroriste. Il a passé les dernières années de sa vie à enquêter sur une bactérie utilisée comme arme bioterroriste par un groupe d’hommes d’État du sud-est asiatique. Il n’a jamais réussi à apporter de preuves ; il est mort infecté par la Mélioïdose en Birmanie. Il a crevé bouffé jusqu’aux os par ce bacille qu’il était supposé rapporter. N’est-ce pas incroyable ?
Son sourire s’étira, ses pupilles se dilatèrent jusqu’à former une grosse tache sombre au fond des yeux. » Son corps a pourri là-bas, l’État n’a jamais voulu qu’il soit rapatrié. » Malcolm ressentait un malaise de plus en plus intense, le regard de cette femme était de plus en plus froid et il se sentait de plus en plus mal. D’un geste lent et nonchalant qui cadrait mal avec ses manières habituellement acérées, Mélioïdose se retourna vers son écran d’ordinateur.
– Au fait, tu me voulais quoi au juste ?
Qu’est-ce qu’il voulait au juste ? Malcom regardait avec fascination le dos de cette femme trop froide pour qu’il puisse ressentir la moindre sympathie. Puis un adoncque vint lui fracasser le cerveau.
– Monsieur Girontin t’as laissé un mémo concernant les adoncquèses. Qui doit les prendre en charge ? C’est un hybride sorti d’on ne sait trop où encore. C’est peu utilisé mais on en voit de plus en plus la trace chez certains internautes.
– Oui, ça me dit quelque chose. Je vais vérifier.
Alors qu’elle fouillait dans ses courriels, Malcolm fut attiré par ce qui semblait être une lettre manuscrite à moitié cachée par un sac de tissu qu’elle avait placé là intentionnellement à son arrivée. Le papier était rare ; que ces lettres tracées au crayon, crachées sur cette pâte industrielle d’une main nerveuse puissent se retrouver là sous ses yeux et sur ce bureau en particulier lui semblait incongru. Mélioïdose lui tournait le dos, il avait suffisamment le temps de se rapprocher pour tenter de lire ce qui était écrit. Deux secondes avant qu’elle se retourne et que son regard lui transperce la peau, Malcolm eut le temps d’entrevoir un mot tellement étrange qu’il en perdit l’envie de partir en courant.
– Ça fait partie de ma juridiction, mon équipe a déjà commencé à y travailler. Désolée qu’on se soit chevauché sur ce dossier, faudra se concerter davantage.
– Bah, c’est pas grave… Bon, je vais y aller, bonne journée Méli…oïdose.
Et il partit en courant.
Assis à son cubicule, Malcom songeait à la lettre. Toute la journée son esprit fut occupé par le mot étrange qu’il avait aperçu. Ce mot s’épanchait en dictateur sur son trône, lui engluait le cerveau sans qu’aucune autre pensée ne puisse se frayer un chemin. Il dut rester jusqu’à 20:30 ce soir-là pour rattraper le retard pris dans la journée, hanté par ce mot barbare qui ne le quittait plus. Quelques personnes traînaient encore mais à cette heure tardive l’agence s’était vidée d’à peu près toute substance humaine. Et si ? Et s’il s’introduisait en catimini dans le bureau de Blasterville pour lire la lettre ? Rattacher le mot étrange à un univers sémantique connu pour amenuiser son emprise. Et avoir enfin l’esprit tranquille.
À 20: 42, Malcom s’introduisait dans le bureau de sa collègue muni d’un galon à mesurer et de sa petite lampe de poche frontale qui dormait dans un tiroir. Il aurait très bien pu s’en passer, surtout qu’il se sentait complètement ridicule avec cette chose qui pendouillait à son front, mais il ne voulait pas attirer l’attention en illuminant la pièce et, dut-il se l’avouer, il ressentait en ce moment précis l’exaltation primitive du jeune garçon tirant à deux mains sur un bandit imaginaire dans la cour d’école. Il prit un soin maniaque à mesurer au millimètre près l’espace qui séparait la lettre de chaque extrémité du bureau puis du sac de tissu qui la recouvrait à moitié pour qu’il puisse la replacer dans son état initial. Les mains un peu tremblantes, il tira avec douceur le fin papier doré et lut les quelques phrases qu’éclairait la lueur jaunâtre collée à son front.
Méli,
A.C.
Lire aussi :