NIPISSINGUE, le sorcier indien à tête de pierre. Légende sur les chutes Dorwin
Racontée par Henri Tellier (à l’aube du XXe siècle)
Il y a de cela bien des lunes, vivait dans les terres de chasse des Algonquins, sur les hauteurs que couronne aujourd’hui le village de Rawdon, un vieux sorcier indien, le méchant et tout puissant Nipissingue. Maître en sorcellerie, Nipissingue pouvait rendre des points à tous les sorciers des autres tribus, et le grand conseil des Sachems ne décidait jamais rien sans l’avoir auparavant consulté.
Fort rusé, adroit et mauvais, le sorcier menait à sa guise le clan des Algonquins. Bien des ennemis personnels avaient rejoint leurs ancêtres pour lui avoir déplu. Personne n’avait osé lui résister. Dans la même tribu vivait la douce Hiawhitha. Fille de Sachem, l’incomparable indienne aux yeux sombres était belle comme un jour ensoleillé et droite comme une épinette. Sa jeunesse et sa beauté avait captivé bien des cœurs mais le terrible Nipissingue l’aimait et personne n’osait la lui disputer. Malheureusement pour le sorcier, Hiawhitha n’était plus libre car elle avait donné son cœur à un autre. Elle possédait un maître.
Née sur les bords du fleuve géant au confluent de la Rivière-Qui-Marche, la jeune Algonquine avait vécu chez les blancs et parmi eux avait écouté Robe Noire. Le Père Jogues, plus tard martyrisé, avait parlé à Hiawhitha du vrai Manitou: celui qui aime et qui pardonne, celui qui s’était donné à la mort pour que nous vivions. Captivée par les figures de Jésus et de Marie, Hiawhitha s’était renseignée et bientôt avait cru.
Baptisée, elle était profondément chrétienne. Bien plus, elle avait donné son cœur à ce maître si bon, promettant de le lui garder toujours. La jeune indienne ne pouvait donc, ni ne voulait entrer dans le wigwam du grand sorcier. Mais Nipissingue n’était pas chrétien et se moquait de telles sornettes.
Un soir de conseil, quand le calumet eut trois fois circulé autour de la flamme rouge dansante, Nipissingue se leva, drapé dans la couverture de lin rouge et blanche : « Hugh frères. Le grand Manitou ne veut plus voir son sorcier seul sur la route. Hiawhitha l’accompagnera. J’ai dit. » Trois fois encore le calumet s’aviva aux bouches lippues sous le nez en bec d’aigle et le plus vieux des Sachems articula en grimaçant : « Le grand Manitou est sage, Nipissingue ne marchera plus seul. » Le sorcier était fiancé.
Il ne restait plus qu’à préparer les magnifiques cérémonies et les danses qui consacraient à jamais l’union d’une fille de Sachem avec le tout puissant messager du Manitou. Hiawhitha cependant ne l’entendait pas ce cette oreille. Désemparée, elle se livra à une prière encore plus intense et demanda l’aide de Dieu à qui elle s’était confiée, puis décida d’aviser Nipissingue de son vœu. Le sorcier éclata de rire, puis se moqua d’elle avant de la menacer de mort, si elle ne changeait point sa décision.
Hiawhitha se sentit perdue. Soudain elle eut une idée. Fille de Sachem, elle n’avait point le droit de refuser le mariage mais avait le droit de choisir son époux. Elle n’avait donc qu’à prendre un autre que Nipissingue. Arondack, son ennemi juré, comprendrait sans doute la promesse d’Hiawhitha car il était bon. Ainsi la jeune promise garderait son cœur intact au Grand Maître.
La jeune Algonquine fit connaître sa décision au conseil des Sachems qui s’inclina. Elle se prévalait d’un droit traditionnel qui n’appartenait point aux Sachems de faire disparaître. Nipissingue, informé, fit une colère noire, se rua au feu du conseil, jura de faire sombrer le clan sous ses maléfices si la jeune Indienne ne l’épousait pas… puis se retira vaincu, la haine au cœur et l’injure à la bouche. Hiawhitha cependant, n’épousa point Arondack.
Nipissingue, sorcier retors toujours écouté au conseil des Sachems comme messager du Grand Manitou, lança les Algonquins sur le sentier de la guerre. Si Nipissingue avait compté sur les aléas des combats pour se débarrasser de son ennemi… il avait bien jugé. La guerre fut désastreuse et Arondack revint mourant à son wigwam. Hiawhitha, fiancée par son choix, et d’ailleurs depuis toujours garde-malade de la tribu se tint à son chevet et prépara les infusions de plantes qu’elle cueillait elle-même dans les bois environnants.
Un jour, manquant de plantes et s’éloignant du camp pour en récolter, Hiawhitha se dirigea vers le profond précipice Dorwin au fond duquel coulait alors un mince filet d’eau saumâtre. Quelques racines de salsepareille couraient sur les bords du gouffre. La jeune Algonquine se pencha pour les cueillir. Nipissingue, à l’affût, la vit. Toute la rancune afflua au cœur de l’indien. Sans réfléchir, devant cette proie facile qui s’offrait à lui, il s’emporta et courut sur elle. D’un geste brusque, il la précipita dans l’abîme puis se pencha pour voir son corps frêle se déchiqueter sur les rocs.
Il ricana férocement savourant sa vengeance mais… il ne vit rien. Il ne verra jamais plus rien. À peine le corps de Hiawhitha eut-il touché le mince filet d’eau que le précipice vibra d’un coup de tonnerre et qu’une magnifique chute, multipliant à l’infini le lin blanc de la robe de l’Indienne, jaillit au sommet et se rua dans la gorge étroite où depuis elle ne cesse de bondir et de chanter. Nipissingue, stupéfait, s’immobilisa et fut changé en pierre par le Grand Manitou et condamné à entendre ainsi pendant des siècles le chant de victoire de Hiawhitha.