Les Fissures par Hélène Barkovic
Lynn avait emménagé au 19 de la rue des bleuets une quarantaine d’années auparavant. La rangée de petites maisons de rapport était neuve, la rue aussi, toute cette partie de la ville avait poussé comme un champignon à quelques kilomètres du centre, en plein milieu des champs. Les rues avaient toutes des noms de fleurs sauvages, comme pour s’excuser d’avoir repoussé la nature. Le quartier avait très vite été rattaché à la ville et les fleurs ne se trouvaient plus que chez les fleuristes ou dans les quelques squares de la ville.
Lynn sortait peu. Avec l’âge, les deux étages qui la séparaient de la rue étaient devenus des entraves à sa liberté. Elle se consolait à la fenêtre. Elle regardait jouer les enfants des jeunes voisins comme elle avait regardé les siens. Elle guettait l’arrivée du facteur sur son vélo et saluait les passants qu’elle connaissait. Ses enfants partis, son Tony décédé, elle se contentait de petites occupations quotidiennes. Elle lisait un peu, regardait la télévision, faisait un brin de ménage, de cuisine et prenait le thé avec Anne tous les jours.
Il était quatre heures, l’heure du thé. Anne n’était pas montée. Lynn était à sa fenêtre depuis deux heures. La moindre craquelure du sol lui était devenue familière. Elle regardait cette rue qui avait vieillit comme elle, avec elle. Comme elle avait son bras posé sur le bord de sa fenêtre, son regard se posa sur sa main, labourée par les ans et le travail. Les rides de sa main ressemblaient à celles de la rue. Le sol craquelé avait gardé en mémoire les évènements du quartier dans les fissures du bitume.
Elle s’était liée d’amitié avec Anne dès son arrivée. Anne et Paul habitaient déjà au rez-de-chaussée depuis deux semaines ; Paul leur avait tout de suite prêté main forte pour monter les cartons et Anne avait préparé quelques sandwichs pour le déjeuner. Leur bonne humeur les avait tout de suite rapprochés. Tony trouvait Anne aimable et chaleureuse et il avait trouvé dans Paul un camarade avec lequel partager sa passion pour les longues ballades à ski. Les hivers étaient longs et rudes dans la région ; les deux couples s’entraidaient et passaient beaucoup de temps ensemble. Les gens du quartier leur avait donné le surnom d’«inséparables». Ils se connaissaient depuis quarante-deux ans lorsqu’une avalanche enleva Paul et Tony.
Les deux femmes se retrouvèrent seules. Leurs enfants avaient déjà leur vie propre et bien qu’invitées à venir vivre avec eux, elles décidèrent de n’en rien faire et de rester dans ce quartier qu’elles connaissaient si bien. Elles avaient partagé leurs petits soucis, leurs tristesses et leurs plus grands bonheurs.
L’heure du thé était devenue leur moment d’évasion avec le temps. Elles s’échangeaient des recettes de biscuits – Anne en cherchait toujours de nouvelles pour étonner ses proches, Lynn s’était prise au jeu et participait à ce concours avec plaisir et sérieux. Elles se racontaient les histoires du quartier et là aussi c’était à qui aurait plus de détails ou de secrets à dévoiler. Anne menait et rythmait leurs vies à toutes les deux. Elles prenaient à cœur de se raconter les livres qu’elles lisaient ou les émissions qu’elles suivaient. « On ne doit pas permettre que notre cerveau gèle, l’hiver nous a prit nos maris, il ne nous aura pas ! ». C’était des moments régulateurs, des moments où la vie reprenait un sens.
Anne était ponctuelle. Lynn s’était vite inquiétée de son retard. Ce n’était pas dans ses habitudes, elle était toujours là à 16h précises. Elle téléphona. Pas de réponse. Au bout d’une demi-heure et après quelques coups de fil supplémentaires, elle décida de descendre. Lynn se déplaçait avec difficulté et sa canne ne l’aidait que peu, surtout dans les escaliers. Descendre était une torture pour ses genoux arthrosés. Il lui fallut cinq bonnes minutes pour venir à bout des quarante-deux marches qui séparaient les deux étages. Elle frappa quelques coups à la porte puis entra. Les deux femmes ne fermaient jamais les portes à clé de peur qu’elles soient un obstacle en cas d’urgence.
Elle entendit la radio, un morceau de jazz, elle appela Anne mais son appel resta sans réponse. Lynn pénétra dans la cuisine. Le plateau argenté avec les biscuits arrangés sur une petite assiette, la théière encore chaude, deux tasses, deux petites cuillères se trouvaient sur la table. Une chaise était renversée. Anne gisait par terre ; près de sa tête, le sucre en poudre était renversé et semblait former une auréole blanche autour du sucrier brisé en deux. Anne ne respirait plus. Elle semblait morte par surprise.
Le temps s’arrêta un instant. Lynn se dirigea vers le téléphone, la tête étonnamment froide, appela une ambulance. Elle ne ressentait pas de peine, pas de panique, juste un grand vide. Le tourbillon des hommes et femmes en blouses blanches et en uniformes passa. Anne fut emportée. Lynn se sentait absente, anesthésiée.
Quelques jours plus tard, l’immense voiture noire était passée en silence. Le ronronnement du moteur s’entendait à peine et quelques fantômes noirs suivaient le véhicule en glissant lentement sur le sol. Le lampadaire qui trônait devant l’entrée de l’immeuble paraissait se pencher doucement sur la rue comme pour protéger leur passage. La procession avait laissé une vague trace sur la fine couche de givre qui recouvrait le sol. Elle ne devait pas être bien lourde malgré son allure imposante et la lenteur avec laquelle elle était passée.
Une trace éphémère. Plus de quarante ans de vie dans cette rue et pas de trace de départ. Lynn sentait le poids de sa douleur creuser un peu plus les fissures du sol qui ressemblaient tant à celles de ses mains.
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