Légendes du monde

Le poison magique

Le poison magique

Le poison magique

(légende persane)

…Pays de l’Hindoustan mystérieux, de la Perce raffinée … de la Chine insondable –

Tous ces mots ne sont-ils pas, pour vous, comme les versets d’une litanie enchanteresse, qui vous aspire dans son cercle magique?

Laissez vous entraîner dans ces terres lointaines…

Une ville immaculée se dresse dans la lumière, rampe, crasseuse et repoussante, dans l’ombre. Un seul édifice échappe toutefois à la trompeuse apparence: le palais du Grand Shah dont le inarbre semble transparaître au couchant du soleil d’Omar Kheyyâm.

Le shah, sanglé au ventre dans son costume aux couleurs vives, se promenait, aérant sa robe du mieux qu’il le pouvait. Un instant, il fixa des yeux le minaret d’où s’égrenait le chant du muezzin comme le chapelet d’un catholique; puis se retournant vers son esclave:

— Rafiz! Que fais-tu les bras chargés de fruits?
— J’attends les ordres de mon maître auguste, sage, mille et une fois vertueux.
— Ton maître mille et une fois sage, l’ordonne d’aller déposer dans une large cuve ces innombrables raisins. Je les mangerai quand une auguste envie se fera sentir.

La légende raconte que le vertueux shah eut le goût du raisin quelques temps après. Il appela son onctueux serviteur:

— Rafiz, Rafiz! Vieux métèque, où est mon raisin? Je ne le trouve pas dans l’urne.
— Il est dans la cuve, puissant maître.
— Qu’attends-tu pour me l’apporter, lent esclave?

Le shah ayant exprimé son désir, la cuve fut apportée. Goûtant du bout des lèvres le jus qui y dormait, le Grand Shah s’exclama, en crachant :

— Par le Châh-Nameh (Livre des Rois), cela est aussi amer que le sang d’un chrétien!

L’esclave risqua timidement :

— Maître, ne dit-on pas que les chrétiens ont un poison vermeil et non du sang dans les veines? — En effet, c’est bien du poison qui remplit cette cuve, répondit le shah à Rafiz.

Plusieurs bouteilles furent remplies et pour que les gens du palais eussent un symbole de la vénénifère chrétienté, le shah commanda que les bouteilles fussent étiquetées: « Poison vermeil ».

Quelques mois plus tard la rumeur courait que le roi perse avait jeté les yeux sur une princesse ottomane qui visitait la ville. La favorite du Grand Shah cherchait le moyen d’expédier l’étrangère dans un autre monde que celui de son souverain maître; ne pouvant y parvenir elle opta pour le suicide.

— Plutôt que de perdre mon honneur, je m’enlève la vie, se disait notre héroïne sur un ton cornélien. Joignant le geste à la parole, la favorite saisit une bouteille du « Poison vermeil ». Son penchant pour le sang barbare s’expliquait aisément: elle avait été la maîtresse d’un occidental.

Prise d’un délicieux vertige, et d’hypermnésie à la deuxième lampée, les scènes de sa vie auprès de l’occidental lui revenaient à un rythme accéléré : le premier baiser bousculant la première nuit. Et comme les souvenirs se faisaient de plus en plus scabreux, elle se sentit envahie d’un bonheur céleste puis, d’une gaieté folle; se mettant à danser dans ses voiles en poussant des cris persans, elle fil irruption dans les quartiers du shah :

— Porc! Homme mille fois porc, dont les porcs rougiraient! L’étrangère n’est pas digne d’être ta truie.

Le shah n’eut croyait pas ses oreilles tant les propos de la favorite étaient grossiers; il fit d’ailleurs exécuter sa compagne quelques heures plus tard.

S’apercevant que le « poison » avait baissé et n’ayant pu trouver. Dans le palais aucun cas de mort violente, mais un seul de mort naturelle (pour un oriental) celui de la favorite; il but, par curiosité et non par soif, une coupe du mystérieux breuvage. Se rappelant avec tendresse son ex épouse, il devint souverainement morose (certains humains ont le vin triste: les rois perses n’échappent pas à la pénible règle). Rafiz , sur les entrefaites, arrive, voit l’air abattu du shah et la bouteille, croit son maître mort et en bon esclave, décide de le rejoindre dans la tombe. Le fait d’employer le même moyen de suicide que son roi lui permettra peut-être d’occuper un emploi plus élevé dans le ciel perse, qui sait?

En moins de temps qu’il n’en faut à un Français pour dire: « Boundahichn», l’esclave s’élance dans les couloirs sonores, invitant tout le palais à venir goûter de l’étrange poison. Hommes, femmes et enfants, alertés par les cris de l’esclave, emplirent bientôt les quartiers royaux. On eut dit un coquet-ci-part y sans l’élégant badinage. Le grand prêtre condamna ces instincts gloutons, mais but plus que les autres. U n satrape rappelle de sa province faisait de l’œil à la nouvelle favorite; un garde du roi lui arracha un poil de son auguste barbe; les femmes et les enfants parlaient en buvant, buvaient en parlant. Peu de plaisanteries inconcevables ne furent conçues.

Quand l’esprit du vin se fut un peu dissipé de son cerveau, le grand prêtre inscrivit sur le papyrus d’un fond de bouteille, dernier vestige d’une fête turbulente :

« Poison magique couleur de sang chrétien mais bon à boire » L’occidental a trouvé heureusement un nom plus bref.

Olivier GOUEN, 1947.

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Pêche du poisson magique. Illustration : Megan Jorgensen.

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