Mythes et légendes en rafale
Voici une version curieuse et inattendue du mythe ancien de Prométhée. Comme nous pouvons le voir, elle n’a rien en commun avec les récits classiques. Mais cette histoire, sans aucun doute, vous fera sourire. Bonne lecture !
Breckenridge s’exécuta et relata la façon dont la mort vint aux hommes.
Jadis, les hommes étaient peu nombreux sur Terre et vivaient dans une vallée fertile qui n’avait jamais connu l’hiver et où les jardins fleurissaient toute l’année. Leurs journées, ils les passaient à rire, à s’ébattre dans la rivière ou à paresser au soleil; le soir, ils festoyaient, chantaient et faisaient l’amour.
Cela dura ainsi pendant des lustres. Personne n’était malade, ne souffrait de la faim, ni ne connaissait la mort. Malgré la sérénité de cette existence, un des hommes du village n’était pas heureux. Il s’appelait Faust. C’était un être intelligent mais tourmenté, et ses yeux de braise incendiaient un visage osseux et austère. Faust pensait que la vie ne consistait pas seulement à nager, à faire l’amour ou à cueillir les fruits de la vigne. « Il y a autre chose dans l’existence, ne cessait-il de répéter, quelque chose que nous ignorons, qui pour l’instant nous échappe et dont l’absence nous empêche d’être vraiment heureux. Nous sommes incomplets. »
Les autres l’écoutaient, mais au début ils se sentaient bien embarrassés, car ils ne s’étaient jamais sentis ni malheureux ni incomplets. Toutefois, au bout d’un temps, ils finirent par se convaincre que Faust avait raison. Ils ne s’étaient pas réellement rendu compte du vide de leurs vies ; il leur avait ouvert les yeux. « Comment faire, demandèrent-ils, pour savoir ce qui nous manque ? » Puis un vieux sage suggéra d’aller demander aux dieux, et les hommes envoyèrent Faust en ambassade auprès de Prométhée, qui avait la réputation d’être l’ami des hommes.
*
Longtemps, Faust parcourut plaines et montagnes avant d’atteindre le pic balayé par la tempête où demeurait Prométhée. Il expliqua alors le but de sa visite et demanda : « Ô Prométhée, dis-moi pourquoi nous nous sentons à ce point incomplets ? » « C’est parce que vous ne connaissez pas le feu, répondit le dieu. Sans feu, pas de civilisation; vous n’êtes pas civilisés, et la barbarie est cause de votre malheur. Avec le feu vous pourrez cuire vos aliments et découvrir des saveurs nouvelles. Avec le feu vous apprendrez à travailler les métaux, et vous obtiendrez de véritables armes et des outils. » Faust, après réflexion, lui dit : « Mais qu’est-ce que le feu ? » Où l’obtenir? Comment s’en servir ? » « Je vous le rapporterais », répondit Prométhée.
Prométhée se rendit donc chez Zeus, le plus grand des dieux, et dit : « Ô Zeus, les hommes réclament le feu, accorde-moi la permission de le leur rapporter. » Mais Zeus était dur d’oreille, Prométhée zézayait et, dans la langue divine, « feu » et « mort » se prononçaient de la même manière ; aussi, Zeus se méprit-il. « Voilà in désir bien étrange, mais je suis un dieu magnanime et n’ai rien à refuser à mes créatures. » Zeus créa donc une femme nommée Pandore, il instilla la mort en elle et la confia à Prométhée qui la mena dans la vallée où vivaient les hommes. « Voici Pandore, dit-il, elle vous donnera le feu. »
* Après Prométhée
Sitôt Prométhée parti, Faust fit l’amour avec Pandore. Son corps était brûlant comme la flamme et tandis qu’il la serrait dans ses bras, la mort s’insinua en lui; il frissonna, la fièvre s’empara de lui, et, au comble de l’exaltation, il se mit à crier : « C’est le feu, j’ai dompté le feu ! » Dans l’heure qui suivit, la mort fit des progrès effrayants : il s’émacia, sa peau prit une teinte cireuse et il se mit à trembler comme une feuille dans le vent.
« Allez-y, cria-t-il aux autres, faites l’amour avec elle, elle apporte le feu ! » Il se retira ensuite sur les terres sauvages, au-delà de la vallée, en murmurant : « Loué soit Prométhée pour le présent qu’il nous a fait. » Il s’allongea sous un grand arbre et mourut, et pour la première fois l’humanité connut la mort. L’arbre mourut aussi.
Puis, l’un après l’autre, tous les hommes du village firent l’amour avec Pandore et la mort se glissa en eux. Ensuite, ils firent l’amour avec leurs femmes, de sorte que, bientôt, la mort les consuma tous, hommes et femmes. La mort demeura dans le village e se communiqua à tous les êtres vivants et à leurs descendants. C’est ainsi qu’elle envahit le monde. Un jour, lors d’une tempête, un éclair vint frapper l’arbre au pied duquel était mort Faust et l’enflamma. Un homme dont on a perdu le nom approcha une branche sèche, le recueillit, l’entretint, et les hommes purent cuire leurs aliments, travailler le métal et fabriquer des armes. Et c’est alors que débuta la civilisation.
(Par Robert Silverberg, traduit par Jacques Chambon et Pierre-Paul Durastanti).